Communication pour la journée d’étude IRHiS Lille-GRHiS Rouen du 10 février 2023,

Être ou ne pas être républicain, une notion à l’épreuve des itinéraires individuels et collectifs.

 

            Les Antipolitiques d’Aix, dont le nom ne peut laisser indifférent, étaient un club de cultivateurs et d’artisans, fondé par un abbé anticlérical, Jean-Joseph Rives, que Michel Vovelle avait désigné comme « un Marat aixois[1] ». Dès leur installation dans le chef-lieu du jeune département des Bouches-du-Rhône, les Antipolitiques se révélèrent être de fervents partisans de la révolution démocratique et sociale, donc bien avant l’avènement de la République. Leur ligne politique pourrait être illustrée par une déclaration de l’Abbé Rive adressée au Commissaires du Roi en janvier 1791 :

« Sommes-nous libres en France, ou la liberté dont on nous y flatte, n’est-elle qu’un leurre ? […]. Si nous y sommes véritablement libres, nous y sommes égaux, parce que nous y sommes tous hommes, & qu’il n’y a point d’homme qui y soit plus homme qu’un autre. Il ne nous y faut donc que de vrais démagogues, & de justes démophiles[2]. »

Au-delà des termes démagogues et démophiles qui portent intrinsèquement, dans la pensée de l’auteur, une dimension méliorative, il faut noter que l’idée maîtresse, celle de la liberté envisagée comme un lien social, condition même de l’égalité, fut résolument la rose des vents des Antipolitiques d’Aix tout au long de leur vie chahutée, de 1790 au 15 mars 1795[3]. Il faudrait également ajouter une certaine ouverture de la société aux femmes.

            Point de républicanisme précoce aux Antipolitiques cependant, a contrario des Cordeliers à Paris, comme l’a si bien démontré Albert Mathiez[4]. Pas de revendication de la République, même après le coup de semonce des Antipolitiques envoyé par les clubistes à Louis XVI en personne[5] le 1er janvier 1792, pour manifester leur soutien à l’adresse des patriotes de Caen à l’Assemblée législative[6]. Les Aixois avertissaient sans laisser planer la moindre ambiguïté :

« Règne, mais règne par la Loi & par ton attachement pour celles qui seront décrétées ; c’est le seul moyen de te concilier pour jamais l’amour des Français[7]. »

Nonobstant, à l’été 1792, devant l’inéluctable chute de la monarchie, les Antipolitiques d’Aix se positionnèrent avec force : ils envoyèrent deux d’entre eux, Ayme et Pascal, rejoindre le bataillon des Marseillais[8] qui joua le rôle que l’on sait aux Tuileries. Dès lors, les Antipolitiques d’Aix devenaient les artilleurs d’un républicanisme radical ; la notion mérite bien sûr d’être définie, mais les clubistes eux-mêmes apportent des précisions par leur délibération du 26 juillet 1792, lorsqu’ils appelaient à « […] écrire une circulaire à [leurs] Sociétés affiliées de [leurs] département pour les inviter à […] venir se réunir avec les antipolitiques d’Aix à l’effet de former un Bataillon d’antipolitiques, c’est-à-dire un Bataillon inaccessible aux modérés[9]. »

            Je vous propose donc d’envisager l’adhésion républicaine des Antipolitiques, citoyens pour l’essentiel de condition modeste, et leur activisme en la matière, en analysant les procédés d’acculturation politique et l’appropriation de figures antiques, mais également des fêtes civiques structurées en véritables démonstrations de force, ou encore en prenant la mesure de l’élaboration d’un champ lexical qui ne laisse planer aucune ambiguïté, voire qui participe à l’ouverture d’une voie martiale au républicanisme français.

Les manifestations républicaines par le verbe

            Les secrétaires du clubs, qui sont parfois plusieurs à se succéder au sein d’une même séance, manifestent ostensiblement dans les procès-verbaux de délibérations le républicanisme de la société populaire. Tout d’abord, on rapporte les acclamations rituelles qui ouvrent les séances, et l’une d’entre elle est récurrente : « Vive la République[10] ». Une République que l’on va s’attacher très vite à qualifier, en écho aux décrets de la Convention Nationale de septembre 1792 : « Vive la République une et indivisible », « Vive la République française une et indivisible[11] ».  Par ailleurs, qualifier la République consiste également, pour les sociétaires, à en définir l’essence et la finalité : la démocratie ! Effectivement, s’il peut paraître évident pour un citoyen du XXIème siècle d’associer, de lier en France République et démocratie, quoique, ce lien n’était pas assuré au XVIIIème siècle. Souvenons-nous que Montesquieu avait indiqué que la République pouvait adopter les formes d’une démocratie ou d’une aristocratie[12]. Les Antipolitiques d’Aix n’avaient probablement pas lu Montesquieu, notamment les plus modestes, analphabètes, mais avaient certainement connaissance des saillies de Camille Desmoulins – ils étaient liés au conventionnel Moïse Bayle, qu’ils reconnaissaient pour l’un de leurs membres[13], et qui d’ailleurs leur faisait adresser le Bulletin de la Convention[14]. Desmoulins, en écho à Montesquieu, pour explicitaient de façon lapidaire les conceptions républicaines qui opposaient Girondins et Montagnards, désignaient les premiers comme « républicains aristocrates » quand les seconds étaient « républicains démocrates[15] ».

Ainsi, pour les Antipolitiques, la République est la démocratie : « Vive la République […] démocratique[16] » écrit-on régulièrement. Si la Révolution avait été perçue par les Antipolitiques comme la restauration de la liberté antique perdue – on affirmait d’ailleurs, à l’établissement du cercle, « L’homme ne vit véritablement qu’en homme libre, et ne goûte aucun plaisir vrai sur la Terre, si la liberté [ne le lui ai pas échu au] lui départ[17] ? » – la République était de facto l’annonce du règne de l’égalité.

Ainsi, alors que l’on écrivait, dans les premiers temps du nouveau régime, « L’an 4ème de la liberté », on ne manquait pas d’ajouter « & le 1er de l’égalité[18] » – à noter qu’il ne s’agit pas là à proprement parler d’une originalité antipolitique[19]. Actons qu’il ne s’agissait pas d’une simple déclaration d’intention ni d’un pur effet de style, comme l’attestent les nombreux combats de la société populaire en faveur des pauvres. L’une des grandes forces du club fut même de se saisir de la « question sociale » – l’expression peut paraître anachronique, je vous prie de m’en excuser – pour la porter fondamentalement dans le champ de l’action politique – et jamais décorrelée des principes de liberté ou de « laïcisation ». A ce titre, le combat pour l’application du Maximum est éloquent, nombre de séances étant l’occasion de chercher les moyens les plus efficaces d’exercer des pressions fortes sur les corps constitués locaux[20]. On dénonce les accapareurs, on veut les contraindre à respecter les prix du Maximum[21]. Néanmoins, notons que la municipalité d’Aix ne s’était pas laissée désarçonner face à cette attaque en règle du club dont elle était d’ailleurs issue, et renvoya même les Antipolitiques à leur responsabilité, rétorquant que certains membres, eux-mêmes commerçants, ne se pliaient pas à la loi[22]. Le scandale était trop grand, le délit trop grave ; tels Brutus exigeant, au nom de la vertu publique, l’exécution de deux de ses fils qui avaient violé les lois de la République romaine, les Antipolitiques frappèrent, mais ici sans faire couler le sang. Ils prirent la décision d’exclure de leur sein les spéculateurs[23].

            Le combat pour le Maximum, pour partie réalisation de cette République démocratique exigée, était d’ailleurs bientôt associé aux acclamations d’ouverture de séance, puisque l’on se mit à crier « Vive le Maximum[24] », parfois souligné, et face aux difficultés précitées, on se sentit obligé d’ajouter « et son entière exécution[25] ». A l’occasion d’une séance, un membre contesta même la rédaction du procès-verbal car on avait omis la mention « Vive le Maximum et son entière exécution[26] ». Remarquons que cette dynamique perdura même après Thermidor – du moins pour un temps –, accueilli plutôt favorablement par ces clubistes montagnards – les Antipolitiques, fers de lance de la déchristianisation en Provence, furent , pour l’essentiel, sur une ligne clairement hébertiste ; une analogie de plus aux Cordeliers.

            Oui, c’est bel et bien la République de la Montagne que les Antipolitiques s’évertuèrent à revendiquer – voire à anticiper. Ils le signifient explicitement avec leur registre de délibérations ouvert à la veille de l’insurrection fédéraliste, en avril 1793[27] : on peut y lire « L’an 2 de La République française une et indivisible et La Montagne ». Les pages sont parsemées de Vive la Montagne[28], que l’on crie en début de séance, lorsque là aussi, on ne s’offusque pas de l’avoir omis sur le procès-verbal[29].

Après le 9 Thermidor, que l’on n’envisage pas comme la mort de la Montagne, bien au contraire, on continue à scander cette acclamation. Ces corrections d’omission témoignent que derrière le conformisme politique ou la recherche de consensus identifiés par Haim Burstin[30], il n’y a pas un effacement de l’individu, c’est-à-dire ici du citoyen, pleinement en capacité de contester ce que le bureau exécutif soumettait à son aval. La société populaire devenait, d’une certaine manière, une micro-république dans la République, où l’on faisait l’apprentissage du débat politique, au préalable en s’appropriant les symboles et en soulignant, parfois au sens propre, leur importance.

Déjà, une démonstration, certes sur un registre purement formel, de l’agentivité du mouvement populaire, à partir d’un exemple local. Cette acculturation politique qui allait jusqu’à l’appropriation d’une maîtrise des symboles très forte passait également et bien évidement par la prestation du serment que tout nouveau membre devait prêter[31], serment que l’on avait pris soin de modifier, d’abord au lendemain du 10 août[32], puis après l’installation de la République, quand l’on jurait « d’être fidéle à la nation […] & de vivre & mourir en véritable républicain[33]. » Par ailleurs, les femmes Antipolitiques, disons celles qui fréquentaient le club, lequel avait par-là même un statut hybride, devait prêter serment dès avant la République : « Je jure d’être fidèle à la nation, à la loi et au roi, de maintenir de tout mon pouvoir la constitution du royaume décrétée par l’assemblée nationale et sanctionnée par le roi, d’élever mon enfant dans les principes de cette Sainte constitution et de les encourager dans leur jeune âge, à vivre libre ou de [à] mourir[34]. »

Je dois ici préciser l’importance de l’étude des sources, en l’occurrence les procès-verbaux de délibérations de la société, et le corpus des Antipolitiques est extrêmement dense.

La prestation de serment amène la dimension sacrée du combat révolutionnaire et, par extension, de la République française, que les Antipolitiques d’Aix inscrivaient tout à la fois dans l’héritage de la Rome antique et de la philosophie des Lumières.

Les manifestations publiques, empreintes de références antiques, et la conquête

 

            Dans un article pour les Annales historiques de la Révolution française, Suzanne Levain relevait que Camille Desmoulins, républicain de la première heure et assurément démocrate, parsemait ses écrits de références antiques explicites et interrogeait : « Desmoulins se rendait-il compte qu’en citant l’Antiquité, il excluait potentiellement tous les lecteurs qui n’avaient pas reçu une éducation aussi soignée que la sienne[35] ? » Toutefois, elle amenait immédiatement une nuance de taille : « On ne peut […] nier l’existence d’une culture de l’Antiquité au-delà du cursus des études : sujet très présent au théâtre, l’histoire et la mythologie antique étaient florissantes surtout en cette fin du XVIIIème siècle dans l’art[36]. » On ne s’étonnera donc pas que les Antipolitiques d’Aix, dont le cœur des membres et ses pourtours immédiats étaient des gens de peu d’instruction – voire sans –, aient pu considérablement imprégner leur républicanisme d’une romanité classique, et ce d’autant plus qu’ils étaient soutenus par une société d’artistes, les Amis patriotes, qui consacraient des représentations destinées au soulagement des indigents[37].

Du reste, quoi de plus naturel dans une cité, Aix, qui est la première ville romaine de France[38] ? Ainsi, les Antipolitiques allaient procéder à une appropriation de la Rome républicaine qui pousserait jusqu’à l’assimilation de figures antiques à des personnalités de la société. C’est à la toute fin de l’année 1792 que la société populaire allait explicitement réaliser ce mariage civique.

Effectivement, tandis que les Jacobins marseillais ambitionnaient d’être « la Montagne de la République[39] », les sociétaires aixois ne revendiquaient rien moins que la filiation avec la République romaine ; ils étaient héritiers de Brutus, son fondateur, celui-là même qui chassa le dernier roi de Rome, Tarquin le Superbe. Dans le contexte de décembre 1792 et les délibérations relativement au futur procès du roi, la portée politique du geste est considérable. On rapportait donc ainsi le déroulement de la séance extraordinaire du 27 décembre 1792 :

« La société assemblée extraordinairement pour aller chercher en cérémonie le buste de l’illustre républicain Brutus, le citoyen président a ouvert la marche avec le citoyen président des comités. […] On a été à la Commune prendre le corps administratif et de là [les clubistes] se sont portés à la maison du citoyen maire prendre le buste du républicain Brutus[40]. »

Au-delà des marqueurs proprement révolutionnaires, nous serons attentifs au fait que la société populaire est identifiée comme un acteur politique de premier plan. Acceptée ou non comme tel, elle réussit néanmoins à prendre les officiers municipaux et le rituel élaboré amène le cortège jusque chez le maire. La pression sur la commune devait être très forte, et ce jour-là en présence de députés Marseillais – les Antipolitiques pouvaient s’appuyer sur eux en même temps qu’ils leur démontraient leur assise sur la ville. De surcroît, les Antipolitiques ne demandent pas le buste de Brutus, ils ne prient pas la Commune de le leur remettre, ils vont le chercher en corps ! Le défilé n’est pas ici qu’un cérémonial patriotique et républicain, il s’agit d’une véritable démonstration de force. Quant à la filiation entre, sinon Rome républicaine et la société populaire, mais entre la première et la ville d’Aix, elle allait être poussée à un degré paroxystique, puisque l’on délibéra que l’on ferait faire « le buste du digne citoyen maire et du digne citoyen Ferréol, commandant d’un bataillon national », de part et d’autre du buste de Brutus[41]. De surcroît, un membre de la société offrit « un distique pour être mis au bas du buste de Brutus, connu en ces termes :

« Rome a gardé mon Corps, Aix aura mon génie. »

On pouvait difficilement faire plus clair. Brutus, lègue fondateur de la République ; le maire, garant de la Révolution de l’Égalité ; le commandant de la Gardes Nationale, son bras armé. Et à travers ce triomphe républicain, les Antipolitiques disaient implicitement qu’ils étaient les défenseurs de la patrie en cette ville d’Aix, protégeant les « Sans-culottes » et veillant à l’exercice vertueux du pouvoir par les mandatés, escortés au lieu de leur administration. Ce récit antico-moderne gravé dans le marbre fut parachevé au printemps 1793, lorsqu’un membre proposa de porter dans la société le buste de l’abbé Rive, « père-fondateur » du club, afin de le placer à côté du buste de Brutus[42]. » La société était alors déjà aux prises avec les sections de la ville.

