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Du 12 au 14 Décembre 1790 : les émeutes sanglantes d’Aix et l’émergence des « Antipolitiques »

Pendaison de Pascalis - les Antipolitiques d'Aix

En 1790, Jean-Joseph Pierre Pascalis, un avocat du Barreau d’Aix qui s’était préalablement montré favorable à une réforme du royaume , se révéla très hostile à la dynamique populaire de la Révolution. Le 27 septembre, il prononça, « accompagné de sept ou huit hommes, affirmant faussement qu’il parlait au nom du ci-devant ordre des avocats », à la chambre des vacations du département des Bouches-du-Rhône, un discours contre-révolutionnaire : « Puisse le ciel ôter le moment où nous gratifiant de ce nouveau bienfait, les citoyens détrompés se réuniront à l’envi pour assurer la proscription des abus de l’ancien régime, l’exécution de nos traités avec la France, le rétablissement de la monarchie, et avec le retour de nos magistrats, celui de la tranquillité publique. » Provincialiste, l’avocat ne réclamait rien moins que le rétablissement du « despotisme parlementaire ». Véritable brûlot, il fut perçu, par toutes les parties en présence, comme le signe de ralliement des royalistes qui s’établirent d’ailleurs à Aix, alors chef-lieu du département des Bouches-du-Rhône, en Société de la Paix, de la Religion et du Roi. Les avocats membres de la Société des Amis de la Constitution – les Jacobins aixois – répliquèrent immédiatement en publiant une Protestation des hommes de Loi […] contre le discours anticonstitutionnel du Sieur Pascalis.
Les Antipolitiques, cultivateurs et artisans établis en cercle depuis le 1er novembre 1790, ne cessèrent pas de pétitionner auprès des corps élus de façon à obtenir la prise au corps – c’est-à-dire l’arrestation – de « l’incendiaire Pascalis », dont ils disaient qu’il avait « un amour excessif envers le despotisme ». Ils se heurtèrent à l’esquive et au silence, ce que fit d’ailleurs valoir l’abbé Rive, leur fondateur, dans sa lettre aux commissaires du Roi le 13 janvier 1791. Il écrivait :

« Vous y lirez, Messieurs, les plaintes PIQUANTES que la Municipalité & les autres corps Administratifs, qui veulent se conduire en Aristocrates à notre égard Nous ont occasionnées. Ces plaintes PIQUANTES supposent, des pétitions antérieures beaucoup plus douces & plus respectueuses que nous leur avons faites auparavant, & dont ils n’ont tenu aucun compte . »

De la fin novembre au début décembre 1790, les Antipolitiques exercent une pression sur la municipalité, le district et le département. Ils leur laissaient le choix entre passer en jugement « l’insigne rebelle Pascalis » ou laisser exploser « la sainte-insurrection ». Ils allèrent jusqu’à dénoncer à l’Assemblée Nationale les juges, accusés de protéger l’avocat ; « qu’ils tremblent d’avance sur leur destitution ». En fait, les Antipolitiques ont alors l’intention de générer un exemple, s’appuyant sur le droit du peuple de traduire Pascalis devant l’auguste assemblée pour crime de lèse-nation. Les Antipolitiques, déjà, ont l’intuition que leur acharnement leur apporte la reconnaissance de ce peuple que l’on veut éloigner de la politique,  reconnaissance dont ils ont besoin pour asseoir leur légitimité à mener la Révolution, a minima dans Aix.
Mais le modérantisme de l’assemblée municipale et des administrateurs du district et du département ne fut pas interprété comme un signe de faiblesse par les seuls Antipolitiques. Par ailleurs, les élus de la municipalité écrivirent même « Bientôt, on ne trouva pas croyable que le sieur Pascalis eût prophétisé aussi publiquement la contre-Révolution sans des connaissances certaines sur quelque complot caché, et sans une assurance positive pour sa sûreté personnelle. La tranquillité avec laquelle il continua à demeurer à une campagne à une lieue de la ville, malgré les menaces réitérées du peuple d’aller l’y arrêter, augmenta les soupçons. Plusieurs officiers [du régiment] de Lyonnais qui allaient [l’] y voir journellement étaient depuis longtemps suspects aux patriotes. On se figura que des soldats pouvaient avoir été gagnés ; on crut que c’était sur eux que comptait le sieur Pascalis ; et le régiment de Lyonnais, que notre peuple avait chéri si longtemps, devint pour lui un sujet de méfiance et d’inquiétude. » Le rapport précise de surcroît que l’un des compagnons de l’avocat déclara à un officier municipal, le lendemain du discours : « Vous qualifiez d’imprudence la conduite du sieur Pascalis. Sachez que si on attentait à sa personne, il se répandrait du sang. » Voilà qui était avalisé par « la correspondance sanguinaire qu’on a saisi chez lui, étroit catalogue ou inventaire qui doit être levé par la municipalité » – correspondance que les Antipolitiques jugeaient « heureuse pour la Nation ».