 

            L’assimilation à Brutus ne se ferait pas uniquement par le prisme d’un buste dans la salle, mais également par l’adoption de son nom comme pseudonyme. Ainsi, le citoyen Raynaud, Antipolitique canal historique, adjoint-il à son nom, en 1793, celui de l’illustre personnage[43], quand il ne se fait pas simplement appelé « Brutus[44] ». Par ailleurs, nous relèverons, sur le même registre, un emprunt aux philosophes du siècle ; ainsi, un Antipolitique se fait appeler Voltaire[45] – orthographié « Volthere », ou « Voltere[46] ». Cependant, la démarche finit par choquer quand elle devient illégale, un membre évoquant le 14 fructidor an II (31 août 1794) l’« infraction qui vient de se commettre à un décret de la Convention Nationale. Il a entendu nommer le Citoyen Reynaud Brutus, tandis que par ce même décret, il est défendu aux citoyens de se décorer des noms des grands hommes[47]. » On interdit donc de porter à l’avenir le nom des « hommes illustres que leur Patrie s’est honorée de posséder[48] », mais la délibération ne fut pas tenue puisque le 22 vendémiaire an III (13 octobre 1794), on nommait commissaire pour la rédaction d’une pétition le citoyen… Volthère[49] !

              Les porteurs originels de ces illustres noms n’en furent pas pour autant laissés pour compte, bien au contraire. Effectivement, le 3 vendémiaire an III (24 septembre 1794), un membre offrit à la société les bustes de Voltaire et Rousseau, dont on affirmait que « par leurs lumières & par leurs sublimes écrits », ils n’avait rien moins fait que de préparer « notre heureuse Révolution[50] », du sein de laquelle était née la République.

Oui, aux Antipolitiques, on revendiquait la République française comme fille des Lumières, et la fille avait permis le triomphe de la Raison sur les cultes, sur tous les cultes. En effet, lors de la séance du 11 germinal an II (31 mars 1794), « Un membre, au nom du comité, annonce à la société que les prêtres qui étaient encore dans cette Commune ont abdiqué leurs fonctions et que la raison et la philosophie ont renversé tous les cultes[51] » ;

effectivement, il ne s’agissait pas d’envisager le seul catholicisme comme obstacle à la raison et aux progrès de la Révolution portés par une République que les clubistes voulaient complètement laïcisée, puisqu’ils se félicitaient également que « les citoyens attachés au culte israélite » avaient fait d’eux-mêmes l’abandon, nous supposons des fonctions de rabbins. Pour célébrer ce triomphe de la raison sur les cultes, la société délibérait « de faire une adresse à la Convention Nationale pour l’instruire qu’il n’exist[ait] plus parmi [les Antipolitiques] de prêtres […][52] ». Ces clubistes d’extrême-gauche, qui combattaient depuis leur établissement pour une révolution radicale, entendre démocratique et sociale, rappelaient qu’être républicain passait par renverser les croyances et les superstitions. D’ailleurs, dans le même temps de cette délibération, les Antipolitiques lisaient un « nouveau catéchisme républicain[53] ». Protagonistes de premier plan de la déchristianisation, ils décrétaient « que dans chaque séance on en lira une partie pour l’instruction publique et qu’en outre [on] en demandera la lecture chaque decadi dans le temple de la raison[54] » – à savoir la cathédrale d’Aix. Dans ce contexte, on ne s’étonnera pas de l’adhésion, sans la moindre difficulté, au calendrier républicain. D’ailleurs, c’est de façon lapidaire et péjorative que l’on évoquerait le grégorien en réclamant l’application de la loi du 17 septembre 1793, datation qualifiée de « vieux style[55] ».

        L’ensemble de ces choix tranchés doit nous permettre de réaliser que les Antipolitiques n’envisageaient pas comme recevable un « républicanisme de demi-mesure » ou une « révolution sans révolution[56] ». Toute volonté de nuancer le républicanisme, entendons de relativiser ses principes, l’application des mesures démocratiques, sociales, anti-religieuses ou d’exception en période de crise, en somme, toute forme de modérantisme, étaient immédiatement perçues comme suspectes. D’ailleurs, le modérantisme était explicitement associé à la Contre-Révolution. A titre d’exemple, un extrait de la séance du 2 vendémiaire an III (23 septembre 1794), lorsque les clubistes refusent de répondre à la sollicitation de détenus à Orange – dans le Vaucluse.

« Après avoir lu une page de cette lettre dont les principes de modérantisme sont tous opposés aux principes purs & Révolutionnaires que notre société professe constamment & ne cessera jamais de professer », le club « délibère d’avoir en exécration de tels principes qui paraissent [contraires ?] au Gouvernement Révolutionnaire & a manifesté son mépris pour les signataires de cette lettre, dont la lecture a été discontinuée du moment que la société s’est aperçue du style, sinon contre-révolutionnaire, du moins modéré que cette lettre présente[57]. »

            Les protagonistes populaires de la Révolution française à Aix furent donc, sinon le, du moins un fer de lance du républicanisme en Provence, un républicanisme sans concession – dimension démocratique, « laïcisation », visée économique et sociale, indivisibilité de la République – d’où la qualification de « radical » signalée en début de communication. Les Antipolitiques, en tant que club à la sociologie plutôt populaire, offre une originalité d’approche par rapport à notre thématique de recherche. Je me permets d’insister sur la richesse du matériau, PV, adresses et la correspondance considérable du club.

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia, Doctorant Université Lille III, IRHiS.

 

[1] Histoire d’Aix-en-Provence, coll., Aix, Edisud, 1977, P. 234, « Entre Révolution et Contre-Révolution », p. 234.

[2] Bibliothèque numérique Gallica, Bibliothèque Nationale de France, 8 – LN27 – 34846 (6) : Lettres des vénérables frères antipolitiques et de l’abbé Rive, présentée à MM. Les commissaires du Roi, dans le département des Bouches-du-Rhône, le 13 janvier 1791 avec une autre lettre du même abbé Rive, aux mêmes  commissaires, p. 16.

[3] ADBR, L 2032 : Procès-verbal de délibérations du 25 ventôse an III (15 mars 1795), p. 139.

[4] Albert Mathiez, Le Club des Cordeliers pendant la crise de Varennes et le massacre du Champs-de-Mars, Nouveaux documents inédits, publiés avec des éclaircissements et des notes, Librairie ancienne Honoré Champion, Editeur, 1913.

[5] Aff. 1792, 2 : Adresse des citoyens actifs, connus dans la ville d’Aix, sous le nom des frères anti-politiques, portant adhésion solennelle de leurs frères de Caen, à l’Assemblée nationale [suivie de] Adhésion des Amis de la Constitution de cette ville ; adresse au Roi des Français, 1er janvier 1792.

[6] Les archives de la Révolution française ; 6.2.2699 : Adresse des citoyens de la ville de Caen, département du Calvados, à l’Assemblée nationale ; Au roi : adresse des citoyens de la ville de Caen, département du Calvados ([Reprod.]), 28 décembre 1791.

[7] Les archives de la Révolution française ; 6.2.2699, […], op. cit., PP. 2-3.

[8] ADBR, L 2027 : Procès-verbal de délibérations du 4 juillet 1792.

[9] ADBR, L 2027 : Procès-verbal  de délibérations du 26 juillet 1792, p. 29.

[10] ADBR L 2029 : Registre de procès-verbaux de délibérations, page de garde.

[11] ADBR L 2028 : Procès-verbal de délibérations du 6 frimaire an II (26 novembre 1793), p. 163.

[12] Charles de Secondat de Montesquieu, De l’esprit des lois, 1758, Le CDI École alsacienne, Edition électronique, Édition établie par Laurent Versini, Paris, Éditions Gallimard, 1995.

[13] Sur l’adhésion du 1er janvier 1792 à l’adresse de Caen, son nom est inscrit en deuxième, après celui du Président Ferrand, alors qu’il n’est pas même secrétaire, Fond patrimonial de la bibliothèque municipale Méjanes d’Aix en Provence, Aff. 1792, 2 : Adresse des citoyens actifs, connus dans la ville d’Aix, sous le nom des frères anti-politiques, portant adhésion solennelle de leurs frères de Caen, à l’Assemblée nationale [suivie de] Adhésion des Amis de la Constitution de cette ville.

[14] ADBR, L 2027 : procès-verbal de délibérations du 12 octobre 1792, pp. 69-70. « Député à la Convention Nationalle » a été ajouté en marge.

[15] Hervé LEUWERS, Camille et Lucile Desmoulins : un rêve de République, Chapitre 13, Les brissoteurs de démocratie, Fayard, 2018, pp. 243-247.

[16] Pour exemple, ADBR, L 2031 : procès-verbal de délibérations du 2ème messidor an II (20 juin 1794), p. 84/264.

[17] AD BR, L 2025 : Cercles des Antipolitiques établis dans la ville d’Aix le 1er novembre 1790, Discours d’ouverture, p. 2.

[18] ADBR, L 2027 : procès-verbal de délibérations du 27 septembre 1792, p. 58.

[19] Cf. Côme Simien, Vie et abandon du Calendrier révolutionnaire, Le Paratonnerre, 8 septembre 2022, http://leparatonnerre.fr/2022/09/08/vie-et-abandon-du-calendrier-revolutionnaire/

[20] ADBR, L 2031 : procès-verbal de délibérations du 24 floréal an II (13 mai 1794), p. 58/205.

[21] ADBR, L 2031 : procès-verbaux de délibérations des 8 floréal an II (27 avril 1794), p. 48/186 et 7 fructidor an II (24 août 1794), p. 147/395.

[22] ADBR, L 2031 : procès-verbal de délibérations du 10 floréal an II (29 avril 1794), p. 50/189.

[23] ADBR, L 2031 : procès-verbal de délibérations du 23 floréal an II (12 mai 1794), p. 57/203.

[24] ADBR, L 2031 : procès-verbal de délibérations de la 2ème sans-culottide (18 septembre 1794), p. 191/530.

[25] ADBR, L 2031 : procès-verbal de délibérations du 5ème sans-culottide (21 septembre 1794), p. 194/552.

[26] référence

[27] ADBR, L 2029 : registre commencé le 28 avril 1793, page de garde.

[28] Pour exemple : ADBR, L 2031 : procès-verbal de délibérations 3 prairial an II (22 mai 1794), p. 62/214

[29] ADBR, L 2031 : procès-verbal de délibérations du 4 vendémiaire an III (25 septembre 1794), p. 204/571-572

[30] Haim Burstin, L’invention du sans-culotte, Regard sur le Paris révolutionnaire, Chapitre II, Sans-culottes et Jacobins, Avant-gardes politiques, militants révolutionnaires et masses populaires, La notion de sans culotte : entre idéal tyoe et stéréotype, p. 77.

[31] ADBR, L 2027, L 2028 et L 2029 : procès-verbaux de délibérations de septembre 1792 à mai 1793.

[32] ADBR, L 2027 : procès-verbal de délibérations du 21 août 1792, p. 42.

[33] ADBR, L 2027 : procès-verbal de délibérations du 30 octobre 1792, p. 80.

[34] ADBR, L 2027 : Procès-verbal de délibérations du 10 janvier 1792, p. 160.

[35] La magistrature de la presse au miroir de l’Antiquité selon Camille Desmoulins, le public des Révolutions de France et de Brabant face à la référence à l’Antiquité, Annales historiques de la Révolution française, N° 384 – Avril-Juin 2016, avec le soutien de l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS et du Centre National du Livre, p. 57.

[36] Ibid.

[37] Jean-Baptiste Budjeia, La société des Antipolitiques d’Aix période II – 10 août 1792-8 juin 1793, IV) Une vocation sociale et une mission « d’éducation populaire » – Soulager les indigents (10 août 1792-2 juin 1793), Mémoire de recherche de Master II, sous la direction de Marc Belissa, Université Paris Nanterre, 2020.

[38] Elle fut fondée en 122 avant Jésus-Christ par le Consul Caius Sextius Calvinus.

[39] Jacques Guilhaumou, Marseille républicaine (1791-1793), Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1992, Chapitre 3, Le fédéralisme jacobin, Premier moment (hiver 1792-1793), La « politique révolutionnaire » des Jacobins marseillais (janvier-avril 1793), Un trajet thématique : de la dénonciation des appelants » à l’autodésignation « Montagne de la République », p. 160.

[40] ADBR, L 2028 : procès-verbal de délibérations du 27 décembre 1792, séance extraordinaire, p.25.

[41] Ibid.

[42] ADBR, L 2028 : Procès-verbal de délibérations du 21 avril 1793, séance extraordinaire à 9 heures du matin, p.118.

[43] Voir ADBR, L 2031 : notamment procès-verbal de délibérations Du 18. florèal an 2 (7 mai 1794

) de la RFUI, 54 / 198.

[44] Voir ADBR, L 2031 séance du 8 prairial an 2 (27 mai 1794) de la RFUID, 65 / 220

[45] ADBR L 2031 voir notamment PV de délibérations des séances des 27 fructidor an 2eme de la RFUID (13 septembre 1794), pp. 182 / 510-511, et 29 fructidor an 2nd de la RFUID (15 septembre 1794) , pp. 188-189 / 524-525.

[46] Procès-verbal de délibérations de séance du 27 fructidor an 2eme de la RFUID (13 septembre 1794), 181 / 509-510.

[47] ADBR L 2031, Procès-verbal de délibérations de séance du 14 fructidor an II (31 août 1794), pp. 157 / 419.

[48] Ibid.

[49] ADBR L 2031, procès-verbal de délibérations de séance du 22 vendémiaire an III (13 octobre 1794), p. 233 / 715.

[50] ADBR L 2031 : procès-verbal de délibérations de séance du 3 vendémiaire an III (24 septembre 1794), pp. 202-203 / 567-569.

[51] ADBR L 2031, Procès-verbal de délibérations de séance du 11 germinal an II (31 mars 1794), p. 25/128.

[52] ADBR, L 2031 : procès-verbal de délibérations du 11 germinal an II (31 mars 1794), p. 25 / 128.

[53] Ibid.

[54] Ibid., p. 25/127.

[55] ADBR L 2031, procès-verbal de délibérations de séance du 16 vendémiaire an 3eme de la RFUID (7 octobre 1794), p. 221 / 625

[56] Réponse de Robespierre à Louvet lors de la séance de la Convention du 5 novembre 1792, Cf. Hervé Leuwers, Maximilien Robespierre, Presse Universitaire de France, 2019, p. 155 à 183, https://www.cairn.info/maximilien-robespierre–9782130800279-page-155.htm

[57] ADBR L 2031, procès-verbal de délibérations de séance du 2 vendémiaire an III (23 septembre 1794), p. 199 / 561.

Pour passer l’histoire à la loupe, il y avait un site, ce site ; maintenant il y a une association. Le Cercle Laïque d’Animation et de Formation d’Éducation Populaire et Sportive (CLAFEPS), dont le nom cible bien les objectifs affichés et à tenir, est enfin paru au Journal Officiel. Nous avons créé cette association pour que vous, citoyens et/ou associations, puissiez partager notre passion de l’Histoire, notre combat pour la République française laïque, démocratique et sociale, dans les règles de l’art. Après un petit contre-temps, nous vous prions de nous en excuser, il ne reste plus qu’à ouvrir le compte en banque, vous pourrez alors nous adresser vos adhésions. D’ici là, réservez votre matinée du 23 janvier 2022 pour notre premier « Petit déjeuner de l’histoire« , où nous plongerons dans les Commentaires sur la guerre des Gaules de Jules César. (10€ pour les adhérents au CLAFEPS, 20€ pour les non-adhérents).

Parmi les personnages de l’Antiquité qui eurent un destin exceptionnel, qu’il se fut agi de Pericles, d’Alexandre le Grand, de Hannibal et de tant d’autres encore, Jules César est probablement l’un de ceux – celui ? – qui exerce encore la fascination la plus exacerbée. Démocrate pour les uns, criminels de guerre pour les autres, il est sans conteste possible celui par qui la civilisation occidentale arrive en Gaule et, par-là même, se déporte de son centre, la Méditerranée. César est un personnage complexe, difficile à saisir ; César le lettré, César le grand guerrier, le stratège militaire brillant, César le politique visionnaire. Son action et son oeuvre ont des conséquences encore aujourd’hui, jusque dans notre quotidien.

Oui, Caius Iulius Caesar, le météore, le politicien réformateur déconcerte l’historien tant il présente d’ambivalences, tant son trajet est singulier. Issu d’une famille de patriciens, César naît le 13 juillet 101 ou 100 avant Jésus-Christ et connaît une ascension politique qui s’appuie sur une carrière militaire auréolée de succès. Sa famille, la gens Iulia, était liée à Marius, sept fois Consul et oncle maternel de César. Au retour de Sylla, adversaire de Marius, César aurait dû être exécuté, comme les autres marianistes emblématiques, mais il est pourtant épargné – peut-être grâce à l’intervention d’un certain Pompée. César effectivement, avait refusé de répudier son épouse, Cornelia, marianiste – elle était la fille de Cinna –, mais était contraint à une forme d’exil. En – 81, il séjourne en Orient – en Asie mineure – notamment à la cour de Nicomède, Roi de Bithynie. La liaison du jeune romain avec le monarque oriental vaudrait à Jules César le sobriquet de « reine de Bithynie », car si l’homosexualité était tout à fait admise pour un aristocrate romain, il n’était pas question qu’il fût le « partenaire passif », ce qui aurait été le cas du jeune César. Le rêve oriental aurait-il éveillé chez ce patricien exilé, écrivant et parlant le grec, les velléités de marcher dans les pas d’Alexandre ? Suétone écrit dans La vie des douze Césars : « Comme questeur, il lui échut l’Espagne ultérieure ; il parcourait les lieux d’assises de cette province pour rendre la justice par délégation du préteur, lorsque, étant venu à Gadès, il remarqua, près du temple d’Hercule, une statue d’Alexandre le Grand : il se mit alors à gémir [comprendre à pleurer] et, comme écoeuré de son inaction, en pensant qu’il n’avait encore rien fait de mémorable à l’âge où Alexandre avait déjà soumis toute la terre, il demanda tout de suite un congé pour saisir le plus tôt possible, à Rome, les occasions de se signaler. »

C’est par ailleurs dans cette période qui court jusqu’en – 79 que César est capturé par des pirates. L’otage force le respect de ses geôliers par son courage, sa dignité, sa détermination ; l’homme croit en son destin ! Il leur promet qu’une fois sa rançon payée et qu’il sera libéré, il reviendra et se vengera. La rançon payée, César libéré, il revient et tient sa promesse : c’est un massacre.

Les années – 70 sont dans un premier temps politiquement défavorables à César, qui amorce son cursus honorum. Il perd les procès contre des partisans de Sylla – qui avait « abdiqué » en – 79 –, et s’endette considérablement. Néanmoins, sa carrière militaire épouse d’emblée le succès. De retour en Orient, il vainc les troupes de Mithridate, roi de Cilicie, en 74 avant Jésus-Christ. César le guerrier, l’homme qui combat avec ses soldats, sans se cacher derrière eux, naît donc bien avant la conquête des Gaules. Rappelons par ailleurs que le chef de guerre, dans l’Antiquité, est l’homme qui tire sa légitimité de sa valeur, de son courage au combat ; « c’est la guerre qui fait le roi », ce que n’est pas César. L’année suivante il est élu pontife et c’est en 68 avant Jésus-Christ qu’il entre au Sénat. Au cours de ces années, Pompée est dans la lumière ; il combat les pirates en Méditerranée et écrase à son tour Mithridate. Quant à César, qui a poursuivi le cursus honorum classique, s’appuyant sur le « parti » plébéien – les Populares, dont il devient l’une des figures emblématiques –, proposant à l’occasion de son édilité curule des jeux fastueux (- 65) – l’évergétisme est une donnée fondamentale dans l’antiquité « gréco-romaine » –, réussit l’exploit d’être élu en 63 avant JC Pontifex maximus, le plus haut dignitaire de la religion romaine, charge à vie ! Il faut dire qu’il a pu compter sur une campagne de corruption menée par Crassus. Mais l’appel de la gloire se fait toujours entendre.

C’est à l’occasion de sa propréture en Espagne ultérieure (- 69) que Jules César pacifie – entendre par le glaive – la Lusitanie. Le succès est tel, les qualités d’hommes de guerre et de chef sont si assurées que Jules César, qui ne peut encore rivaliser avec Pompée le Grand – Pompeius Magnus – acquiert une grande popularité dans l’armée. Mais César, qui s’inscrit dans cette tradition du « guerrier éclairé » – je renvoie à mon ouvrage La Plume et le Sabre, deux armes indissociables pour avancer sur la Voie du Guerrier –, celui qui a de l’instruction, porte son souci au-delà de la victoire des armes. À la tête d’une flotte qu’il a réquisitionnée, César navigue sur l’océan et reconnaît la côte ouest jusqu’en Galice ! Son gouvernement de l’Hispanie lui a de surcroît permis d’échapper à ses créanciers…

– 59, l’ascension vers la gloire : César est élu Consul – la magistrature exécutive la plus importante – avec le conservateur Bibulus – le « parti » conservateur, celui des Patriciens, est opposé à celui des Populares. Mais Crassus, Pompée et César sont alors, bien que rivaux, les hommes forts de la République. Ils pactisent secrètement – c’est le premier Triumvirat –, et César peut faire passer un certain nombre de réformes sociales, dont une réforme agraire. En mariant sa fille Julia à Pompée, l’alliance est consolidée.
Quoi faire à l’issue du Consulat ? Cette magistrature est limitée à un an d’exercice. César le sait : s’il veut obtenir le pouvoir, il lui faut se couvrir de gloire. Sa carrière militaire, honorable, ne peut toujours pas rivaliser avec celle de Pompée. Obtenant le proconsulat des Gaules Cisalpine – l’Italie du Nord – et Transalpine – l’actuel Sud de la France, déjà romain, qui compte comme base arrière et avant Aquae Sextiae, Aix –, ainsi que celui de l’Illyrie – l’Albanie – pour cinq ans. Il ne manque au général qu’un prétexte. Ce sont les Helvètes qui vont le lui donner, lorsqu’ils décident, en 58 avant Jésus-Christ, de migrer en masse vers l’Atlantique.

Les Romains craignent les Gaulois – ils ont pillé Rome en – 390. César amorce alors ce qu’il conviendrait d’appeler une « guerre préventive », qui évolue évidemment rapidement vers une guerre de conquête, appuyée notamment par les Eduens, Gaulois « Amis du peuple romain ». Le conflit allait durer huit années au cours desquelles César combattraient et vaincraient une à une toutes les tribus gauloises – en guerres permanentes entre elles jusque-là –, mais également des Germains.

Au cours de cette campagne, César fait une incursion spectaculaire en Germanie (- 55) ; on connaît l’épisode du pont traversant le Rhin, construit en dix jours seulement, le général estimant que son rang est celui du peuple romain imposât qu’il ne traversât pas le fleuve en barque. Au-delà de cette question, il s’agissait de marquer les esprits. Rome réalisait un exploit technique, l’un de ceux qui conduisirent des cités gauloises à se rendre sans même livrer combat en voyant les grandes tours se déplacer et avancer vers elles. Jules César soutenait ainsi les Ubiens, un peuple germanique allié de Rome, en conflits avec d’autres tribus. Au bout de dix-huit jours de campagne en territoire germain, César fait demi-tour et détruire le pont. Certes, les Germains pouvaient livrer combat, mais le message était limpide : César va où il veut, et il est prêt à combattre encore les terribles Germains – il avait vaincu Arioviste en – 58 – si ceux-ci continuent à s’aventurer en Gaule – relevons que l’historien Paul-Marie Duval souligne que si la Gaule n’avait pas été conquise par Rome, les Germains, qui y menaient des opérations régulières, l’auraient fait, retardant par-là même l’arrivée de la civilisation occidentale et ce que cela supposait. Les deux tentatives d’invasion de l’île de Bretagne, en 55 et 54 avant Jésus-Christ, échouent néanmoins mais dissuadent les Bretons de s’aventurer sur le continent pour affronter les légions.

Ce n’est qu’à la toute fin du conflit, en – 52, qu’un jeune aristocrate arverne qui a servi dans l’armée romaine, Vercingétorix, unit les tribus sous son autorité militaire. La stratégie de la terre brûlée paraît dans un premier temps fonctionner – Vercingétorix fait brûler les villages, les récoltes, dans le but de priver les légions césariennes, loin de la province romaine et plus encore de l’Italie, de se réapprovisionner et donc de les affamer ; puis il obtient une victoire retentissante à Gergovie. Les Eduens ne soutiennent plus César, les Rèmes lui restent fidèles. C’était quoiqu’il en soit sans compter sur le génie militaire du conquérant. En effet, ce dernier feint le retour dans la Gaule transalpine. Le chef gaulois tombe dans le piège et envoie sa cavalerie. Le général romain, en plus de ses hommes, peut s’appuyer sur des mercenaires germains ; les Gaulois sont écrasés. S’ensuit le repli stratégique de Vercingétorix sur Alésia, qui allait tourner au cauchemar. Tout était pourtant en place : le marteau – Alésia –, l’enclume – la plaine –, entre les deux, César, qui a compris le plan et le retourne contre ses ennemis. Il construit une ligne de fortifications de 18 kilomètres tournée vers l’opidum, une seconde de 21 kilomètres vers la plaine. Les terrains de part et d’autres sont « minés », les pièges atroces.

Ce sont peut-être plus de 300 000 Gaulois coalisés qui viennent s’écraser contre les quelques 70 000 légionnaires de Jules César. Le chef arverne finit par se rendre et déposer les armes aux pieds du vainqueur. En – 51, les derniers soubresauts celtes sont matés ; toute la Gaule – qui, il faut le préciser ici, est un territoire bien plus vaste que la France actuelle – est romaine, réorganisée, unie, et fait inédit, en paix ! César ne démobilise pas son armée, il fait peur aux aristocrates romains, et ses largesses à l’endroit du peuple grâce au butin de guerre le rendent très populaire.

Par ailleurs, ses rapports à destination du Sénat – qui donneraient naissance à ses fameux Commentaires sur la guerre des Gaules –, qui n’hésitent pas à verser dans l’héroïsation de l’ennemi afin de sublimer la gloire du général, sont connus et accroissent sa popularité. Entre temps, Crassus a été tué par les Parthes après sa défaite à Carrhes et Julia, la fille de Jules César, a trépassé : le Triumvirat n’est plus. Le vainqueur des Gaules s’inscrit désormais dans un face à face avec Pompée, dont les sénateurs conservateurs se servent de glaive contre ce démocrate dont la gloire surpasse maintenant celle de ceux qui l’ont précédé. Un aristocrate, militaire victorieux, à la tête des Populares, représente une menace imminente. Il est sommé de rentrer à Rome, sans son armée – à l’exception du Triomphe, aucune armée romaine ne pouvait passer le Pomerium, l’enceinte sacrée de Rome. César le sait : il serait contraint au suicide. – 49 : Alea jecta est, « le sort en est jeté », le général, à la tête de ses troupes, franchit le Rubicon.  César allait vaincre tous ses ennemis, à commencer par Pompée le Grand, qui bénéficiait pourtant d’une très nette supériorité numérique.

Il est vaincu à Pharsale, en Grèce, puis assassiné en Egypte – on croyait ainsi, à tort, faire plaisir à César. Là-bas, César prend le parti de Cléopâtre contre son frère, le pharaon Ptolémée XIII. La reine, gréco-macédonnienne, il convient ici de le souligner, est la VIIème du nom. La bataille d’Alexandrie ? Après un an de siège, qu’il subit, César est vainqueur. S’ensuit la bataille de Zéla, où il vainc Pharnace, roi du Pont – là, il aurait écrit au Sénat Veni, vidi, vici. Les pompéiens, il les écrase encore, en Afrique, puis en Espagne (- 45). Quant à Marseille, qui avait pris le parti de Pompée, elle s’était rendue, une flotte césarienne venant d’Arles l’ayant dissuadée d’aller au combat.

César, le général victorieux – Imperator –, en première ligne au combat, avait déjà célébré en – 46 un quadruple Triomphe – au cours duquel il fit exécuter Vercingétorix. Cependant, fin politique et brillant homme d’État, il se montre d’une clémence déconcertante auprès de ses adversaires qui désarment – Cicéron par exemple.