L’inaction des corps élus convainquit les contre-révolutionnaires aixois, en lien avec les émigrés d’Italie, que l’heure était venue d’agir. Leur mobilisation était de plus en plus évidente et l’expression de leur sentiment manifeste ; ainsi, le Chevalier de Guiramand, « […] vieux militaire, un des chefs, l’avait [la cocarde blanche] portée longtemps et nous avait été dénoncé plusieurs fois pour avoir voulu exciter des hommes du peuple à la porter, en leur offrant de l’argent ou en leur disant qu’il leur en ferait donner. Il portait à son chapeau un bouton blanc qu’il a dit lui-même être signe de contre-Révolution et un moyen de se faire reconnaître. » Le rapport de force semblait être nettement en faveur de la contre-révolution, appuyée par le régiment de Lyonnais et confortée par l’absence de réaction forte des autorités, demandées à cor et à cris par le peuple et par les sociétés populaires, les Antipolitiques en tête.

« Le peuple veut faire traduire l’infernal Pascalis ce vendredi ou samedi », disait les clubistes. Soucieux de l’ampleur qu’avait prise la contre-révolution à l’œuvre, ils délibéraient : « Le Président [du département] doit être soigneux de mettre sous scellés « tous les papiers que ce scélérat a dans Aix ». Mais rien de tout cela n’advint. La municipalité, par son immobilisme, ouvrait la voie à la répression sanglante préméditée par la contre-révolution. Le chercheur sera étonné de voir, à la lecture du rapport des officiers municipaux écrit des mois plus tard, que ceux-ci, constatant l’imminence du danger, ne prirent pas pour autant  la moindre mesure de salut public.
Selon le rapport du corps municipal, des réunions nocturnes se tenaient même chez un ami de Pascalis, réunions auxquelles se rendaient les membres du nouveau cercle, contre-révolutionnaire – portée à la connaissance de la municipalité, qui n’agit pas. La contre-révolution avance davantage encore en prenant le parti de ne plus s’assembler dans la confidentialité. Avec assurance, « […] le 11 décembre, à onze heures du matin, cinq personnes se présentèrent à la municipalité, non pour demander une permission, mais pour nous [le corps municipal] annoncer que le nouveau cercle ouvrirait ses séances le lendemain, dimanche, sous le titre de Société des amis de l’ordre et de la paix. » Dès lors, les Antipolitiques, déjà peu enclins au « modérantisme », n’ont pas de mots assez durs pour dénoncer les royalistes : le nom de leur société « évoque le carnage et les ravages publics », amis de la paix ne serait qu’une « simulation d’amitié pour cette sainte vertu nationale », ils alertent sur « la discorde qu’ils vont semer. »

La municipalité demeure indécise et, ne se posant en relais légal, en protecteur de la Constitution, ouvre la voie à l’insurrection.

Selon Michel Vovelle, « […] l’existence du complot contre-révolutionnaire du Midi, ‘’donnant naissance à une propagande orale intense, persuade les patriotes de l’imminence d’un coup de force : les deux clubs rivaux – Amis de la Constitution et Anti-politiques – sentent la nécessité de resserrer leurs liens […]’’ ». Le 12 décembre 1790, les Amis de la Constitution se rendent en corps à l’église des Bernardines pour aller chercher les Antipolitiques qui tiennent séance. Les membres des deux sociétés se déplacent alors dans la ville et prennent la direction du Collège de Bourbon – où se réunissent les Jacobins de la ville. Ils remontent le Cours à carrosses et, arrivés devant le café de Guion  que les Aixois connaissent aujourd’hui sous le nom Les 2G, la situation bascule. Le café de Guion était devenu le repère des aristocrates contre-révolutionnaires. Ce 12 décembre, alors que le régiment du Lyonnais stationnait dans la ville d’Aix, ses officiers, convaincus de royalisme, provoquent les membres des deux sociétés. Mais les Antipolitiques ne se laissent pas intimider et répondent à la provocation. Les Amis de la Constitution ont-ils tenté de faire « tampon » ? Se sont-ils laissés dépasser par les événements ? Ces hommes qui au préalable répugnent à la violence ont-ils vraiment compris ce qui se jouait ?