Un réformateur démocrate et d’ascendance divine : la gens Iulia prétendait en effet descendre de Iule, fils d’Énée, rescapé de Troie et fils… d’Aphrodite, la Vénus romaine. De facto, César se déclarait « fils de Vénus ». Il allait même recevoir le titre de divus – « divin ». De surcroît, on changea le nom de son mois de naissance, Quinctilis  – le cinquième mois de l’année, celle-ci commençant alors en mars, le mois du dieu de la guerre –, par le sien, « Juillet ». En tant que pontifex maximus, il avait effectivement réformé le calendrier, qui devenait « julien » : désormais, l’année compterait 365 jours. Le but de Jules César était  d’établir une correspondance parfaite avec le soleil sans avoir besoin de réajuster le calendrier. C’est donc en son honneur que le dictateur vit son nom attribué au cinquième mois – Iulius, « Jules », « Juillet ».

La dictature – une magistrature républicaine exceptionnelle –, il la reçut trois fois. La dernière, en 45 avant Jésus-Christ, il la reçut à vie. César voulait-il rétablir la monarchie à Rome ? Même s’il est difficile de trancher cette question, il est clair que dans les faits, César, qui n’a JAMAIS ÉTÉ empereur, était devenu un roi, et qu’il chercha à légitimer un pouvoir d’essence monarchique par le prisme de deux points au moins. D’abord sa gloire personnelle, subtil alliage de succès militaires, de prétendue ascendance divine et d’intelligence politique – aux Lupercales de – 44, Marc-Antoine lui tendit plusieurs fois une couronne dont il voulait ceindre sa tête, la foule désapprouva et César la refusa. S’agissait-il d’une initiative du co-consul de César ? D’un test du dictateur souhaitant s’assurer que le peuple fût prêt à la restauration monarchique à Rome ? Le second point est justement la plèbe, qui l’aime. Et la plèbe aime César parce que César mène une politique populaire, aux deux sens du terme.

Jules César proclame la diminution des dettes, organise des distributions gratuites de blé à Rome à destination des pauvres, fait baisser les prix des loyers, délivre des terres aux indigents et aux vétérans. Il porte à 800 le nombre de sénateurs au rang duquel accèdent des notables italiens et des Gaulois, il procède, bien entendu, à la nomination de fidèles aux magistratures.

C’est cette combinaison d’aspiration monarchique et de politique démocratique qui pousse des sénateurs républicains – entendre des oligarques –, à vouloir éliminer César. Par son pouvoir personnel et sa politique en faveur du peuple, Jules César menace la Libertas, c’est-à-dire les privilèges, des patriciens, qui jusque-là avaient le monopole de l’accès au Sénat. Ainsi, une poignée d’entre eux, avec l’assentiment de bien d’autres, entrent dans l’assemblée armés de poignards. Ce sont les Ides de Mars – le 15 du mois du dieu romain de la guerre. Le lendemain, César doit prendre la tête d’une expédition contre les Parthes, dont on dit que seul un Roi pourrait les vaincre – César entendait-il se faire couronner avant l’expédition, ou revenir victorieux légitimé par la réalisation d’une « prophétie » ? Une « prophétie », il y en aurait eu une, puisqu’on prévient César d’être prudent en ce jour de mars. Toujours est-il que le dictateur est désarmé. Se ruant sur lui, les conspirateurs le frappent en pleine séance. Mais l’homme, bien que sans arme, est un guerrier robuste. Il fallut vingt-trois coups de couteaux pour le terrasser, le dernier étant donné par le fils de Servilla, une ancienne maîtresse de César, Brutus, dont on dit qu’il l’aimait comme un fils. Avant de mourir, soucieux de sa Dignitas de patricien, Jules César se couvre le visage.
Le dictateur mort, son héritage allait être l’objet de bien des luttes. Marc-Antoine et Octave, vainqueurs des césaricides à Philippe en Grèce, en 42 avant Jésus-Christ, finiraient par se livrer la guerre pour le pouvoir suprême.

H.V. Wees, Homère et la Grèce antique, in Colby Quaterly, Vol. 38, Iss. 1, Art. 9, Publié par Digital Commons, 2002.

            Hans Van Wees est professeur d’Histoire ancienne à l’University College de Londres. Il est spécialiste de la Grèce antique et a commis quelques ouvrages de référence comme Status Warriors: war, violence, and society in Homer and history, 1992, ou  Greek Warfare, Myth and Realities, 2004. Par ailleurs, il est rédacteur en chef de War and Violence in Ancient Greece et corédacteur en chef de Cambridge History of Greek and Roman Warfare. Nous nous proposons ici de rendre-compte de son article, Homère et la Grèce antique, in Colby Quaterly, Vol. 38, Iss. 1, Art. 9, publié par Digital Commons, paru en 2002. L’historien y livre une réflexion érudite relativement aux poèmes épiques, essentiellement L’Iliade et L’Odyssée, quintessence du genre épique, attribuées à Homère. Au centre de son analyse, la valeur historique des épopées concernant le monde grec antique. Aussi, Wees établit-il un tour d’horizon des hypothèses contestées ou admises depuis l’Antiquité et propose-t-il de nouvelles pistes de recherche. Il questionne les problèmes de linguistique, les pratiques culturelles, sociales, politiques et cultuelles de la civilisation mycénienne, de la Grèce archaïque et de la période classique, de façon à établir une périodisation probable non d’une hypothétique guerre de Troie, mais de la fixation par écrit d’une longue tradition poétique orale. Par ailleurs, au fil de cette réflexion, Wees met en évidence les évolutions de la transmission des récits héroïques par les Rhapsodes et leur passage des cercles privés aristocratiques à un public plus large à l’occasion de fêtes religieuses notamment. Son article de vingt-quatre pages est structuré en dix chapitres de façon à proposer une synthèse précise et exhaustive de son travail. Nous allons ici nous centrer sur des éléments qu’il relève autour des problématiques linguistiques et des coutumes sociales, cultuelles et politiques.

 

L’Iliade et L’Odyssée nous livreraient-elles plus d’informations sur la période où elles ont été écrites que sur les évènements qu’elles rapporteraient ? Mais alors quand les récits ont-ils été fixés par écrit. Wees rappelle qu’il est impossible d’arrêter une hypothèse avant le début du IXème siècle, les Grecs ayant adopté un alphabet environ en 800 avant Jésus-Christ. L’historien précise de surcroît que cela concorde avec les sources les plus anciennes relativement à la datation d’Homère. L’existence d’Homère et sa datation justement sont au centre de ce vaste questionnement depuis l’Antiquité et des enjeux que cela a représenté à travers le temps. Issu de la dixième génération descendante d’Orphée à l’époque classique, ou très proche des évènements pour les érudits de la période hellénistique, la proximité du poète avec les évènements était constitutive de l’authenticité du récit. L’historien relate que Cratès de Mallos fait du poète rien moins que le petit fils d’Ulysse, né de Télémaque et de la fille de Nestor ; quant aux érudits byzantins, ils en firent même un protagoniste de la guerre de Troie, aide-de-camps d’Agamemnon. Établir la fixation du récit à partir de la datation de l’hypothétique Homère est donc aléatoire. L’historien évoque une autre piste : les preuves linguistiques ont permis une datation rigoureuse. Autour de 750-725 pour L’Iliade et de 743-713 pour L’Odyssée. Mais s’il est en principe permis de dater un texte par son vocabulaire, son orthographe et les formes grammaticales, l’analyse linguistique dans la datation n’est qu’une hypothèse. Sa limite est vite atteinte car elle propose une ligne d’arguments qui oublie sciemment la longue tradition orale avant la fixation par écrit des épopées. On ne peut toutefois ignorer cette piste. Wees s’appuie sur les travaux de Richard Janko qui mettent en évidence que la fréquence des formes les plus anciennes décline de L’Iliade à L’Odyssée puis de L’Odyssée aux poèmes d’Hésiode. Quelques lignes et phrases ne peuvent pas être examinées correctement sans être prononcées comme elles auraient dû l’être à une étape précoce du développement de la langue grecque. Pour autant, H.V. Wees rappelle que dater nécessite également d’avoir des points fixes – pour  L’Odyssée ce pourrait être la colonisation grecque en Méditerranée. Toujours est-il que L’Iliade et L’Odyssée ont pu être composées à une date plus tardive que les années 750-713, par un auteur anonyme, et selon Wees il y a une preuve par l’histoire de leur transmission. L’évolution des performances des Rhapsodes pose un certain nombre d’indicateurs. L’historien relève en effet trois changements majeurs de la performance épique au début du VIème siècle : un déplacement de l’improvisation à la mémorisation, l’abandon de l’accompagnement musical et le transfert d’un public aristocratique à une audience plus large. À ce titre, Terpandre de Lesbos (676 ou 641 avant JC) aurait été le premier poète à avoir chanté des poèmes épiques en concours dans des fêtes religieuses et à avoir composé des hymnes aux dieux en prologue. Wees note une autre tendance générale au VIIème siècle : le développement des cités-États grecques comme organisation politique, sociale, religieuse concernant activement tous les citoyens, plutôt que la seule aristocratie. Il y aurait donc des adaptations de la tradition aux valeurs changeantes, aux nouvelles coutumes et aux circonstances politiques. À cet égard, la place de plus en plus prépondérante d’Athènes, dont les poèmes témoigneraient. Au début du VIème siècle Athènes remporta un dur combat contre Mégare – un point fixe – pour le contrôle de Salamine. Les vers du catalogue des navires dans L’Iliade ne font pas allusion à Mégare alors qu’Athènes y figure en bonne place. Pour Wees, ces vers ont été ajoutés au poème quand a été adoptée la performance épique pour les Panathénées, renforçant de facto les revendications d’Athènes au dépend de ses rivales. L’historien met en évidence un autre élément à ce propos : dans L’Iliade encore, il est mentionné une statue grandeur nature d’Athéna assise, et dans L’Odyssée il est question d’une lampe à huile en or portée par la déesse. Ce sont-là deux objets qui ont été spécifiquement introduits pour le bénéfice du public athénien aux Panathénées. Wees souligne que les lampes ne sont pas attestées par l’archéologie jusqu’au VIIème  siècle. Ici, elle a été ajoutée comme référence indirecte à une autre caractéristique du culte d’Athéna : une lampe gardée allumée en permanence pour le culte d’Athéna au temple de l’Érechthéion. De surcroît, au VIIème siècle Athènes aurait pu lever une flotte d’environ cinquante navires de guerre et Wees rappelle que c’est précisément le nombre de navires du contingent athénien à Troie. Au-delà de la place prépondérante d’Athènes, Hans Van Wees analyse le traitement de la politique dans les poèmes homériques, et plus précisément des modèles de gouvernement. L’Iliade et L’Odyssée présentent une image de gouvernement essentiellement similaire au système politique de la Grèce archaïque, mais avec l’ajout d’une dimension héroïque. L’unité qui dirige le gouvernement est dans chaque cas la communauté politique constituée par une ville (polis). Wees indique que dans les communautés archaïques le terme générique basileis (« seigneurs » ou « princes ») utilisées dans les épopées pour les aristocrates des âges héroïques étaient aussi utilisé par le poète Hésiode pour ceux qui détenaient le pouvoir dans sa propre communauté. L’auteur de l’article estime que les positions précaires des souverains homériques, l’importance de la force et de la réciprocité, pourraient être basées sur des relations de pouvoirs parmi les aristocrates du VIIIème siècle tardif ou du VIIème. De surcroît, l’historien s’intéresse à la façon dont les Grecs sont présentés, à savoir comme une unité, les « Pan-achéens ». Cela ne cela correspondrait à rien de courant à la situation mycénienne. Pour Wees, l’explication est ailleurs. À partir de la fin du VIIIème siècle, les sanctuaires et fêtes panhelléniques, attendus par tous les Grecs et pour les Grecs seulement, commencent à acquérir une importance plus grande. Un sentiment d’unité culturelle grecque en opposition aux étrangers était en train d’émerger, et cette nouvelle conscience de soi était en train de s’exprimer dans la fiction du monde héroïque comme unité politique. Ainsi, alors-même que les coutumes variaient considérablement d’une cité à l’autre, les poètes auraient évité de se référer aux particularités locales, créant à la place une composition des « meilleures » coutumes grecques connues par eux. Relativement aux funérailles par exemple, Wees écrit que l’archéologie révèle les éléments de base aux VIIIème, VIIème siècles et plus tôt mais les détails diffèrent toujours. Alors les poètes auraient créé des funérailles génériques héroïques – Éetion, Hector, Achille, … –  qui faisaient appel et donnaient du sens à un public large.

 

            Nous avons vu que Wees porte une attention particulière à l’argument linguistique. Sans en nier la portée, il le relativise toutefois, du moins le nuance-t-il. Son propos sur la question rappelle un élément fondamental : la fixation par écrit d’un mythe est un moment de son histoire – dont il n’est pas question de nier l’importance – mais ne résume pas celle-ci. La tradition orale d’un récit est constitutive de son histoire. « Geler » la tradition par écrit et se pencher dès lors sur la question linguistique permet de prendre la mesure à partir de ce point de bascule. Toutefois, l’argumentation linguistique relativement aux poèmes épiques est souvent convoquée car elle livre des données concrètes – à l’instar de celles relevées par Janko.  André Hurst, helléniste, professeur à l’Université de Genève dont il a été recteur, livre une réflexion analogue à ce sujet, centrant son propos sur L’Iliade dont il rappelle qu’Ilion est l’un des noms de la ville de Troie[1]. Il resitue également et évidemment les « polémiques » dans la longue histoire, rappelant le rôle des exégètes de la bibliothèque d’Alexandrie pendant la période hellénistique, les questions linguistiques étant déjà interrogées. Hurst évoque par exemple l’hypothèse des « Séparateurs », lesquels considéraient qu’il y avait deux auteurs, un pour chacune des deux épopées dites « homériques ». La question traversant les âges, elle était encore mise en avant sous l’Empire romain. L’universitaire livre l’exemple au Ier siècle de notre ère de l’auteur anonyme du Traité du Sublime. Ce dernier estimait en dépit des différences notables que les deux poèmes avaient bel et bien été écrits par le même auteur, mais à deux périodes différentes de sa vie, L’Iliade étant selon lui le poème de la jeunesse, L’Odyssée le poème de l’âge mûr. Hurst cite par ailleurs les travaux de Milman Parry, auteur d’une thèse à La Sorbonne publiée en 1928, le quel soulignait justement que les épopées utilisent des formules – conception par ailleurs contestée par David Bouvier qui y voit a contrario un « obstacle épistémologique[2] ». Dans le prolongement de l’analyse de Wees vis-à-vis de la linguistique, Hurst évoque une « poésie formulaire », livrant notamment l’exemple d’un vers qui pourrait se dire de neuf façons différentes. Par ailleurs, en écho à la réflexion de Wees, le professeur genevois s’intéresse aux traces du passage par l’oralité, jusque dans le titre éponyme du second poème. Selon lui, le nom originel du héros portait un son intermédiaire entre la liquide et la dentale. « Ulysse » ne serait pas un nom grec, mais transcrit diversement – par exemple Olyxeus et Odysseus. Le nom du roi d’Ithaque serait antérieur au grec. Il relève ainsi et en écho à Wees que certains vers ne pourraient être compris qu’en remettant la forme mycénienne. Enfin, relativement à cette question du vocable utilisé, nous souhaiterions, dans le prolongement de la réflexion de l’auteur de l’article, citer une dernière analyse de Hurst qui, nous semble-t-il, s’inscrit dans la perspective de l’universitaire anglais. Elle se porte sur ce qui motive les deux qualificatifs d’Hector, « tueur d’hommes » et « dompteur de chevaux ». « Lorsqu’il est dompteur de chevaux, c’est qu’on veut souligner qu’il est en accord parfait avec son peuple[3] », qualificatif usité à l’occasion de la trêve accordée par Achille pour les funérailles du prince troyen.

Sur un tout autre registre, nous avons porté une attention particulière à la dimension foncièrement politique des poèmes homériques. Reflet des rapports sociaux et témoins de phases de transition, L’Iliade et L’Odyssée sont le support esthétique d’une propagande politique. Celle-ci se traduit par l’élaboration d’un ciment culturel qui façonne une identité grecque. Si cette « conscience grecque » se construit en partie par l’opposition aux barbares, elle est constitutive d’une unité dans une ère de civilisation quoiqu’il en soit morcelée, ou plus précisément caractérisée par des cités-États rivales. Rivalités mises en sommeil deux siècles après le cadre de l’étude proposée par Wees, les puissantes cités faisant front commun face à l’ennemi perse pendant les guerres médiques. Une unité culturelle, une propagande politique qui, nous l’avons vu, s’établissent au profit d’Athènes. Ces éléments, nous l’aurons compris, confèrent aux poèmes une véritable valeur historique, car reflet de la société contemporaine des auteurs qui les ont composés – modes de pensée, pratiques cultuelles, coutumes, etc. De surcroît, nous notons que Hans Van Wees invite l’historien à élargir son champ d’investigation. Il doit, pour établir les faits, utiliser d’autres sources que les écrits. Le chercheur en histoire ancienne doit avoir recours à l’archéologie. Relativement au sujet qui nous occupe, cette démarche est notamment celle qui est au cœur du « Troia project » porté par l’Université de Tübingen. Sur le site archéologique d’Hisarlik en Turquie, les professeurs Ernst Pernicka et Rüstem Aslan confrontent L’Iliade et les découvertes sur les vestiges des Troie VI et VII, occupés durant l’âge de bronze. Si l’archéologie atteste une citadelle puissante et une ville riche qui se préparait à une attaque venant de l’Ouest – et un traité d’alliance avec le souverain hittite Alaksandu[4] –, elle ne corrobore pas l’ensemble de pratiques et de rites chantées dans le poème.

 

L’Histoire ne serait-elle pas une ouverture, un élargissement des perspectives ? Comprendre le passé permet de rétablir les faits et de prendre pleinement la mesure des évolutions sociales, sociétales, politiques, des sociétés humaines. Les poèmes homériques et leurs modes de transmission sont révélateurs de l’importance de la mémoire collective pour la construction d’une civilisation. Cependant, le lyrisme, le temps qui passe et parfois, la recherche de « la vérité » au détriment des faits, peut aboutir à confondre mythologie et Histoire. Il n’est évidemment pas question pour l’historien de nier l’importance du mythe, c’est-à-dire sa portée, mais il lui incombe de le démêler de la réalité historique. Il doit analyser, comprendre, remettre en question pour proposer des perspectives, ce qui engage de ne pas avoir été… mystifié. L’historien, et c’est l’essence même de son métier, a charge de mener l’enquête. C’est l’étymologie-même de sa discipline, c’est ce que nous rappelle Les enquêtes – « historiê » – d’Hérodote, « le père de l’Histoire ».

Relativement au mythe de la guerre de Troie, l’antiquisant notera qu’il dépassa le cadre de la Grèce au sens strict, Alexandre, le roi de Macédoine, marchand dans les pas d’un autre roi issu du mythe, lui, celui des Mirmidons, Achille. Par ailleurs, les poèmes homériques et leur influence ont très largement dépassé le cadre de la recherche historique. Ne peut-on dire qu’ils ont marqué l’inconscient collectif occidental autant que l’imaginaire grec – nous pensons ici à l’œuvre de Giraudoux ? Faisant suite aux propos du moderniste Yannick Bosc précisant « […] un historien n’est pas quelqu’un qui travaille sur le passé mais un historien c’est quelqu’un qui travaille sur le temps. Un historien c’est quelqu’un qui travaille sur le rapport entre le passé et le présent. Un historien est quelqu’un qui génère dans la société dans laquelle il est le passé dont cette société a besoin[5] […] », peut-être pouvons-nous envisager que cela dit quelque chose du rapport au mythe en général et aux épopées homériques en particulier, à travers le temps et les âges.

[1] https://www.youtube.com/watch?v=vplqpDyc2Ew Conférence « L’Iliade, un poème de la guerre ? », André Hurst, ancien Recteur de l’Université de Genève, enregistrée le 29 octobre 2019, Fondation Martin Bodmer.

[2] Quand le concept de « formule » devient un obstacle épistémologique : la conception du stock de formules préfabriquées (Ière partie), Article Persée,
GAIA. Revue interdisciplinaire sur la Grèce ancienne
, Année 2015,  18  pp. 225-243.

[3] Conférence « L’Iliade, un poème de la guerre ? », André Hurst, ancien Recteur de l’Université de Genève, enregistrée le 29 octobre 2019, Fondation Martin Bodmer, 1 heure 09 minutes.

[4] http://expositions.bnf.fr/homere/it/55/07.htm

[5] Yannick Bosc, au cours de son entretien dans l’émission « Éditions critiques », le 13 septembre 2017.

 

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

A.D. Lee, « L’Empire oriental : de Théodose à Anastase », in The Cambridge Ancient History, Vol. 14 : Antiquité tardive : Empire et successeurs (A.D. 425 – 600), Cambridge, 2000, Chapitre 2.

A. Doug Lee est professeur d’études classiques et d’Histoire ancienne à l’Université de Nottingham. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence dont War in Late Antiquity (2007), Diplomacy between Rome and the barbarians (2008) ou plus récemment, Roman warfare and violence in late antiquity (2020). Dans le volume 14 du Cambridge Ancient History, chapitre 2, il centre son propos sur la partie orientale de l’Empire romain, et plus précisément sur les basculements qui s’opèrent après le court mais très troublé règne d’Arcadius – conflits avec Alaric, pillages des Huns, déposition de l’évêque Jean Chrysostome, … L’historien questionne les relations entre les deux parties de cet immense Empire romain, faites de suspicions et de rivalités, mais aussi de coopération et de reconnaissance politique réciproque. Amorçant son étude à partir du long règne de Théodose II, petit-fils du premier du nom, analysant les crises graves de l’Empire jusqu’au début du VIème siècle, Lee interroge : pourquoi la partie orientale de l’Empire a survécu alors-même que la moitié occidentale tombait ?

 

Théodose II – Vie politique

A.D. Lee précise que Théodose n’avait pas eu de réels pouvoirs pendant sa minorité et souligne que celui-ci était aux mains de nombreux officiers de cour, comme le préfet du prétoire Anthémius. Nous noterons, suivant l’analyse de l’historien, qu’une fois adulte, il ne manifesta guère davantage d’inclination pour l’exercice de ce pouvoir. Néanmoins, son intérêt pour les questions théologiques et savantes fut évident. Le patronage littéraire de la cour de Constantinople aboutit à réformer l’enseignement universitaire dans la capitale et à la production du code théodosien. Le Code théodosien, élaboré de 429 à 437, est un travail de Droit de première importance qui tend à démontrer que le Vème siècle n’est pas celui de la décadence romaine. Il recueille les constitutions impériales depuis Constantin, soit 312, classées en seize livres. Il assure notamment à l’Église certains privilèges tout en la plaçant sous le contrôle impérial. L’œuvre, majeure, est publiée en Orient le 15 février 438, et sera également investi en Occident, qui le promulguera le 23 décembre 438. Cette effervescence dans la production littéraire ou juridique, le rôle croissant des femmes de la famille impériale – Pulcherie et Eudocie – ou de courtisans – Cyrus ou Chrysaphios –, ne doit pas occulter l’importance de figures militaires comme les généraux barbares au service de l’Empire, tels Flavius Ardabur ou Flavius Zenon, usurpateurs potentiels. En effet, depuis le règne d’Arcadius, père de Théodose II, l’Empereur avait abandonné le commandement militaire. A contrario d’un Hadrien voyageant aux confins de son Empire, ou d’un Marc-Aurèle ayant vécu une quinzaine d’années de son règne hors de Rome, les Empereurs orientaux des Vème et VIème siècles vivaient aux confins de leurs palais et assumer la pourpre impériale. Au contact permanent des dignitaires de la cour, les Empereurs, au premier rang desquels Théodose II, étaient certes plus vulnérables aux usurpations des généraux ambitieux, mais également préservés en cas de défaites militaires. Cela ne devait pas empêcher Théodose de récupérer habilement à son profit le succès de certaines campagnes – contre les Parthes en 421-422 ou à l’Ouest en 425, contre l’usurpateur Jean, en soutien à l’Empereur Valentinien III. De surcroît, la pratique de la chasse, associée à la guerre, permettait à Théodose de compenser son manque d’engagement militaire. C’est donc en établissant un nouveau corpus de vertus impériales reposant sur des valeurs chrétiennes dominant la cour de Théodose, que l’Empereur allait s’assurer une image forte : la pietas et l’ascétisme révélaient un intérêt primordial pour les affaires religieuses.

 

Théodose II – Affaires religieuses

Le règne de Théodose est marqué par des débats théologiques amorcés au siècle précédent. En effet, Constantin avait amené une autre dimension de la piété impériale : l’harmonie avec l’Église. Et depuis le concile de Nicée en 325, cette Église était catholique – étymologiquement « universelle ». Pour autant, aucune mesure pénale à l’endroit des pratiques païennes ou même hérétiques ne s’étaient révélées véritablement efficaces – Lee évoque notamment les nombreux Goths aryens qui servaient dans l’armée de Théodose, parfois à des hauts grades. Au centre des querelles, la nature du Christ : humaine et divine ? Nestor d’Antioche, nommé évêque de Constantinople par Théodose, proposa que l’on formulât que « Marie soit mère du Christ » et non plus « de dieu », mais il entra alors en conflit avec l’emblématique patriarche d’Alexandrie, Cyril. En effet, ce dernier avait mené à Alexandrie une lutte sévère contre les juifs, les hérétiques et les païens – était-il lié à la mort d’Hypathie en 415 ? Partisan du Théotokos, il sortit vainqueur de ce duel contre Nestor au Concile d’Éphèse, convoqué par Théodose en 431, qui, en souverain pragmatique, après avoir soutenu l’évêque de Constantinople, avait finalement approuvé le verdict qui le condamnait. Ces querelles théologiques ne s’étaient pas éteintes après près de deux décennies, à tel point que Théodose convoqua un second concile d’Éphèse en 449 et que le Pape Léon s’immisça dans le conflit. Ainsi, l’historien explique que ces rivalités ecclésiastiques et de prestige avaient une dimension tout à la fois théologique et politique à laquelle Théodose était particulièrement sensible. Ne peut-on évoquer ici le « césaropapisme » ? Si le mot est anachronique, il traduit bien la volonté de l’Empereur d’assumer des fonctions spirituelles, tout au moins théologiques, concurrençant de facto les autorités ecclésiastiques.

 

Théodose II – relations étrangères

Sous le règne de Théodose, la mobilisation armée n’était pas tournée vers l’Empire perse sassanide. En effet, Dee précise que bien plus imminente était la menace hun dans le bassin du Danube. De surcroît, les troubles dans la partie occidentale de l’Empire avaient été l’occasion pour l’Orient de manifester sa solidarité. Par exemple en 410, lors du sac de Rome par Alaric, lequel n’avait pas pour but d’affaiblir l’Empire, mais de renégocier les termes de son foedus avec Honorius, alors dans sa résidence impériale à Ravenne, plus proche de la frontière. Dans cet événement où Honorius choisit de sacrifier son peuple et sa capitale plutôt que son pouvoir – et d’où Alaric sortit perdant –, c’est quatre-mille hommes que Théodose avait envoyé. Quinze ans plus tard, il veillait à l’installation sur le trône à Rome de Valentinien III. Voilà qui nous rappelle que pour les contemporains, s’il y a une division administrative entre l’Orient et l’Occident, il n’y a qu’un seul Empire, et les autorités qui gouvernent les parties orientales et occidentales se reconnaissent réciproquement. Après la prise de Carthage en 439 par les Vandales, chrétiens homéens, puis de la Sicile en 441, Constantinople fait étendre ses murailles le long de la mer. Mais sous le règne de Théodose, ce sont bel et bien les mouvements des Huns qui dictent la politique étrangère – les troupes envoyées à l’Ouest sont rappelées. Après l’invasion de la Thrace en 422 par les Perses, le roi hun Rua négocie un paiement annuel de 350 livres d’or. Ses héritiers Attila et Bléda profitent de la volonté romaine de maintien de la paix dans les Balkans pour renégocier les termes du foedus mais le renient – l’Illyrie et la Thrace sont envahies en 441-442. Attila exigea 2100 livres d’or et d’importants arriérés de paiement. Dee explique que cette situation pesa si lourdement sur le trésor que même les familles sénatoriales furent mises à contribution. Attila se détourna finalement vers l’Ouest, où il fut vaincu en 451 aux champs catalauniques par Aetius, à la tête d’une armée composée de Romains et de fédérés germains. La mort d’Attila en 453 et la fragilité de son empire éloignèrent le péril hun des héritiers de Théodose, mort en 450.

 

Les successeurs de Théodose – Marcien

C’est un général de l’armée des Balkans, Marcien, qui fut proclamé Empereur.  Mais son avènement ne fut pas reconnu par Valentinien III. Sans doute son mariage avec Pulchérie, la sœur de Théodose, allait-il lui conférer une légitimité dont le geste de Valentinien le privait. Aussi se pencha-t-il sérieusement sur les questions ecclésiastiques, qui intéressaient son au épouse au premier chef, et tenta-t-il de gagner les faveurs du Pape Léon. Marcien convoqua donc un concile œcuménique à Chalcédoine, en 451. Il s’agissait de déterminer la nature du Christ. Si Marcien paraissait un « nouveau Constantin » et avait amélioré les relations entre les deux capitales de l’Empire, le concile qu’il avait convoqué, voulant proposer un compromis théologique, renforça néanmoins les antagonismes entre les factions – nestorianisme et monophysisme étaient condamnés et Marcien dut user de la force militaire pour maintenir des évêques favorables au concile de Chalcédoine à Alexandrie et à Jérusalem. Notons que non seulement l’intérêt de l’Empereur pour les controverses théologiques ne s’était pas démenti mais qu’en plus il jouait de toute son influence pour organiser – ou tenter de le faire – l’Église dans l’Empire oriental.