Toujours est-il que les Antipolitiques n’ont pas l’intention d’entamer une négociation : le ton monte, les officiers du Lyonnais ouvrent le feu. On compte alors des blessés dans la population ; les grenadiers du Lyonnais s’interposent et désarment leurs officiers, ils viennent de basculer du côté des patriotes. Le café de Guion est investi par la population, qui le saccage.

Même la municipalité reconnaît dans son rapport que « Cette scène valut le salut de notre ville ». Pour autant, ce qui vient de se passer sur le Cours n’est que le début d’une insurrection qui allait durer trois jours. La responsabilité incombe encore essentiellement au corps municipal : le Vice-Maire promet justice, encore. « Il dit qu’on ne doit l’obtenir que suivant les lois. » Mais alors qu’on vient annoncer que le régiment de Lyonnais se prépare à attaquer la ville et que le peuple « […] demande à grands cris de faire battre la générale », la réponse de la municipalité est sidérante : « Nous nous y opposons. » La voilà prisonnière de ses rêves chimériques, l’esprit embrumé par le souvenir du conflit différé en mai 1790 entre patriotes et royalistes, mais à cette époque, le feu n’avait pas retenti, le premier sang, celui des patriotes, n’avait pas été versé. La colère des citoyens assemblés à la Maison commune l’Hôtel de Ville conduit les trois corps administratifs à s’y réunir. Bref éclair de lucidité : ils s’accordent sur la nécessité de renvoyer enfin le régiment de Lyonnais. Mais voilà que l’on décide de faire venir quatre cents hommes du régiment d’Ernest. Entre-temps, le 13 au matin, pour protéger Pascalis et l’un de ses complices, La Roquette, semble-t-il présent dans le café de Guion au moment des tirs, la municipalité les fait incarcérer – dans les casernes, hors les murs.
La population d’Aix se souvient : les Antipolitiques avaient prévenu. Tels Cassandre, ils ne furent pas écoutés, et désormais le déroulement des événements excitait la peur d’être submergés par les troupes contre-révolutionnaires autant qu’il attisait le désir d’une prompte justice. Les Antipolitiques, à la tête de l’insurrection, veulent Pascalis. « Ils veulent briser les portes des prisons. » En séance, « plusieurs se disputaient l’honneur de cette prise. » On affirme que le crime de lèse-nation est impardonnable, que le salut de la Patrie exigeait d’agir. Il est de surcroît probable que les Antipolitiques n’aient pas voulu se faire « dépasser » par les deux mille Marseillais présents à Aix. La foule s’assemble, s’arme, fulmine de voir que l’on protège un homme qui la veille était prêt à égorger la population. Le rapport du corps municipal précise que quelqu’un s’écria qu’il ne fallut que quarante-huit heures pour condamner et pendre un homme qui avait été à l’origine des émeutes de la faim en mars 1789. Nous sommes le 14 décembre 1790. Pendant que l’on entraînait Pascalis et La Roquette sur le Cours pour les y pendre, on allait chercher le Chevalier de Guiramand, accusé d’avoir tiré le premier coup de feu le 12. Désormais réfugié dans une maison de campagne, il est lui aussi ramené sur le cours, pendu « […] au même arbre où l’on avait pendu l’homme condamné à la suite des troubles du mois de mars 1789 » précise le rapport. Ceci nous rappelle que ce type d’exécutions avait une forte portée politique ; elles s’inscrivaient dans la reproduction des peines infamantes de l’Ancien-Régime, retournées contre ceux qui jadis en étaient les dépositaires. Si le jugement est prompt, l’exécution sommaire, ils ne sauraient donc être réduits à une « sauvagerie » incontrôlée de la foule. Bien au contraire, tout est scrupuleusement pensé, jusqu’au parcours du condamné, de la prison au lieu d’exécution de l’émeutier de l’année précédente.

Ces émeutes sanglantes d’Aix nous enseignent des éléments précieux relativement aux différents protagonistes. Tout d’abord, l’incapacité des trois corps constitués, la municipalité en tête, à agir promptement face aux menaces avérées de la contre-révolution. Légalistes et modérées, les institutions élues se bercent dans l’illusion qu’un équilibre improbable des forces peut être réalisé et, face à la terrible réalité, ont tendance à trancher dans un sens conservateur. Municipalité et district d’Aix, département des Bouches-du-Rhône, sont l’archétype de cette bourgeoisie constituante effrayée par les foules, soucieuses de préserver son intérêt et hostile à toute orientation démocratique et sociale de la Révolution, qu’elle veut achever rapidement.