Sur le plan militaire et diplomatique, Marcien obtenu de francs succès : en 451-452 à l’Est contre les Arabes, en 454 en Pannonie contre les Huns. A.D. Lee précise de surcroît qu’il laissait à ses successeurs un trésor de plus de cent-mille livres d’or.

 

Les successeurs de Théodose – Léon

Si l’armée avait jouait un rôle dans l’ascension de Marcien, celui-ci fut confirmé dans sa succession en 457. Léon bénéficia en effet du soutien des chefs alains Aspar et Ardabur, lesquels exercèrent une emprise trop forte au début de son règne. Il se résolut à les faire assassiner en 471, alors qu’il bénéficiait du soutien d’un autre chef barbare, issu lui d’Isaurie, Tarasicodissa, qui prit le nom grec de Zénon, plus prestigieux – nous pensons à Zénon d’Élée.

Léon souffrait d’un déficit de légitimité : Valentinien III avait été assassiné en 455 et il n’y avait pas de femmes de la maison de Théodose pour assurer un lien dynastique convenable. C’est semble-t-il la dimension religieuse qui lui permis de palier ce déficit, par le biais d’abord d’un cérémonial plus élaboré qu’auparavant – Lee évoque un affichage liturgique nouveau. De surcroît et relativement à l’orthodoxie chalcédonienne, il est question d’une continuité entre les règnes de Marcien et de Léon : des mesures contre les païens et les hérétiques (exclus par exemple de la profession de juriste) étaient le prix à payer pour la stabilité religieuse en Orient. Nonobstant, la politique diplomatique et militaire de Léon fut désastreuse. Tout d’abord avec les Goths – un foedus liait un chef barbare à un Empereur, pas un peuple du Barbaricum, même intégré, à l’Empire. Aussi, l’assassinat d’Aspar avait généré des révoltes qui avaient perduré jusqu’en 473. S’en était suivi le règlement de 2000 livres d’or par an à Théodoric Strabon ou encore le cuisant échec de la campagne dirigée contre les Vandales pour reprendre Carthage. Un naufrage financier pour l’État – Dee précise que des sources évoquent 64 000 livres d’or.

 

Les successeurs de Théodose – Zénon                                             

L’historien souligne un paradoxe qui entoure l’avènement de Zénon : s’il paraissait être le général le plus crédible pour assumer le pouvoir – ce qui semble confirmer le rôle prépondérant de l’armée alors-même que les dignitaires de la cour exerçaient un grand pouvoir – il dût faire face à de nombreux usurpateurs. Ainsi, Basiliscus et Marcien (de 475 à 479), qui, évincés, s’appuyèrent sur des préjugés anti-isauriens ; puis Illus et Léontius, isauriens eux-mêmes, qui menèrent des révoltes (de 484 à 488). La politique diplomatique et militaire de Zénon consista à élaborer une stratégie de destruction mutuelle des groupes Goths rivaux dans les Balkans, très proches de la capitale : celui originaire de Thrace, commandé par Théodoric Strabon, hostile à Zénon, et celui originaire de Pannonie, dirigé par Théodoric l’Amale, qui avait soutenu Basiliscus. Le premier chef, échouant à prendre Constantinople en 480 – la ville est imprenable –, mourait en Grèce où il s’était retiré. Le second finit par mener son peuple en Italie en 485 dans le but de défier le chef skire Odoacre. Odoacre était ce général barbare au service de l’armée romaine qui avait déposé Romulus-Augustule en 476 et fait parvenir ses insignes impériaux à Constantinople, pour signifier son allégeance. Or, dans les faits, les barbares de l’Ouest se passaient de l’autorité romaine et la chute de la partie occidentale de l’Empire faisait de Zénon le seul dépositaire de l’héritage romain, désormais limité à ce qui avait été sa moitié orientale.

Fidèle à la pratique orientale justement, Zénon s’immisça dans les débats théologiques dans le but de préserver la stabilité religieuse. Voulant mettre fin aux polémiques post-Chalcédoine, il fit publier le Henotikon  (« acte d’union ») en 482. Il fut soutenu par le patriarche de Constantinople, Acace. Compromis incertain qui condamnait Nestor et approuvait les douze anathématismes de Cyril, il ne reçut pas partout un accueil enthousiaste. Les monophysites extrémistes le rejetèrent et le Pape Félix III fut révolté, menaçant l’Empereur et le patriarche de la capitale d’excommunication. Ici réside un premier schisme – le « schisme acacien » – entre Rome et Constantinople. Mais le Henotikon assurait une harmonie ecclésiastique en Orient, laquelle consolidait le pouvoir de Zénon. Quant aux nestoriens, se savant minoritaires, ils s’établirent d’eux-mêmes en Perse.

 

Les successeurs de Théodose – Anastase                                        

C’est un officiel du palais âgé de 60 ans et s’inscrivant dans l’orthodoxie de la foi, Anastase, qui fut proclamé Empereur. L’historien nous précise que l’absence de lien dynastique était toujours problématique, mais celui-ci fut compensé une fois encore par le cérémonial d’avènement – de la stabilité religieuse. De surcroît, la veuve de Zénon, Ariadne, l’épousa – de l’importance des femmes de la cour. Anastase dut s’atteler au problème isaurien, suite à l’éviction et l’exil de Longinus, frère de Zénon – des bastions tinrent en Isaurie jusqu’en 498. À l’instar de ses prédécesseurs non issus de l’armée, il sut capitaliser sur ses succès – panégyriques, triomphes, … Du fait de révoltes fréquentes dirigées contre lui, souvent dans des lieux de divertissement, il fit interdire des jeux et abolir des taxes, dont le chrysargyron. C’est un réformateur fiscal que présente Dee, évoquant la politique monétaire d’Anastase, laquelle avait entraîné une baisse de l’inflation et une augmentation du niveau de vie pour les gens ordinaires. On estime que tout au long de son règne, le trésor aurait accumulé 320 000 livres d’or. Néanmoins, à l’instar de Vespasien au Ier siècle, la politique fiscale d’Anastase lui valut une réputation d’avarice.

En matière religieuses, Anastase, qui a des velléités de théologien, s’inscrit également dans le souci de préserver la stabilité ecclésiastique en Orient. Pour autant, ses sympathies pour les monophysites conduisent le patriarche de Constantinople, Euphème, originaire de Syrie et favorable à la réconciliation avec Rome, à exiger de l’Empereur de s’engager à ne pas abroger Chalcédoine. Anastase finit par le déposer. Ces hostilités réciproques entres pro-Chalcédoine – Macédonios, successeur d’Euphème – et monophysites – Sévère – étaient prégnantes également à Antioche. Anastase, moins soucieux de la réconciliation avec Rome que de la stabilité en Orient, adopta une position moins neutre en 511 – décret d’inclusion de la phraséologie monophysite dans la liturgie – et proposa même habilement son abdication pour éteindre les émeutes dans la capitale. À cela s’ajoutait la révolte du général Vitalien, qui tenta en vain de prendre Constantinople en 513 et 514.

En matière de relations étrangères, Anastase mena une politique différente de ses prédécesseurs. Si les contacts s’étaient pacifiés avec l’Afrique vandale, l’Empereur eut fort à faire sur le Danube, pour contenir les poussées des « Bulgares ». Mais le fait majeur réside dans les relations relativement stables entre empires romain et perse. Si les deux rivaux se livrèrent deux guerres brèves, chacun dut concentrer ses forces sur ses frontières, face aux pressions de peuples nomades – Kavadh, roi sassanide, contre les Hephthalites, Anastase contre les Arabes et les Bulgares. Anastase en profita pour renforcer les défenses de l’Empire et construire une forteresse à Dara, sur la frontière sassanide – le limes n’était pas conçu comme une ligne défensive mais comme une route le long des frontières avec des avant-postes de l’armée romaine. Voilà donc qu’en ce début de VIème siècle, les deux empires les plus puissants en Orient, deux « ennemis héréditaires », se voyaient contraints à des relations stables, dans lesquelles le savoir-faire diplomatique  d’Anastase pesa de tout son poids.

 

Epilogue

E.D. Lee précise qu’il n’y a pas de réponses évidentes à la pérennité de l’Empire romain en Orient alors qu’il était tombé en Occident. Il propose néanmoins plusieurs pistes de réflexion. Ainsi, la rivalité des généraux qui se partageaient le commandement militaire en Orient, contrecarrés par le poids important des officiels de la cour de Constantinople, contre un généralissime en Occident et des intrigues qui avaient dévalué l’autorité du trône impérial. Par ailleurs, au plus fort des crises orientales d’usurpation, on n’envisagea jamais de supprimer le trône.

Les Empereurs de l’Ouest n’avaient pas été confrontés aux querelles théologiques qui avaient déchiré l’Orient, mais ces questions religieuses avaient permis aux Empereur de l’Est de réinvestir la pietas augustéenne et de façonner un nouveau corpus de vertus impériales. Cette forme de « césaropapisme » témoignait de la volonté des Empereurs d’établir une forme de contrôle sur l’Église et de leur souci de maintenir la stabilité religieuse en Orient, au plus fort des luttes – pour ou contre Chalcédoine, le Henotikon, … –, laquelle assurait une certaine assise de leur pourvoir. Se pose la question largement débattue – et particulièrement prégnante dans l’inconscient collectif – des « invasions barbares », sur les deux parts de l’Empire. Nous noterons que contrairement à des idées largement répandues, cet Empire résiste et peut compter sur des hommes énergiques – à l’Ouest, Stilichon ou Aetius, dont on dira qu’il était « le dernier des Romains », image d’Épinal qui entretient probablement certaines croyances  – et compétents – Dee souligne l’œuvre administrative et fiscal d’Anastase à cet égard. Mais l’Orient résiste mieux, disposant de son grenier à blé, l’Égypte, sans discontinuité, alors que les provinces d’Afrique étaient passées aux mains des Vandales. Toujours est-il que l’historien nous invite à ne pas nous laisser gagner trop hâtivement aux idées reçues couramment admises. Son propos induit qu’il peut y avoir déclin – démographique par exemple, et notons qu’il n’emploie jamais le mot – sans qu’il y ait décadence – une crise de la créativité notamment – sauf à considérer que des œuvres telles que Les confessions d’Augustin d’Hippone ou les Codes théodosien et justinien sont les symptômes de quelque décadence.

Gaëlle Coqueugniot, « Des mémoriaux de pierre et de papyrus : les fondations de bibliothèques dans l’Antiquité grecque, entre mémoire et propagande », Conserveries mémorielles [En ligne], #5 2008, mis en ligne le 01 octobre 2008, Université Panthéon-Sorbonne, IHTP, CELAT.

Gaëlle Coqueugniot est membre de l’équipe de rédaction de la Maison Archéologie et Ethnologie de Nanterre (CNRS). Elle y travaille en tant que rédactrice en chef de « Revue archéologique », éditée par les PUF. Gaëlle Coqueuniot est une historienne spécialiste des civilisations de Méditerranée orientale aux époques hellénistique et impériale. Nous nous proposons ici de rendre compte de son article Des mémoriaux de pierre et de papyrus : les fondations de bibliothèques dans l’Antiquité grecque, entre mémoire et propagande. L’article est paru dans « Conserveries mémorielles, 2008, 3ème année, numéro 4, pp 47 – 61 ». Elle y dresse une synthèse de la complexité historique des bibliothèques antiques, ou plus précisément de leurs fonctions éminemment politique, de glorification de leurs fondateurs, à travers la conservation et la transmission du savoir. Si la dimension d’évergétisme semble traverser les époques au centre de l’étude, Coqueugniot attire cependant notre attention sur les continuités et les changements que l’on observe aux périodes hellénistique et romaine – et en l’occurrence impériale.

C’est à partir de quatre exemples – les bibliothèques d’Alexandrie, d’Athènes, d’Éphèse et de Nysa – et suivant un ordre chronologique, agrémenté de plans des édifices présentés, que l’auteure de l’article nous livre son analyse. Nous suivrons donc ce schéma.

            Gaëlle Coqueugniot pose au préalable une esquisse de la réalité des bibliothèques à l’époque classique. Ainsi, les représentations sur les vases attiques et la tradition littéraire nous apprennent que des bibliothèques étaient rattachées aux écoles philosophiques platonicienne et péripatéticienne. L’historienne met en garde : ni la bibliothèque de l’école de Platon ni celle liée au précepteur d’Alexandre ne peuvent être considérées comme « publiques ». Il faut attendre le partage de l’empire d’Alexandre entre les Diadoques et l’émergence de la culture hellénistique pour voir les premières grandes collections réunies dans les bibliothèques royales. L’historienne s’attache à illustrer son propos à travers l’exemple de la prestigieuse bibliothèque d’Alexandrie – elle y consacre près de la moitié de son article. Elle fut fondée par le premier souverain lagide, compagnon d’Alexandre à qui revint l’Égypte, Ptolémée Ier Sôter. Déjà dans ses Enquêtes, Hérodote, « le père de l’Histoire », évoquait l’admiration des Grecs pour l’Égypte. De fait, les Lagides menèrent une politique de protection de l’hellénisme. Le grec s’impose – Coqueugniot précise par ailleurs que la dernière souveraine hellénistique, Cléopâtre VII, faisait figure d’exception en connaissant le démotique –, l’hellénisme est exalté et même le Sôma est détourné vers Alexandrie. Mais par le biais de la suprématie de l’hellénisme, c’est l’affirmation du pouvoir des Lagides qui est façonnée. La bibliothèque et le musée auquel elle était associée établit les fondations de la légitimé du pouvoir dès Ptolémée Ier, dans tout le monde hellénistique. Gaëlle Coqueugniot explique que le prestige de l’ensemble reposait sur l’éminence des savants que l’on y réunissait : Ératosthène – qui y fit la seconde partie de son expérience pour mesurer la circonférence de la Terre –, Aristophane de Byzance ou encore Théocrite de Syracuse. Rassembler le savoir, établir les éditions de ce que l’on estime être aujourd’hui des grands classiques, assoir un prestige politique. La perception de la bibliothèque à la fois comme temple du savoir et affirmation de la puissance politique était tellement ancrée à la jonction des IIIème et IIème siècles avant notre ère qu’une dynastie concurrente des Lagides, les Attalides, issue elle du Diadoque Lysimaque, en fonda une en sa capitale, Pergame. Par ailleurs, des bibliothèques essaimèrent dans tout le monde hellénistique. Relativement à la bibliothèque d’Alexandrie, Gaëlle Coqueuniot rappelle que la première description que nous en avons est d’époque romaine. Nous la devons à Strabon. Par ailleurs, l’historienne précise que les fondations des premières bibliothèques publiques commencent avec Rome. En effet, c’est sous le second Triumvirat que le général Assinius Pollio établit la première bibliothèque à Rome, près du temple de la Liberté, financée grâce au butin de guerre contre les Parthes. Sous le régime impérial, nous assistons même à une monumentalisation des édifices.