Ensuite, que la frange populaire d’Aix a compris qu’elle n’avait rien à espérer de cette élite bourgeoise. Livrée à son sort, ayant le choix entre « l’aristocratie des nobles » et « l’aristocratie des riches », il ne lui reste que l’insurrection et la violence pour faire valoir ses intentions et assurer son droit à l’existence. Le choix du lieu de lynchage est un message explicite. Elle comprend aussi que dans cette lutte acharnée, une société patriotique, les Antipolitiques, peut organiser ses forces, cristalliser sa colère et être son porte-voix face à la contre-révolution d’une part, et à « l’élite conservatrice » de l’autre.
Les Antipolitiques enfin, s’imposent durablement comme la société de défense et de protection du peuple. Parce qu’à aucun moment ils n’ont transigé sur le fond, vacillé quant aux principes, même en s’alliant avec les Amis de la Constitution, ils incarnent le rempart contre le despotisme. Ayant prévenu à maintes reprises les corps institués, ils démontrent qu’ils ne sont pas ces brutes assoiffés de sang que l’on veut bien dépeindre, mais qu’ils sont en capacité de souffler sur les braises lorsque les nécessités l’imposent. Ils savent qu’ils peuvent devenir ainsi une tête de pont pour les Jacobins marseillais dans cette ville aristocratique, mais ils ambitionnent plus. Ces journées insurrectionnelles leur permettent de naître politiquement, c’est-à-dire en-dehors des murs du couvent des Bernardines, d’aller à la rencontre du peuple dont ils sont, pour partie, eux-mêmes issus. En étant ainsi identifiés et en s’imposant comme la société de surveillance et de contrôle des administrations, garante des acquis de la Révolution, partant à la conquête de nouveaux droits, ils sont à même de grandir. Cette naissance brutale leur a apporté une notoriété inattendue, asseyant leur crédibilité et leur authenticité auprès des patriotes : ils reçoivent, dans la foulée des évènements, la visite de tout l’État-Major de la Garde Nationale et déjà, le Colonel Perrin remerciait « la Société pour son zèle infatigable et son patriotisme dans ses fâcheuses circonstances. » Les premières affiliations de sociétés à leur club sont réclamées le 21 décembre, moins de deux semaines après les journées insurrectionnelles. Alors ils cultivent cette popularité, la nourrissent, s’impliquant parfois là où préalablement, on ne les aurait pas attendus. En janvier et mars 1791 par exemple, ils pétitionnaient pour que l’on écrivît à l’Assemblée Nationale concernant l’exécution du projet de canal de Fabre, ingénieur hydraulique. Comme à l’accoutumée, le ton était menaçant, exigeant qu’on leur remette copie de la lettre et de la réponse de l’Assemblée Nationale. Une construction d’intérêt public… les travaux publics.

Le projet de canal de Fabre leur permettait de réclamer que l’on exclût des personnes liées aux anciennes administrations des actions de charité et des travaux publics. Ils ne combattaient pas les seuls contre-révolutionnaires, les Pascalis et les Guiramand, ils affrontaient l’accaparement des mandats par quelques-uns, veillaient à ce que l’on ne fît pas des responsabilités publiques une source d’enrichissement personnel.

Le 5 avril 1791, ils délibéraient comme suit : « La Société considérant en outre que d’après les décrets de l’Assemblée Nationale un seul homme ne pouvait pas posséder plusieurs charges de l’État, et voyant à regret que le Sieur Lance homme a souhaité en posséder trois, [à] savoir le marché, l’inspection des pavés et des fanaux qui pourraient servir à nourrir trois familles, a délibéré que pétition serait faite à la municipalité afin que le Dit Sieur Lance soit destitué au moins de deux de ces places et principalement de celle du marché . »

Les Antipolitiques, par leur probité, l’intransigeance de leur conviction et la radicalité dans leur combat, étaient à Aix, depuis ce 12 décembre 1790, le seul organe institué pour le peuple.

 

Article rédigé à partir de Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia, Les Antipolitiques d’Aix, première période, 1er novembre 1790-10 août 1792, Mémoire de recherche de Master I, dir. Marc Belissa, Université Paris Nanterre, 2019, 179 p.