            Gaëlle Coqueuniot s’attache à analyser le complexe édilitaire d’Athènes, aménagé probablement au Ier siècle de notre ère, et dont l’identification semble avoir été complexe. Celle-ci fut d’abord rendue possible grâce à la dédicace de T. Flavius Pantainos. La tria nomina indique clairement qu’elle est l’œuvre d’un citoyen romain – il faut en effet attendre l’Édit de Caracalla en 212 pour que la citoyenneté romaine soit accordée à tous les hommes libres de l’Empire – riche : il s’agit d’évergétisme. La bibliothèque de Pantainos semble même s’inscrire dans une politique d’urbanisation reliant le centre antique – l’agora – au nouveau marché romain à l’Est et de surcroît, correspondrait à une ornementation et un embellissement d’un site préexistant. L’archéologie, la stratigraphie, semblent confirmer cette hypothèse. Mais ce qui nous intéressera ici au premier chef sont les interprétations que livre l’historienne ; d’une part, les éléments découverts sont caractéristiques de l’évergétisme pratiqué par les Empereurs romains et les citoyens riches. D’autre part, la fonction pédagogique de la bibliothèque. Pantainos, en ayant ouvert au public la bibliothèque de son père, Flavius Ménandre, aurait ouvert par là-même l’ère des grandes donations de bibliothèques aux cités grecques par un citoyen riche. De surcroît, si la période impériale bouleverse l’aspect matériel des édifices de par leur caractère désormais ostentatoire, luxueux et monumental, localisés en plein cœur des cités, elle serait aussi marquée par la diffusion d’une culture lettrée. Les bibliothèques étant installées à proximité des forums ou des thermes, la démocratisation de la lecture et l’importance accrue de l’écriture amorcées dans les monarchies hellénistiques se sont accentuées sous l’Empire. Par ailleurs, c’est sous les Empereurs antonins, en l’occurrence Trajan et Hadrien, que les activités édilitaires se sont considérablement développées dans les provinces orientales. L’auteure de l’article précise que l’archéologie a mis en évidence une importante série de bibliothèques en Grèce et en Turquie.

            Gaëlle Coqueuniot finit son étude en analysant les cas des bibliothèques de Celsus à Éphèse et de Nysa. Si les exemples précédents étaient marqués par l’assise d’un pouvoir politique et d’un prestige, ici la recherche de gloire pour le fondateur et sa famille prenait une autre dimension, le bâtiment devenant également un mausolée. Ainsi, Éphèse, la plus célèbre bibliothèque du IIème siècle de notre ère, fondée par le consul Titus Julius Aquila sous le long règne de Trajan, présente pour la compréhension de l’étude de nombreux intérêts. D’abord, sa dimension esthétique : il nous est précisé que la façade de cette construction monumentale était conçue pour attirer l’œil. Dans l’abside, dans l’axe central de l’entrée, une statue dont on suppose qu’il s’agirait probablement d’Athéna – Minerve pour les Romains, déesse du savoir. Ensuite, ses aspects fonctionnels : l’archéologie a révélé trois niveaux de niches et l’on suppose que les employés de la bibliothèque accédaient aux livres avant de les communiquer aux lecteurs en salle. Enfin, et là réside la grande nouveauté de l’époque impériale, la bibliothèque devient un « véritable mémorial de pierre à la gloire de sa famille et de son fondateur. » Sous la bibliothèque d’Éphèse, édifice individuel, se trouve le tombeau du père du fondateur. La configuration de la bibliothèque de Nysa est analogue à celle d’Éphèse. Construite vraisemblablement aux alentours de 130, sous le règne d’Hadrien, hypothèse est formulée qu’elle soit l’œuvre d’un évergète. Si aucune inscription ne permet d’établir les circonstances et l’identité du fondateur, la présence du magnifique sarcophage en marbre dans le portique d’entrée, ainsi exposée à la vue des lecteurs et des passants, permet lui de conclure avec certitude sa fonction : la gloire et la postérité des donateurs. Au-delà de ce point remarquable en soi, Gaëlle Coqueuniot attire notre attention sur un autre élément exceptionnel des deux bibliothèques de provinces orientales : les défunts ne sont pas inhumés dans des nécropoles, mais restent au cœur de la cité. Ainsi, ils sont érigés au rang de héros, bénéficiant d’un culte de la part de la cité. Ici, la fonction de mausolée semble prendre le pas sur celle de transmission du savoir.

            Si les rois hellènes fondèrent les bibliothèques sur le modèle de celles attachées, au IVème siècle avant notre ère, aux écoles philosophiques d’Athènes, leurs édifices étaient néanmoins imprégnés d’une dimension mémorielle forte. Cette vocation est polymorphe :

  • La conservation, la transmission des textes et des savoirs. Nous noterons par ailleurs l’essence « encyclopédique » des bibliothèques d’Alexandrie et de Pergame, dont l’exégèse des savants a permis l’édition de textes commentés ;
  • La dimension mémorielle, voire « dynastique », au service d’une mission politique, en l’occurrence la propagation de la culture hellène et la domination idéologique des dynasties hellénistiques, ou la glorification du fondateur et de sa famille à l’époque romaine ;
  • La monumentalisation des édifices à l’époque impériale, culturels ou non du reste – nous pensons notamment à l’amphithéâtre flavien, construit sous l’Empereur Vespasien, inauguré par son premier fils Titus et agrandi par son second fils Domitien. Les édifices deviennent fastueux et occupent une position centrale dans la cité. L’historienne nous fait d’ailleurs remarquer qu’ils sont bien moins caractérisés par leurs traits architecturaux et fonctionnels que par leurs dédicaces.

Nous relèverons que ce dernier élément s’inscrit dans un contexte d’émulation et de rivalités entre évergètes, lequel entraîna la multiplication des ensembles thermaux et culturels. Le processus culmine au IIème siècle de notre ère, soit à l’apogée de l’Empire romain.

 

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

Antonio Invernizzi, « Art parthe, art arsacide », Topoi, volume 17/1, 2011, pp. 189 – 207 ; Persée.

Antonio Invernizzi est Professeur d’archéologie et d’histoire de l’art à l’Università degli studi de Turin. Son travail de recherche est centré sur l’Empire parthe. Dans cet article, Invernizzi propose, sinon une redéfinition, une précision des perspectives historiques relatives aux réalités culturelles de l’empire parthe. Soucieux de distinguer les adjectifs « parthe » et « arsacide », qui peuvent recouvrir, en fonction des objets d’études, des éléments différenciés ou être synonymes, Invernizzi s’attèle à l’analyse des caractéristiques de l’art arsacide. Il focalise son attention sur Nisa, à l’ouest de l’empire parthe, ce qui implique de fortes influences hellénistiques et induit la problématique des contacts, de la nature de ces contacts, entre les monarchies hellénistiques – ou du moins les Grecs d’Asie – et les souverains arsacides – et plus globalement de l’empire parthe. Pour étayer son argumentation et ses pistes d’analyse, le chercheur s’appuie sur les vestiges de « la Salle ronde » de Nisa.

« Parthe » et « arsacide » : le piège sémantique

Invernizzi pose un préalable, il est de nature sémantique. Est-il approprié d’utiliser la dénomination « Empire parthe » indifféremment « d’empire arsacide », et donc de confondre en une seule et même réalité culturelle « art parthe » et « art arsacide » ? Le chercheur rappelle qu’ « Empire parthe » est une dénomination de l’antiquité, utilisée par les historiens d’alors – nous pensons aux Romains qui entretinrent, au moins jusqu’aux campagnes de Trajan, une « rivalité héréditaire » avec les Parthes pour le contrôle de la Mésopotamie. La confusion vient du nom du berceau de la première dynastie de l’Empire parthe, la Parthie. Aussi paraît-il plus pertinent à l’auteur de l’article d’utiliser la référence dynastique, « arsacide ». La difficulté est aussi posée par l’archéologie, qui utilise le terme « parthe ». De surcroît, l’historien russe Mikhaïl Rostovtzeff, spécialiste de l’histoire économique et sociale des mondes iranien, hellénistique et romain, proposait une définition de l’art parthe dans son ouvrage Dura and the problem of Parthian art (1935). La définition proposée de l’art parthe acquiert alors une valeur pas uniquement chronologique, mais implique également une qualification descriptive sur la nature des travaux concernés. Par ailleurs, Antonio Invernizzi ne manque pas de rappeler que l’espace géographique concerné a vu différents empires au fil des siècles : perse achéménide, séleucide – issu du Diadoque Séleucos –, arsacide et sassanide – rivaux et successeurs des Arsacides. L’autre facteur essentiel à prendre en compte est évidemment la propagation de l’hellénisme sous les règnes des souverains macédoniens, après le partage de l’Empire d’Alexandre le Grand, et ce, dans la zone d’influence des Parthes, où des traditions plus anciennes n’avaient pas perdu de leur vigueur dans certaines régions. Voilà qui pose la question des apports de la culture hellène, de l’Occident, dans l’Empire parthe, voire de leur subtil syncrétisme en matière de création artistique. Aussi Invernizzi assure-t-il que le travail que nous connaissons dans les différentes régions de l’Empire parthe est très diversifié et pas uniquement lié aux Arsacides. « Parthe » serait donc un terme générique, une sorte de dénominateur commun étendu sur une longue période chronologique. Ayant cette réserve à l’esprit, l’historien ne pourrait raisonnablement pas définir un travail comme arsacide s’il n’a pas été réalisé en connexion avec la dynastie. Il apparaît donc essentiel d’abord, de redéfinir les notions d’art arsacide et d’art parthe, ensuite de comprendre qu’il n’y a pas de notion culturelle précise qui corresponde aux termes géographiques « Parthie » et « Parthe ».

La ville de Nisa : caractéristique de l’art arsacide ?

Nisa n’est pas un siège ordinaire des Arsacides mais une fondation dotée d’un caractère spécial. Selon Invernizzi, Nisa est le centre d’une culture dynastique ! Aussi, si l’on veut assigner une valeur culturelle à la dénomination « parthe », il faut vérifier si cette dernière coïncide avec l’art arsacide de Nisa. Par ailleurs, le chercheur rappelle que la définition de Rostovtzeff repose sur le regard posé après la conquête romaine de Nisa, et appliqué à l’extrême ouest, aux provinces de l’ouest de l’Empire parthe. Nous aurons noté que même pour l’historien, la difficulté à trouver une alternative à l’adjectif « parthe » demeure. Adjectif utilisé depuis l’antiquité, codifié par les Romains pour dénommer l’art de l’Empire parthe comme un tout. Il semblerait donc que ce qui ait été négligé jusqu’ici est d’envisager l’art parthe comme le développement de faits dans l’espace et dans le temps, dans sa dimension historique. De surcroît, le chercheur évoque les pièces de monnaie : elles ont circulé dans l’espace sur toute la période arsacide. Cependant, elles ont été produites pour un usage spécifique, elles ont un nombre de modèles iconographiques limité. Si l’on étudie les pièces de monnaie, on ne peut se limiter à leur seul usage, mais l’on doit prendre en compte les variantes et les particularités stylistiques, y compris au niveau local.

Le terme « Arsacide » est par définition une valeur ciblée dans le temps, pas une valeur universelle. L’art officiel arsacide se définit essentiellement à partir de Nisa. Nous aurons été sensibles, à la lecture de l’article, à l’importance du modèle grec. Il est partout, immédiatement identifiable et a exercé une véritable influence. Il est perceptible dans les quatre groupes qu’Invernizzi présente comme illustratifs des goûts de la cour :

  • les statuettes en marbre
  • les statuettes en argile

                              Ces quatre groupes présentent des composants hellénistiques caractéristiques

                                          des premiers temps de l’art arsacide

  • les rhytons d’ivoire
  • la fresque

Les statuettes en marbre

Invernizzi s’attarde sur les statuettes en marbre – d’un style purement hellénistique – ou plus précisément sur le sculpteur. Ce dernier, présent à Nisa, a utilisé différentes pierres, pour le haut du corps, puis pour les jambes et le vêtement d’Aphrodite, avant de la colorer. Ces œuvres, Aphrodite et Hekate, illustrent plusieurs éléments – de natures artistique et religieuse. Tout d’abord, les différentes tendances stylistiques sont la preuve de la vivacité de la vie artistique des Grecs en Asie centrale. Les sculpteurs s’inscrivaient dans une tendance et imprimaient leur marque. Relativement à la dimension religieuse, même s’il semble difficile de juger strictement sur ce plan car nous ne disposons pas de suffisamment d’informations sur les croyances des souverains arsacides, il apparaît la nécessité de comprendre la commande. La valeur de ces œuvres était-elle simplement ornementale ? Ces deux statuettes ne seraient-elles pas l’illustration d’un syncrétisme religieux, typique de la période parthe dans tout l’ouest de l’Empire ? C’est pourquoi Invernizzi propose que les rois arsacides aient vu l’image d’Hekate, laquelle serait  une référence à la déesse Anahita – ou Ishtar – c’est-à-dire Aphrodite. En effet, Hekate-Anahita se rattache au thème de l’eau, et celui-ci est inhérent à celui d’Aphrodite Anadyomène. Anadyomène, « émergente », « sortie de l’eau » – Aphrodite naît de l’écume, après que Cronos a jeté le sexe tranché et ensanglanté d’Ouranos dans la mer.

La salle ronde

Nous ne nous étendrons pas sur les statuettes d’argiles, l’auteur de l’article précisant que les fragments sont trop petits et les objets pas à leur place originelle. Nonobstant, il nous semble important de nous arrêter sur ses précisions quant aux statues de la Salle ronde tant ils sont éclairants sur les influences hellénistiques. En effet, Invernizzi liste un certain nombre d’archétypes. À partir de la tête, dont il suggère qu’elle est celle de Mithridate Ier, et de la tunique plissée, il évoque un réalisme idéalisé à la manière grecque ; ainsi, la longue barbe de philosophe à l’aspect noble qui caractérise souvent les grands personnages des époques classique et hellénistique, tels Périclès ou Aristote. Ces éléments ont été introduits par les artistes qui accompagnaient les cortèges d’Alexandre. Plus éloquent encore : la demi-douzaine de statues de la Salle ronde de Nisa serait probablement un monument votif, pas moins qu’un hérôon, c’est-à-dire un édifice dédié à un héros, ici Mithridate. Si le style artistique est typique des traditions iraniennes d’Asie centrale, l’aspect fonctionnel serait influencé par le répertoire hellénistique. Il faudrait donc trouver un modèle grec : Invernizzi propose le Philippeion. La référence et l’effet miroir pour Mithridate sont prestigieux. En effet, le Philippeion est un monument édifié par Léocharès à la demande de Philippe II de Macédoine après sa victoire à Chéronée contre la coalition grecque menée par Athènes et Thèbes. Philippe y est représenté déifié. Sur un de ses côtés, sa femme Olympias et son fils Alexandre, de l’autre ses parents. Suivant ce modèle, Invernizzi suggère que la Salle ronde est peut-être devenue le premier monument célébratif des souverains arsacides. La corrélation entre l’art hellénistique originaire de Macédoine à Nisa serait perceptible également dans les ornements et même les petites statuettes en métal. Enfin, que la Salle ronde soit l’œuvre de Mithridate ou d’un successeur est d’une importance relative : dans un cas comme dans l’autre, elle rend hommage au fondateur de l’Empire parthe et rend gloire à la dynastie arsacide.

La fresque

Malheureusement, nous disposons de trop peu de fragments de la fresque pour tirer des conclusions solides. Néanmoins, un détail révèle l’origine grecque du peintre – les premières lettres de son nom. Il aurait été originaire d’un royaume grec d’Asie. Mais d’autres fragments nous livrent des détails qui corroborent les hypothèses de l’auteur – l’influence ou le modèle hellénistique d’une part, les spécificités de l’art arsacide d’autre part – : deux groupes de cavaliers vêtus de tenues iraniennes se livrant bataille. La composition de la narration prendrait son origine dans la mosaïque d’Alexandre à Pompéï, celle-là même qui relate la victoire du roi de Macédoine à la bataille d’Issos, contre Darius III. Il faut préciser ici qu’Invernizzi relève une invention originale : l’utilisation d’un filet ou d’une grille. Il souligne également le linéarisme et le contour net des silhouettes.

Les rhytons d’ivoire

Ils sont très importants car ils illustrent l’évolution dans le temps de l’art à Nisa. On y a sculpté des scènes complexes. Le même sujet a été réalisé de différentes façons par différents sculpteurs. Invernizzi se réfère à ce sujet aux travaux de Pappalardo : une homogénéité sur le plan fonctionnel, mais des différences significatives de facture dans le temps. Les rhytons mettent en lumière les étapes principales de l’évolution progressive, à travers les âges, des aspects formels. De fait, ces magnifiques objets permettent au chercheur d’avoir une lecture qui s’inscrit dans une double perspective :

  • greco-asiatique, abondamment nourrie par une profusion de sources,
  • irano-asiatiques, plus difficiles car les informations sur les conceptions arsacides sont peu abondantes.

Les rhytons offrent presque une synthèse du propos de l’auteur de l’article. Il les définit comme greco-asiatiques, c’est-à-dire comme l’expression d’un royaume grec d’Asie centrale satisfaisant les besoins des commandes royales iraniennes. Plus encore, ils offriraient la compréhension de l’art arsacide des siècles avant Jésus-Christ, et dans ces cas, l’on peut affirmer que l’art arsacide coïncide avec l’art parthe. Voilà qui amène d’autres remarques, pose d’autres questions, soulevées notamment par la position très frontale, ferme, rigide, du flutiste, attitude appréciée à l’ouest de l’Empire, mais que l’on retrouvera également plus tard, sur les pièces de monnaie notamment, et pas uniquement dans les provinces occidentales. La culture hellénistique aurait donc pénétré d’avantage encore l’Empire parthe. Des questions qui font prendre au mot histoire tout son sens, historia, « enquête ».

Invernizzi n’invite pas seulement à réviser, à redéfinir et mettre à jour, la perspective de la relation entre art arsacide et art parthe, mais bel et bien à investir d’autres lignes de l’activité artistique au centre et à la périphérie de l’Empire parthe. Peut-être pourrions-nous ajouter qu’à la lecture de cet article, il semblerait que Nisa illustre les rapports des Grecs d’Asie, des monarchies hellénistiques, avec l’Empire arsacide. Non seulement les Grecs d’Asie ont pu conserver leurs spécificités culturelles fortes, mais en plus, ils ont continué à propager l’hellénisme – à helléniser les provinces de l’ouest de l’Empire ? Quant aux Arsacides, ils se sont pleinement appropriés les aspects fonctionnels de cette culture pour servir et sublimer leur pouvoir.

 

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

Octave (Caius Octavius Thurinus) naît le 23 septembre 63 avant Jésus-Christ à Rome dans une famille attachée à l’oligarchie républicaine. Selon Suétone, le roi Servius Tullius avait élevé la famille Octovia au patriciat, mais sous la République, elle redevint plébéienne. Octave est également le neveu de celui qui, en cette année 63, est élu Pontifex Maximus (grand pontife), un certain Jules César ! Octave est orphelin de père à 4 ans. Les romans et le Cinéma en font un personnage cynique, voire détestable ; mais s’il ne peut séduire comme Antoine ou fasciné comme César, l’Histoire révèle un personnage d’une rare intelligence politique, celui qui de surcroît, s’appuyant bien sûr sur l’œuvre de son oncle, a rétabli la paix à Rome.

Tout jeune, il reçut les récompenses militaires à l’occasion du triomphe de Jules César sur l’Afrique (Suétone). Mais le jeune Octave n’avait pas pris part au combat. En revanche, il accompagna son oncle – qui avait de nouveau élevé la gens Octavia au rang des patriciens – lors de sa campagne militaire en Espagne.

Aux Ides de Mars 44 avant Jésus-Christ, le « dictateur démocrate » Jules César, qui n’a JAMAIS été empereur, est assassiné en pleine séance du sénat par des républicains qui le suspectent de vouloir rétablir la monarchie à Rome. Octave apprend par le testament de César que ce dernier l’avait adopté. Octave, petit-fils posthume du dictateur, est de facto son héritier. Cette situation doublée au désir de vengeance à l’endroit des césaricides, conduisent Octave à entretenir une relation ambivalente avec le bras droit de « son père », Marc-Antoine : rivalités et alliances de circonstances.

Ainsi, le 11 novembre 43, les deux hommes, rejoints par Marc Lépide, qui jouit alors d’un grand prestige, issu par ailleurs d’une illustre famille patricienne, scellent une alliance politique : c’est le second Triumvirat. Si l’objectif affiché est la réorganisation de la République romaine – qui dispose déjà d’un véritable empire territorial – et la poursuite des assassins de César, il est en réalité bien question de retirer tout pouvoir véritable au Sénat et d’organiser un partage de l’Empire entre ces trois « consuls de fait ». A Octave reviennent l’Italie et les provinces occidentales, donc le tumulte et le chaos ; Lépide obtient l’Afrique (du Nord) ; Antoine s’octroie l’Orient, dont l’Égypte, c’est-à-dire les ressources les plus riches et le grenier à blé de Rome. Cette alliance est fragile, chaque triumvir étant armé d’ambitions personnelles très fortes. Suite à sa campagne de Sicile contre le fils du « Grand Pompée », Octave parvient à évincer Lépide, mais cette éviction le place irrémédiablement dans un duel avec Marc-Antoine. Ce dernier est un général talentueux, un soldat courageux qui s’était par ailleurs illustré à Alésia sous les ordres de César. La victoire des triumvirs contre Brutus et Cassus à Philippes, en Macédoine, (-42), avait avant tout été le fait d’Antoine. Mais celui-ci, en Égypte, est tombé sous le charme de la reine Cléopâtre VII. Reine d’Égypte, mais d’ascendance grecque (elle est issue de la lignée de Ptolémée, compagnon d’Alexandre le Grand, qui avait reçu l’Égypte après le partage entre les Diadoques). Antoine, dans son testament, faisait notamment de ses enfants avec Cléopâtre ses héritiers. Il faut ici préciser qu’Antoine était légalement l’époux d’Octavie, la sœur d’Octave… Ce renoncement à la romanité permit à Octave de liguer Rome contre Antoine, et il obtint que son rival soit déclaré « ennemi public ». Voilà qui aboutit à la bataille navale d’Actium le 2 septembre 31 avant Jésus-Christ. Parmi ses fidèles, Octave dispose d’un soldat vaillant et fin stratège, le général Agrippa, à qui il doit une victoire éclatante. Antoine et Cléopâtre se réfugient à Alexandrie, tout espoir de renversement de situation serait vain. Cléopâtre, par une lettre, fait croire à Marc-Antoine qu’elle s’est suicidée. Le général se donne la mort. En réalité, la reine d’Égypte espérait négocier avec Octave, mais celui-ci se montrant insensible, elle se suicida à son tour.

La victoire d’Octave en fait le maître de Rome et de l’empire dominé par la République. Il y avait plus d’un siècle que l’État romain et son territoire étaient soumis aux guerres civiles. De surcroît, comme les généraux ambitieux qui l’avaient précédé, Octave avait conscience que l’on ne pouvait gouverner un empire comme on avait gouverné une ville. Il organise donc un partage apparent du pouvoir avec le Sénat. Moins brutal que César, profitant de la lassitude des guerres intestines, il est nommé Princeps, « le Premier », c’est-à-dire le premier des sénateurs – princeps, premier, donnera le mot « prince ». Octave, personnage qui se veut pieux et qui entend mener une politique de « bonnes mœurs » se voit octroyer le titre d’Auguste en 27 avant Jésus-Christ, titre revêtant un caractère sacré puisqu’il signifie « le vénérable », « le majestueux ».

Auguste, comme il convient de l’appeler désormais, invente donc un nouveau régime politique, le Principat : il est le premier Empereur romain ! En créant « l’Empire romain » – non au sens territorial mais politique –, Auguste invente ce que nous appellerions aujourd’hui la « monarchie républicaine ». En effet, toutes les apparences de la monarchie sont préservées : on procède toujours comme il se doit à l’élection des magistratures – jusqu’aux Consuls, même s’il s’en arrogea le titre par la force l’année de ses 20 ans selon Suétone – mais le pouvoir, en réalité tous les pouvoirs, sont détenus par l’Empereur.

Tacite analyse la situation avec lucidité : « Quand il eut séduit […] tout le monde par les douceurs de la paix, il commença à s’élever par degrés […]. Nul le lui résistait […] ». Sans le dire mais dans les faits, Auguste venait de rétablir la royauté à Rome. Ce principe de « monarchie républicaine », cet Empire politique conservant les magistratures et le droit républicain, serait promis à la postérité. Non seulement le régime politique créé par Auguste, premier Empereur romain, durerait près de cinq siècles – si l’on ne prend pas en compte sa poursuite avec la partie orientale de l’Empire romain après 476 ap. JC – et inspirerait jusqu’à un général de la Révolution française, qui se ferait sacrer Empereur en 1804. Revenons-en à Auguste. L’organisation des provinces, antérieures à sa prise de pouvoir, est repensée : elles sont divisées en provinces dites « sénatoriales » et en provinces « impériales », ces dernières, soumises aux troubles ou frontalières, sont administrées directement par Auguste – par l’intermédiaire de ses légats. En revanche, le gouvernement de l’Égypte, qui a été annexée après le suicide de Cléopâtre, est confié à un préfet issu de l’ordre équestre . Précisons ici que contrairement à une idée largement répandue, Auguste ne s’est pas simplement contenté de maintenir les frontières de l’Empire. L’historien antiquisant Christophe Badel souligne même que Rome mène encore une politique agressive , même si, bien entendu, ses successeurs s’inscriraient dans une politique de « la stabilité », du moins jusqu’au règne de Claude. Nous avons déjà signalé l’annexion de l’Égypte, jusqu’alors « royaume client ». Suétone indique : « Il [Auguste] soumit, soit par lui-même, soit par ses lieutenants, le pays des Cantabres, l’Aquitaine, la Pannonie, la Dalmatie avec tout l’Illyricum, ainsi que la Rhétie, les Vindéliciens et les Salasses, peuplades des Alpes. » A cela s’ajoutent la répression sanglante des incursions daces et le rejet des Germains. Nonobstant, en Germanie justement, trois légions furent massacrées – celles de Varus.

Auguste obtint des succès diplomatiques importants, obtenant notamment des Parthes la rétrocession de l’Arménie et des enseignes du triumvir Crassus . À Rome même, il mena de grandes réformes : c’est lui qui institua dans les amphithéâtres un placement soucieux de l’ordre social ; il épura politiquement le Sénat, lequel avait été « grossi » après l’assassinat de César ; Auguste semble avoir fait preuve d’indulgence en matière de justice, lui qui avait pu se montrer impitoyable et cruel envers les prisonniers césaricides. Mais surtout, il est à l’origine de grands travaux publics dans la capitale de l’Empire. Parmi ses proches conseillers, un certain… Mécène. Sous le règne d’Auguste, la ville de Rome change de visage.

« La beauté de Rome ne répondait pas à la majesté de l’empire et la ville se trouvait exposée aux inondations et aux incendies : Auguste l’embellit à tel point qu’il put se vanter à bon droit ‘’de la laisser en marbre, après l’avoir reçue en briques’’. »

Ses successeurs poursuivraient cette politique, offrant à la ville « maîtresse du monde » des monuments exceptionnellement imposants – le Colisée sous Vespasien, inauguré par son fils, la Colonne Trajane, célébrant la victoire de l’Empereur Trajan,

Son mariage avec Livie lui avait donné une descendance, mais il relégua sa fille et ses deux fils moururent avant lui. Aussi, ayant adopté le fils de Livie, un militaire, Tibère, vraisemblablement à son retour de Rhodes en 4 après Jésus-Christ, son héritier était désigné. Quatre ans plus tard, le vieil Empereur dont Suétone nous dit qu’il conserva sa beauté et sa grâce toute sa vie, fut gratifié par le Sénat d’un nouvel honneur : Sextilis, le sixième mois de l’année, prit son nom – « août » en français, « August » en anglais.

Tantôt clément et s’illustrant par des libéralités, tantôt cruel et implacable, perçu comme courageux au champ d’honneur ou désertant le champ de bataille, Auguste fut toujours considéré par les Romains comme un « bon empereur », c’est-à-dire un homme vertueux ayant le sens de l’État, ne braquant pas la notabilité sénatoriale ni la dignitas des aristocrates. Il meurt le 19 août 14 après Jésus-Christ, à presque 77 ans, fort d’un règne exceptionnellement long, laissant à ses successeurs un régime politique stable et puissant et livrant à la postérité la Rome de marbre, celle de l’Empire et des Empereurs.

 

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia