André Vauchez est historien médiéviste, membre de l’Ecole française de Rome – qu’il a dirigé de 1995 à 2003 – et membre de plusieurs Académies en Europe, dont, en France, la prestigieuse Académie des Inscriptions et Belles Lettres, depuis 1998. Universitaire – il a enseigné à Rouen et à Nanterre –, il est l’un des plus éminents spécialistes de l’histoire de la sainteté médiévale et de la spiritualité en Occident. Auteur d’une thèse intitulée La Sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge (1198-1431) : Recherches sur les mentalités religieuses médiévales, soutenue en 1978, il a publié de nombreux ouvrages thématiques parmi lesquels La Spiritualité du Moyen Âge occidental VIIIe-XIIIe siècle, Presses Universitaires de France, 1975, La Sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge (1198-1431), École française de Rome, 1981, ou encore Saints, prophètes et visionnaires, Le pouvoir surnaturel au Moyen Age, Bibliothèque Albin Michel Histoire, Paris, 1999, dont nous proposerons ici une analyse critique de son article 5, « Les images saintes : représentations iconographiques et manifestations du sacré ».

Resituons au préalable l’ouvrage et son ambition, tels que nous les percevons dans l’introduction de l’auteur.

Il s’agit de comprendre la construction théologique du merveilleux et les tentatives d’encadrement, par l’Église, des pratiques et rituels liés aux miracles et à la sainteté. Il est donc ici question de politique, ou plutôt d’usage politique du « surnaturel chrétien », bien loin de l’idée reçue, comme nous l’avons vu, d’une quelconque perpétuation du paganisme.

Rappelons par ailleurs que l’article 5 que nous nous proposons d’étudier se trouve dans la première partie de l’ouvrage, elle-même intitulée « La sainteté comme pouvoir« . Vauchez nous invite cependant à éviter plusieurs écueils, au premier rang desquels un regard infantilisant considérant, à l’instar des « historiens romantiques » du XIXème siècle, qu’il y aurait de la naïveté dans cette omniprésence du merveilleux ou du surnaturel au Moyen Age. L’auteur, toujours dans son introduction, écrit : « Le surnaturel n’est pas un concept, c’est un monde. Ce livre vise à en prendre la mesure, sans prétendre résoudre les nombreux problèmes que posent encore à l’historien son approche et son étude. » Se pose de facto la question des sources : récits, traditions rapportées, témoignages – quel crédit « scientifique » leur apporter ? –, procès de canonisation, … André Vauchez lui-même prend toutes les précautions d’usage nécessaires, rappelant qu’entre les travaux novateurs de Marc Bloch en 1924 et « la vogue de l’histoire des mentalités » qui avaient suscité un regain d’intérêt pour la thématique que nous questionnons, trente-six ans s’écoulèrent. Aussi, au fil de cette enquête à visée monographique, enrichie par les apports méthodologiques de l’anthropologie, nous noterons, avec l’auteur, que les questions spécifiques de la sainteté médiévale en Occident ont peu été traitées – du moins pendant longtemps – par les historiens, nous y reviendrons. De fait, dans cet article 5, « Les images saintes : représentations iconographiques et manifestations du sacré », Vauchez renvoie souvent aux mêmes sources de premières mains – La légende dorée de Jacques de Voragine évidemment –, aux travaux de Wirth, de Le Goff ou de Hubert, ou plus encore aux siens propres. Nous constaterons enfin que les images saintes elles-mêmes, ou les statues-reliquaires, sont des sources pertinentes, les références à leur sujet et leurs usages attestant en soi de l’importance du phénomène.

 

C’est avec deux cas de cruentatio qu’André Vauchez ouvre son cinquième article. Les deux phénomènes sont mis en parallèle l’un de l’autre : le premier se déroule avec, « en toile de fond », la guerre de cent ans et met en présence deux rivaux : le Duc de Bretagne, Jean de Montfort, vainqueur de Charles de Blois, tué en 1364 lors de la bataille d’Auray, durant la guerre de succession de Bretagne. Le second, un siècle plus tôt, se concentre sur l’évêque de Hereford, Thomas de Cantiloupe, excommunié injustement par son supérieur hiérarchique, John Peckham, archevêque de Canterbury – Cantiloupe fut finalement canonisé par le Pape Jean XXII. Ainsi, les deux récits rapportés par l’auteur placent en leur cœur deux hommes qui, chacun dans un contexte spécifique, prennent une dimension de martyr. Centrons-nous davantage sur les deux phénomènes rapportés.

Dans le cas de Charles de Blois, le récit raconte que le Duc Jean avait fait recouvrir de blanc une fresque représentant son défunt rival, à genoux en armes devant un arbre de vie relatant la légende de Saint-François. Or, le jour de la purification de la Vierge, deux trainées rouges coulèrent de la fresque puis, une fois poignardée par deux soldats anglais – Jean de Montfort était soutenu par les Anglais –, l’écoulement de sang s’accentua.

Dans le second récit, on apprend que l’évêque déchu se rendit en Italie pour plaider sa cause auprès du pape et être relevé dans ses fonctions. Mais Thomas de Cantiloupe mourut à Orvieto et sa dépouille fut ramenée en Angleterre. Lors de la traversée du diocèse placé sous l’autorité de l’archevêque John Peckham, les restes de l’évêque excommunié saignèrent. Ici, André Vauchez nous rapporte deux récits qui ont bien moins la saveur de l’histoire dite « scientifique » que celle d’une légende. Mais peu importe qu’ils soient documentés ou non – Vauchez n’aborde pas ici la nature de ses sources, s’il existe des sources contradictoires –, ni même si une justification politique peut être construite à partir de ces récits. Là n’est pas le propos de l’auteur. Nous devons donc chercher ailleurs les éléments d’analyse relatifs à la pertinence de ce qui est raconté.

Tout d’abord, Vauchez nous raconte une Histoire des saints incarnée, ce qui tend à démontrer le souci que l’Église avait, déjà, de l’Incarnation et donc, de construire une théologie de l’Incarnation. Ces récits que l’historien nous rapporte renvoient aux Écritures, à la Passion de Jésus et au Christ en croix. Ne peut-on lire dans ces saignements abondants de la relique de Thomas de Cantiloupe et de l’image de Charles de Blois un écho des stigmates du Christ, posant pour modèle à suivre celui qui pour servir Dieu endure le martyr ? Il y aurait donc une certaine constance depuis les « témoins de Dieu » martyrisés de l’Antiquité.

De surcroît, dans un cas comme dans l’autre, Vauchez nous précise qu’il s’agit d’une ordalie : par ces saignements, Dieu désigne les coupables. Relevant « le caractère relativement banal de tels épisodes », l’auteur nous explique enfin que l’Église avait pensé et encouragé un processus de substitution des images aux reliques ; l’épisode de la relique de Thomas de Cantiloupe précède d’un peu moins d’un siècle celui de l’image de Charles de Blois. Cependant, selon André Vauchez, ce processus de substitution aurait été bien antérieur au XIVème siècle. Pour le démontrer, l’auteur convoque l’œuvre hagiographique la plus emblématique du XIIIème siècle, La légende dorée de Jacques de Voragine, laquelle a largement contribué à construire une « mythologie chrétienne ». L’exemplum que Vauchez y puise nous intéressera à plusieurs égards. L’archevêque de Gênes raconte qu’un juif se fit sculpter une image de Saint-Nicolas dont il lui confia sa maison et ses biens. Jacques de Voragine relate qu’à l’occasion de l’une des absences du juif, des voleurs dévalisèrent sa demeure et à son retour, le juif maltraita le visage sculpté de l’évêque de Myre ; ce dernier serait apparu aux voleurs et les menaça de les révéler. Vauchez nous rapporte que dans le récit de Jacques de Voragine, probablement soucieux de l’inscrire dans la tradition d’une religion de la miséricorde, les voleurs « devinrent honnêtes et le juif se convertit à la foi chrétienne. » Si ce récit propose lui aussi une « mystique de l’Incarnation » et que l’on confère à l’image des « pouvoirs surnaturels », Vauchez nous propose l’interprétation suivante : « L’image est une médiation à saisir par le fidèle, une force qu’il peut obliger à s’actualiser. »

L’auteur bouscule ici une idée reçue, celle d’une dévotion extrême des sociétés médiévales, ou d’un blasphème supposé à brutaliser une image chargée d’un caractère sacré – Vauchez explique, par exemple, que les images de saints patrons étaient parfois « humiliées » dans leurs monastères. Enfin, sur cet aspect de la question toujours, concernant le juif, Vauchez précise que Jacques de Voragine prend ici une certaine distanciation, car le personnage n’est pas chrétien au moment des faits. Peut-être pourrions-nous ajouter, relativement à sa conversion et au-delà du « happy end » évoqué par l’auteur de l’article, qu’elle tend à illustrer la dimension universelle de la religion catholique – c’est d’ailleurs son sens étymologique – : l’exemple du saint, homme parmi les hommes, et le miracle, démonstration de la volonté divine, fers de lance de l’évangélisation.

La question des images – et de leur pouvoir – amène Vauchez à poser celle des statues-reliquaires dont la diffusion avait commencé aux IXème et Xème siècles. Avec toutes les précautions d’usage, l’auteur amène à considérer la variété des situations et attire notre attention sur l’absence de témoignages précis concernant les potentialités « surnaturelles » de ces statues-reliquaires. L’historien mobilise de fait les recueils de miracles, d’exemplaLiber miraculorum beatae Mariae Dolensis, La légende dorée, … – sources principales de documentation. Dans bon nombre de ces recueils, on lit des récits liés à des miracles accomplis par des statues de la Vierge Marie, souvent accompagnées de l’enfant Jésus. Ce que nous rapporte à ce sujet André Vauchez doit nous interroger sur deux points : la place grandissante de la figure de la Vierge dans l’Occident chrétien au Moyen Age et son corollaire, les débats théologiques très vifs autour de la question centrale de l’Immaculée Conception.

Ainsi, l’historien nous démontre que la virginité de Marie ne fut pas une évidence pour les hauts dignitaires de l’Église. Se dessine à travers cet article des lignes de fractures théologiques au sein de cette même Église, qui tenta, de conciles en procès de canonisation, d’encadrer des croyances, parfois des pratiques populaires ou cléricales et de trancher des questions qui générèrent de vives oppositions.

Vauchez rappelle à ce propos que les images saintes, ayant obtenu des prérogatives déjà élargies aux représentations du Christ et de la Vierge, allaient aboutir à la contestation hérétique : dès le milieu du XIIème siècle, on constate un refus des représentations figurées de Dieu et des Saints. Ce « procès en idolâtrie » n’est pas sans rappeler « la querelle des images » qui sévit dans l’Empire byzantin aux VIIIème et IXème siècles. Nous comprenons plus précisément alors cette sainteté comme pouvoir qui s’établit : face au rejet des images pieuses et à la négation hérétique, l’Église catholique romaine s’affirme comme élue de Dieu sur terre douée d’une mission pastorale, en attestent les signes tangibles que sont les miracles accomplis par les icônes et les statues-reliquaires. Ainsi, ces prodiges rapportés, prodiges à la dimension apologétique nous dit Vauchez, asseyent l’idée que l’image est habitée par la présence divine, que « l’iconographie prétend exprimer ‘’la présence réelle’’ du surnaturel à travers les signes. »

Si les sources que convoquent André Vauchez, La Vie de Saint-Antoine de Padoue racontée par Sicco Polentone au XVème siècle par exemple, nous permettent d’acter que l’Église concède que « certaines représentations sont plus que de simples supports visuels », elle affirme dans le même temps que toute manifestation du merveilleux n’est pas un miracle. En ce sens, la théologie scholastique en général et la pensée de Saint-Thomas d’Aquin en particulier allaient permettre de formuler une proposition pour admettre l’un et l’autre principe : en aucun cas l’honneur rendu à l’image ne lui est adressé, le culte est rendu à son « prototype ». La Virtus latente des images de Dieu et des saints est admise, reconnue, mais selon cette condition précise. Nous ajouterons que la crise iconoclaste de l’Empire byzantin prit fin en 843 avec des conclusions de cet ordre.

 

Les intérêts et les apports de cet article sont multiples et permettront au chercheur en histoire médiévale d’étudier ces questions avec un discernement subtil, de se garder d’affirmer ou de généraliser des réalités historiques supposées à la hâte. Tout d’abord, l’auteur nous invite à considérer les difficultés posées par la nature des sources et par l’état de la question, longtemps déconsidérée par les historiens, davantage préoccupés par les problématiques positivistes.

André Vauchez lui-même n’a de cesse de prendre toutes les précautions d’usage, allant jusqu’à écrire « À ma connaissance » . Il est donc nécessaire, semble-t-il, de poursuivre les travaux entamés – et l’auteur y renvoie régulièrement dans ces notes –, de chercher peut-être de nouvelles sources ou d’analyser à partir de nouvelles perspectives celles que l’on connaît déjà.

Le chantier paraît vaste, mais c’est aussi sur un ton proche de celui de l’essai, rendant le savoir accessible à l’amateur passionné, que l’auteur appelle à prendre la mesure de l’ambivalence – de l’ambiguïté ? – inhérente à la thématique : « Sans oublier non plus que les exigences, parfaitement légitimes, de la réflexion critique ne doivent pas nous faire perdre de vue la spécificité de ce domaine, où le chercheur ne s’aventurera qu’en marchant sur la pointe des pieds, de peur de réveiller la Belle au bois dormant. »

Au cours de ces douze pages d’analyse, André Vauchez nous invite à saisir la subtilité suivante : à la fin du Moyen Age, si l’on considère que toutes les images ne sont pas miraculeuses ou animées, il n’apparait pas anormal que d’autres le soient. Citant Alphonse Dupront qui avance l’idée que toute image sainte est « à la fois le relais et la source », l’auteur nous permet de cerner ce qui pourrait être la problématique centrale : comment l’iconographie propose-t-elle de construire une « mystique et une théologie de l’Incarnation » dont l’Église catholique romaine serait garante ? Et en cela investie d’une autorité émanant directement de Dieu ? Cependant, cet essor du merveilleux eucharistique, au fond, cette « mise en scène liturgique », n’a pas permis, loin s’en faut, de résoudre définitivement la question de l’iconoclasme : le XVIème siècle serait, en partie, celui de la Réforme.

MARTINEZ-GROS Gabriel, Brève histoire des empires, comment ils surgissent, comment ils s’effondrent, La couleur des idées, Editions du Seuil, 2014

 

        Brève histoire des empires, comment ils surgissent, comment ils s’effondrent est un essai historique commis par Gabriel Martinez-Gros. L’auteur, historien, est professeur émérite à l’Université Paris-Ouest Nanterre – La Défense. Gabriel Martinez-Gros est un éminent spécialiste du monde musulman médiéval, et plus particulièrement d’Al Andalous. Dans cet ouvrage, il se propose de porter une analyse sur le long processus qui voit successivement l’émergence des empires, leur apogée, leur déclin puis leur effondrement, éclairé par les théories politiques de l’historien musulman du XIVème siècle, Ibn Khaldûn. Ainsi, portant un regard original sur ces vastes ensembles territoriaux, économiques, politiques et culturels, il traite dès son introduction, dont nous proposerons ici une analyse,  des points communs et des différences entre les empires perse, « greco-romain » et chinois (Antiquité), musulman, carolingien et byzantin (Moyen Âge), ou encore l’emprise mandchou en Chine ou l’Inde islamique (des temps modernes à l’orée de l’époque contemporaine).

        Gabriel Martinez-Gros ouvre son propos en évoquant les échos de l’époque d’Ibn Khaldûn dans la nôtre : les grands ensembles – les Empires du Moyen Âge, les capitales effervescentes et prospères –, plaçant comme soucis commun la recherche et le maintien de la paix. Mais déjà, il convient à l’auteur d’établir un premier élément de nuance, d’importance :

aux temps d’Ibn Khaldûn et des grands empires qui l’ont précédé, « la paix est une tyrannie » car imposée par la violence, une approche a priori  rejetée dans nos sociétés occidentales contemporaines. Dès lors, le fil de la pensée politique d’Ibn Khaldûn étant le point d’éclairage de la proposition de Martinez-Gros, il est primordial de comprendre qui est ce lettré du XIVème siècle, ce qui semble à l’origine de sa conception du pouvoir.

Ibn Khaldûn est héritier d’une famille de notables andalous au service des Princes du Maghreb, qui fut contrainte de quitter la péninsule ibérique – il convient peut-être ici de rappeler qu’Ibn Khaldûn naît en 1332, soit un peu plus d’un siècle après la bataille de Las Navas de Tolosa, étape décisive dans la Reconquista chrétienne. L’auteur nous explique donc que le grand penseur musulman, à l’issue d’une « carrière politique » qu’il achève à quarante-cinq ans, se consacre à l’œuvre de sa vie – et probablement l’une des œuvres majeures de tout le Moyen Âge – : Le Livre des Exemples, dont la célèbre Muqaddima – « Introduction à l’Histoire universelle » – n’est « que » l’ouverture. Déni de réalité des gouvernants, usure du pouvoir, agonie annoncée d’empires jadis puissants, la perception – le constat davantage ? – d’Ibn Khaldûn semble résolument apocalyptique. Probablement car son œuvre se voudrait moins politique que spirituelle : Martinez-Gros voit dans Le Livre des Exemples la volonté du penseur arabo-musulman de « pénétrer le dessein de Dieu. » Mais il nous faut ici nous arrêter sur ce qui fait, selon Ibn Khaldûn, l’essence-même de l’Etat : la légitimation de la violence et la perception de l’impôt, lui-même acte de violence car contrôle sur des sujets humiliés.

        Vient ensuite la distinction puis la confusion progressive entre l’Empire et l’Etat. A ce propos, Gabriel Martinez-Gros nous rappelle que l’étymologie d’Etat, « stare », implique une forme de sédentarisation. De concert avec l’auteur, nous rappellerons, à notre tour, celle d’empire, « imperium », qui implique a contrario le commandement et la puissance militaires. L’état – et l’Etat – impérial serait-il contraint à la conquête, en opposition à la sédentarisation, processus politique complexe de civilisation qui consisterait, selon Ibn Khaldûn, à « répandre la lâcheté et combattre toute forme de solidarité parmi les sujets », réduisant à force de lois des populations nombreuses à la vie civile et à la production de richesses ? Notons ici que cette conception qui, d’une certaine manière, associe le confort de la sédentarisation, sa production de richesses, à une forme d’oisiveté qui conduirait à une faiblesse irrémédiable est déjà présente dans l’Antiquité.

En effet, Jules César l’évoque lui-même dans ses Commentaires sur la Guerre des Gaules, lorsqu’il justifie la valeur singulière des Belges sur les autres peuples gaulois : « Les plus braves de ces trois peuples sont les Belges, parce qu’ils sont les plus éloignés de la Province romaine et des raffinements de sa civilisation, parce que les marchands y vont très rarement, et, par conséquent, n’y introduisent pas ce qui est propre à amollir les cœurs, enfin parce qu’ils sont les plus voisins des Germains qui habitent sur l’autre rive du Rhin, et avec qui ils sont continuellement en guerre. »

Il y aurait donc, au cœur de cette opposition entre sédentaires et « tribus barbares », un rapport de force à l’avantage des seconds sur les premiers, même si ces populations tribales, souvent éparses, ne bénéficient pas de l’avantage du nombre. Martinez-Gros rappelle que lorsque les Arabes attaquent les empires perse et byzantin, la démographie ne plaide pas en leur faveur. De là, nous noterons deux facteurs importants selon Ibn Khaldûn : la division des compétences, de manière catégorique, entre ceux qui produisent et ceux qui combattent, aux antipodes du modèle du citoyen-soldat d’Athènes ou des paysans enrôlés au besoin, dans l’Europe chrétienne, dans les armées – par ailleurs, Martinez-Gros précise les limites des théories d’Ibn Khaldûn sur la réalité européenne ; le second, la nécessité pour l’émergence des empires d’une forte densité humaine, de terres fertiles, d’une « ambition bédouine » – puisque ces peuples des confins des Etats feraient les empires – opposée à des populations sédentarisées et désarmées. Mais la conquête amenant la tentative de stabilisation du pouvoir amènerait par là-même la sédentarisation, donc la délimitation d’un territoire – d’une autorité politique et fiscale -, l’installation d’un limes. Ainsi, selon Ibn Khaldûn, trois générations de quarante ans seraient nécessaires – suffiraient ? – pour voir une dynastie issue d’une ‘asabiya – population tribale armée – enlisée dans le processus civilisationnel, le déni de réalité et de facto s’effondrer, après avoir été renversée par une ‘asabiya rivale à laquelle elle avait remis les moyens de sa défense. Celle-ci serait condamnée à son tour à vivre le même processus – Cycle ? L’avantage impérialiste serait donc aux peuples pauvres des terres austères, à l’instar des populations du Royaume de Qin, qui donnèrent à la Chine son premier empereur, Qin Shi Huangdi, lequel établit un limes contre les Turcs Xiongnu, la Grande Muraille. Cependant, soucieux de nous inscrire dans l’entreprise de nuance et de relativité à laquelle nous invite l’auteur, nous pourrions nous demander par exemple qui, de la Gaule chevelue ou de la Rome républicaine, est aux confins de qui ? N’est-ce pas un « déplacement tribal », en l’occurrence celui des Helvètes poussés par les Germains, qui offrit au proconsul des Gaules et de l’Illyrie le prétexte dont il avait besoin pour entamer sa conquête ? César fait par ailleurs remarquer à plusieurs reprises, dans ses commentaires, que le génie militaire romain poussa des cités gauloises à se rendre sans même livrer combat, à la vue de ces grandes tours mobiles. Si Auguste perdit trois légions en Germanie, César avant lui, traversant un pont construit sur le Rhin, se rendit au-delà des confins du monde romain pour tenter de désarmer les ambitions « impérialistes » de ses populations tribales – ou prenait-il la mesure d’une possible conquête ? C’est au IIème siècle de notre ère que l’Empire romain, celui des constructions monumentales, de la romanisation, processus civilisationnel complexe, atteint son apogée et que Trajan déporte plus aux confins encore, le limes. Certes, les Sévères, dynastie berbéro-syrienne, étaient issus de ces peuples des confins de l’Empire. Notons immédiatement que Gabriel Martinez-Gros explicite qu’il arrive parfois que des peuples pourvus d’une culture écrite, d’un processus civilisationnel avancé, amorce une tentative de conquête, et se trouvent alors en-dehors du « schéma khaldounien ». Il énonce à ce propos les deux campagnes militaires de Toyotomi Hideyoshi en Corée, avant-poste de la conquête de l’Empire du milieu. Le projet d’Hideyoshi, qui ne fut jamais Shogun car d’extraction populaire, n’était-il pas moins de conquérir la Chine que d’unir sous une même bannière les samouraïs, presque condamnés à ne plus pouvoir s’affronter en ces derniers âges du Sengoku Jidaï – « la période des Provinces en guerre » –, pour stabiliser justement ce Japon impérial non encore réellement impérialiste ? Restons au Japon, puisque Gabriel Martinez-Gros évoque l’ère Tokugawa, marquée par son raffinement, une pacification inédite au Japon – deux-cent cinquante ans – et l’isolationnisme dirigé contre le rival chinois. Tokugawa Ieyasu est Shogun Seï-i-taï shogun, « Commandant en chef contre les barbares » – depuis six ans, dans un Japon désormais apparemment pacifié et unifié, lorsqu’en 1609 il détourne l’hostilité du clan Satsuma, vers Okinawa, île sinisée depuis la « colonisation » de Kumemura par des aristocrates chinois. Le Japon sédentaire attaque une population indigène, aux confins de son territoire, et achèvera le processus d’annexion en 1875, faisant officiellement de la principale île des Ryû-Kyû une préfecture japonaise. Gabriel Martinez-Gros avait justement attiré notre attention sur une autre limite à la théorie avancée par Ibn Khaldûn : si le processus de sédentarisation est trop avancé, comme par exemple à l’occasion des prémisses, au XVIIIème siècle, de la révolution industrielle, le progrès technique est libéré, la croissance de la population augmente – il nous rappelle que la population mondiale double au XIXème siècle – la production de richesses croît d’autant plus et le rapport de force des uns sur les autres ne peut plus être renversé.

        Ces quarante pages d’introduction au processus de surgissement et d’effondrement des empires présentent pour l’historien de multiples intérêts. Tout d’abord, Gabriel Martinez-Gros offre des données démographiques précises, de la « révolution néolithique » à la révolution industrielle. Ces données statistiques – et chronologiques – s’agencent avec précision ou réserves annoncées de l’auteur sur quatre à cinq grands ensembles : Moyen-Orient, Méditerranée, Chine, Inde et Mexique / Amérique centrale précolombienne. Des grands ensembles dans lesquels peuvent être confirmées ou infirmées les théories politiques d’Ibn Khaldûn. Ces données scientifiques permettront au chercheur de porter une analyse objective, en connaissance de cause, soucieuse de la démarche défendue par Martinez-Gros : « l’historien doit se débarrasser de ses certitudes. » Ainsi armé, le chercheur pourra redécouvrir les œuvres de premières mains avec un angle de vue peut-être plus audacieux. Car au fond, n’est-il pas question de cela ici ? Gabriel Martinez-Gros nous présente un travail érudit et accessible – nous y reviendrons – qui sape, arguments circonstanciés à l’appui, un certain nombre d’idées reçues. Ainsi, l’Islam serait bien moins homogène que l’on voudrait bien le croire :

le monde musulman que dépeint Ibn Khaldûn est déjà déchiré par les rivalités, par exemple entre Arabes et Berbères, entre Arabes, Perses et Turcs. Le monde des empires, ou des « grands ensembles » aujourd’hui, paraît être moins cloisonné, ou du moins paraît régi par des mécanismes et des pratiques complexes, des réalités subtiles, partagé entre affrontements belliqueux et échanges diplomatiques, entre rapports commerciaux et culturels – la Turquie, hier comme aujourd’hui, est peut-être l’illustration paroxystique de cette ambivalence.

Dans cet ordre d’idée, l’auteur nous invite à une relecture du monde de Haroun Al-Rachid, d’Irène et de Charlemagne : le Haut Moyen Âge serait divisé ainsi, un Empire oriental, scindé en une part essentielle, l’Islam, et une part manquante, Byzance. L’Europe carolingienne en serait sa périphérie – ses confins ? Mais parce que Gabriel Martinez-Gros ne raconte pas un conte de fée mais bel et bien la grande histoire, le constat et sans appel : la renaissance de ce grand empire romain unifiant les deux rives de la Méditerranée est un rêve chimérique qu’aucune des trois parties en présence n’est en mesure de réaliser !

Le limes, le ribat ou la Grande Muraille apparaissent, selon l’auteur, comme une « exclusion d’apparence », peuvent en attester les cas de barbares intégrés dans les armées romaines – Civilis ou Vendex. Reste effectivement ce regard que l’on porte sur l’ennemi, regard empreint d’ambivalence, déchiré entre l’opposition « civilisé / barbare », « sédentaire / nomade », qu’il soit désigné sous le vocable de gaïdjin ou d’infidèle, entre le mépris de celui qui est aux confins de l’empire et l’éloge que l’on en fait, probablement moins pour le considérer sincèrement d’égal à égal que de glorifier d’autant plus l’exceptionnalité de son entreprise conquérante – César en use abondamment.

            Enfin, et ce n’est pas anodin, le ton de l’essai permettra au lecteur cultivé, non historien, d’entrer sans difficulté dans cette enquête tout à la fois accessible et érudite. Des premiers pas de Philippe de Macédoine aux succès militaires de son fils, Alexandre le Grand, de la terrible année des quatre empereurs qui vit accéder à la fonction impériale un notable italien issu des rangs de l’armée, Vespasien, premier flavien, à l’entreprise unificatrice et éphémère de Qin Shi Huangdhi, des atrocités de Tamerlan à l’audace – ou l’orgueil ? – de Hideyoshi, l’amateur éclairé comme l’historien « scientifique » seront entraînés à l’envie dans cette introduction qui n’est pas de la mythologie, mais une histoire rationnelle qui semble nous dire que le limes entre « sédentarité » et « tribalité » est peut-être plus relatif qu’on ne le pense.

H.V. Wees, Homère et la Grèce antique, in Colby Quaterly, Vol. 38, Iss. 1, Art. 9, Publié par Digital Commons, 2002.

            Hans Van Wees est professeur d’Histoire ancienne à l’University College de Londres. Il est spécialiste de la Grèce antique et a commis quelques ouvrages de référence comme Status Warriors: war, violence, and society in Homer and history, 1992, ou  Greek Warfare, Myth and Realities, 2004. Par ailleurs, il est rédacteur en chef de War and Violence in Ancient Greece et corédacteur en chef de Cambridge History of Greek and Roman Warfare. Nous nous proposons ici de rendre-compte de son article, Homère et la Grèce antique, in Colby Quaterly, Vol. 38, Iss. 1, Art. 9, publié par Digital Commons, paru en 2002. L’historien y livre une réflexion érudite relativement aux poèmes épiques, essentiellement L’Iliade et L’Odyssée, quintessence du genre épique, attribuées à Homère. Au centre de son analyse, la valeur historique des épopées concernant le monde grec antique. Aussi, Wees établit-il un tour d’horizon des hypothèses contestées ou admises depuis l’Antiquité et propose-t-il de nouvelles pistes de recherche. Il questionne les problèmes de linguistique, les pratiques culturelles, sociales, politiques et cultuelles de la civilisation mycénienne, de la Grèce archaïque et de la période classique, de façon à établir une périodisation probable non d’une hypothétique guerre de Troie, mais de la fixation par écrit d’une longue tradition poétique orale. Par ailleurs, au fil de cette réflexion, Wees met en évidence les évolutions de la transmission des récits héroïques par les Rhapsodes et leur passage des cercles privés aristocratiques à un public plus large à l’occasion de fêtes religieuses notamment. Son article de vingt-quatre pages est structuré en dix chapitres de façon à proposer une synthèse précise et exhaustive de son travail. Nous allons ici nous centrer sur des éléments qu’il relève autour des problématiques linguistiques et des coutumes sociales, cultuelles et politiques.

 

L’Iliade et L’Odyssée nous livreraient-elles plus d’informations sur la période où elles ont été écrites que sur les évènements qu’elles rapporteraient ? Mais alors quand les récits ont-ils été fixés par écrit. Wees rappelle qu’il est impossible d’arrêter une hypothèse avant le début du IXème siècle, les Grecs ayant adopté un alphabet environ en 800 avant Jésus-Christ. L’historien précise de surcroît que cela concorde avec les sources les plus anciennes relativement à la datation d’Homère. L’existence d’Homère et sa datation justement sont au centre de ce vaste questionnement depuis l’Antiquité et des enjeux que cela a représenté à travers le temps. Issu de la dixième génération descendante d’Orphée à l’époque classique, ou très proche des évènements pour les érudits de la période hellénistique, la proximité du poète avec les évènements était constitutive de l’authenticité du récit. L’historien relate que Cratès de Mallos fait du poète rien moins que le petit fils d’Ulysse, né de Télémaque et de la fille de Nestor ; quant aux érudits byzantins, ils en firent même un protagoniste de la guerre de Troie, aide-de-camps d’Agamemnon. Établir la fixation du récit à partir de la datation de l’hypothétique Homère est donc aléatoire. L’historien évoque une autre piste : les preuves linguistiques ont permis une datation rigoureuse. Autour de 750-725 pour L’Iliade et de 743-713 pour L’Odyssée. Mais s’il est en principe permis de dater un texte par son vocabulaire, son orthographe et les formes grammaticales, l’analyse linguistique dans la datation n’est qu’une hypothèse. Sa limite est vite atteinte car elle propose une ligne d’arguments qui oublie sciemment la longue tradition orale avant la fixation par écrit des épopées. On ne peut toutefois ignorer cette piste. Wees s’appuie sur les travaux de Richard Janko qui mettent en évidence que la fréquence des formes les plus anciennes décline de L’Iliade à L’Odyssée puis de L’Odyssée aux poèmes d’Hésiode. Quelques lignes et phrases ne peuvent pas être examinées correctement sans être prononcées comme elles auraient dû l’être à une étape précoce du développement de la langue grecque. Pour autant, H.V. Wees rappelle que dater nécessite également d’avoir des points fixes – pour  L’Odyssée ce pourrait être la colonisation grecque en Méditerranée. Toujours est-il que L’Iliade et L’Odyssée ont pu être composées à une date plus tardive que les années 750-713, par un auteur anonyme, et selon Wees il y a une preuve par l’histoire de leur transmission. L’évolution des performances des Rhapsodes pose un certain nombre d’indicateurs. L’historien relève en effet trois changements majeurs de la performance épique au début du VIème siècle : un déplacement de l’improvisation à la mémorisation, l’abandon de l’accompagnement musical et le transfert d’un public aristocratique à une audience plus large. À ce titre, Terpandre de Lesbos (676 ou 641 avant JC) aurait été le premier poète à avoir chanté des poèmes épiques en concours dans des fêtes religieuses et à avoir composé des hymnes aux dieux en prologue. Wees note une autre tendance générale au VIIème siècle : le développement des cités-États grecques comme organisation politique, sociale, religieuse concernant activement tous les citoyens, plutôt que la seule aristocratie. Il y aurait donc des adaptations de la tradition aux valeurs changeantes, aux nouvelles coutumes et aux circonstances politiques. À cet égard, la place de plus en plus prépondérante d’Athènes, dont les poèmes témoigneraient. Au début du VIème siècle Athènes remporta un dur combat contre Mégare – un point fixe – pour le contrôle de Salamine. Les vers du catalogue des navires dans L’Iliade ne font pas allusion à Mégare alors qu’Athènes y figure en bonne place. Pour Wees, ces vers ont été ajoutés au poème quand a été adoptée la performance épique pour les Panathénées, renforçant de facto les revendications d’Athènes au dépend de ses rivales. L’historien met en évidence un autre élément à ce propos : dans L’Iliade encore, il est mentionné une statue grandeur nature d’Athéna assise, et dans L’Odyssée il est question d’une lampe à huile en or portée par la déesse. Ce sont-là deux objets qui ont été spécifiquement introduits pour le bénéfice du public athénien aux Panathénées. Wees souligne que les lampes ne sont pas attestées par l’archéologie jusqu’au VIIème  siècle. Ici, elle a été ajoutée comme référence indirecte à une autre caractéristique du culte d’Athéna : une lampe gardée allumée en permanence pour le culte d’Athéna au temple de l’Érechthéion. De surcroît, au VIIème siècle Athènes aurait pu lever une flotte d’environ cinquante navires de guerre et Wees rappelle que c’est précisément le nombre de navires du contingent athénien à Troie. Au-delà de la place prépondérante d’Athènes, Hans Van Wees analyse le traitement de la politique dans les poèmes homériques, et plus précisément des modèles de gouvernement. L’Iliade et L’Odyssée présentent une image de gouvernement essentiellement similaire au système politique de la Grèce archaïque, mais avec l’ajout d’une dimension héroïque. L’unité qui dirige le gouvernement est dans chaque cas la communauté politique constituée par une ville (polis). Wees indique que dans les communautés archaïques le terme générique basileis (« seigneurs » ou « princes ») utilisées dans les épopées pour les aristocrates des âges héroïques étaient aussi utilisé par le poète Hésiode pour ceux qui détenaient le pouvoir dans sa propre communauté. L’auteur de l’article estime que les positions précaires des souverains homériques, l’importance de la force et de la réciprocité, pourraient être basées sur des relations de pouvoirs parmi les aristocrates du VIIIème siècle tardif ou du VIIème. De surcroît, l’historien s’intéresse à la façon dont les Grecs sont présentés, à savoir comme une unité, les « Pan-achéens ». Cela ne cela correspondrait à rien de courant à la situation mycénienne. Pour Wees, l’explication est ailleurs. À partir de la fin du VIIIème siècle, les sanctuaires et fêtes panhelléniques, attendus par tous les Grecs et pour les Grecs seulement, commencent à acquérir une importance plus grande. Un sentiment d’unité culturelle grecque en opposition aux étrangers était en train d’émerger, et cette nouvelle conscience de soi était en train de s’exprimer dans la fiction du monde héroïque comme unité politique. Ainsi, alors-même que les coutumes variaient considérablement d’une cité à l’autre, les poètes auraient évité de se référer aux particularités locales, créant à la place une composition des « meilleures » coutumes grecques connues par eux. Relativement aux funérailles par exemple, Wees écrit que l’archéologie révèle les éléments de base aux VIIIème, VIIème siècles et plus tôt mais les détails diffèrent toujours. Alors les poètes auraient créé des funérailles génériques héroïques – Éetion, Hector, Achille, … –  qui faisaient appel et donnaient du sens à un public large.

 

            Nous avons vu que Wees porte une attention particulière à l’argument linguistique. Sans en nier la portée, il le relativise toutefois, du moins le nuance-t-il. Son propos sur la question rappelle un élément fondamental : la fixation par écrit d’un mythe est un moment de son histoire – dont il n’est pas question de nier l’importance – mais ne résume pas celle-ci. La tradition orale d’un récit est constitutive de son histoire. « Geler » la tradition par écrit et se pencher dès lors sur la question linguistique permet de prendre la mesure à partir de ce point de bascule. Toutefois, l’argumentation linguistique relativement aux poèmes épiques est souvent convoquée car elle livre des données concrètes – à l’instar de celles relevées par Janko.  André Hurst, helléniste, professeur à l’Université de Genève dont il a été recteur, livre une réflexion analogue à ce sujet, centrant son propos sur L’Iliade dont il rappelle qu’Ilion est l’un des noms de la ville de Troie[1]. Il resitue également et évidemment les « polémiques » dans la longue histoire, rappelant le rôle des exégètes de la bibliothèque d’Alexandrie pendant la période hellénistique, les questions linguistiques étant déjà interrogées. Hurst évoque par exemple l’hypothèse des « Séparateurs », lesquels considéraient qu’il y avait deux auteurs, un pour chacune des deux épopées dites « homériques ». La question traversant les âges, elle était encore mise en avant sous l’Empire romain. L’universitaire livre l’exemple au Ier siècle de notre ère de l’auteur anonyme du Traité du Sublime. Ce dernier estimait en dépit des différences notables que les deux poèmes avaient bel et bien été écrits par le même auteur, mais à deux périodes différentes de sa vie, L’Iliade étant selon lui le poème de la jeunesse, L’Odyssée le poème de l’âge mûr. Hurst cite par ailleurs les travaux de Milman Parry, auteur d’une thèse à La Sorbonne publiée en 1928, le quel soulignait justement que les épopées utilisent des formules – conception par ailleurs contestée par David Bouvier qui y voit a contrario un « obstacle épistémologique[2] ». Dans le prolongement de l’analyse de Wees vis-à-vis de la linguistique, Hurst évoque une « poésie formulaire », livrant notamment l’exemple d’un vers qui pourrait se dire de neuf façons différentes. Par ailleurs, en écho à la réflexion de Wees, le professeur genevois s’intéresse aux traces du passage par l’oralité, jusque dans le titre éponyme du second poème. Selon lui, le nom originel du héros portait un son intermédiaire entre la liquide et la dentale. « Ulysse » ne serait pas un nom grec, mais transcrit diversement – par exemple Olyxeus et Odysseus. Le nom du roi d’Ithaque serait antérieur au grec. Il relève ainsi et en écho à Wees que certains vers ne pourraient être compris qu’en remettant la forme mycénienne. Enfin, relativement à cette question du vocable utilisé, nous souhaiterions, dans le prolongement de la réflexion de l’auteur de l’article, citer une dernière analyse de Hurst qui, nous semble-t-il, s’inscrit dans la perspective de l’universitaire anglais. Elle se porte sur ce qui motive les deux qualificatifs d’Hector, « tueur d’hommes » et « dompteur de chevaux ». « Lorsqu’il est dompteur de chevaux, c’est qu’on veut souligner qu’il est en accord parfait avec son peuple[3] », qualificatif usité à l’occasion de la trêve accordée par Achille pour les funérailles du prince troyen.

Sur un tout autre registre, nous avons porté une attention particulière à la dimension foncièrement politique des poèmes homériques. Reflet des rapports sociaux et témoins de phases de transition, L’Iliade et L’Odyssée sont le support esthétique d’une propagande politique. Celle-ci se traduit par l’élaboration d’un ciment culturel qui façonne une identité grecque. Si cette « conscience grecque » se construit en partie par l’opposition aux barbares, elle est constitutive d’une unité dans une ère de civilisation quoiqu’il en soit morcelée, ou plus précisément caractérisée par des cités-États rivales. Rivalités mises en sommeil deux siècles après le cadre de l’étude proposée par Wees, les puissantes cités faisant front commun face à l’ennemi perse pendant les guerres médiques. Une unité culturelle, une propagande politique qui, nous l’avons vu, s’établissent au profit d’Athènes. Ces éléments, nous l’aurons compris, confèrent aux poèmes une véritable valeur historique, car reflet de la société contemporaine des auteurs qui les ont composés – modes de pensée, pratiques cultuelles, coutumes, etc. De surcroît, nous notons que Hans Van Wees invite l’historien à élargir son champ d’investigation. Il doit, pour établir les faits, utiliser d’autres sources que les écrits. Le chercheur en histoire ancienne doit avoir recours à l’archéologie. Relativement au sujet qui nous occupe, cette démarche est notamment celle qui est au cœur du « Troia project » porté par l’Université de Tübingen. Sur le site archéologique d’Hisarlik en Turquie, les professeurs Ernst Pernicka et Rüstem Aslan confrontent L’Iliade et les découvertes sur les vestiges des Troie VI et VII, occupés durant l’âge de bronze. Si l’archéologie atteste une citadelle puissante et une ville riche qui se préparait à une attaque venant de l’Ouest – et un traité d’alliance avec le souverain hittite Alaksandu[4] –, elle ne corrobore pas l’ensemble de pratiques et de rites chantées dans le poème.

 

L’Histoire ne serait-elle pas une ouverture, un élargissement des perspectives ? Comprendre le passé permet de rétablir les faits et de prendre pleinement la mesure des évolutions sociales, sociétales, politiques, des sociétés humaines. Les poèmes homériques et leurs modes de transmission sont révélateurs de l’importance de la mémoire collective pour la construction d’une civilisation. Cependant, le lyrisme, le temps qui passe et parfois, la recherche de « la vérité » au détriment des faits, peut aboutir à confondre mythologie et Histoire. Il n’est évidemment pas question pour l’historien de nier l’importance du mythe, c’est-à-dire sa portée, mais il lui incombe de le démêler de la réalité historique. Il doit analyser, comprendre, remettre en question pour proposer des perspectives, ce qui engage de ne pas avoir été… mystifié. L’historien, et c’est l’essence même de son métier, a charge de mener l’enquête. C’est l’étymologie-même de sa discipline, c’est ce que nous rappelle Les enquêtes – « historiê » – d’Hérodote, « le père de l’Histoire ».

Relativement au mythe de la guerre de Troie, l’antiquisant notera qu’il dépassa le cadre de la Grèce au sens strict, Alexandre, le roi de Macédoine, marchand dans les pas d’un autre roi issu du mythe, lui, celui des Mirmidons, Achille. Par ailleurs, les poèmes homériques et leur influence ont très largement dépassé le cadre de la recherche historique. Ne peut-on dire qu’ils ont marqué l’inconscient collectif occidental autant que l’imaginaire grec – nous pensons ici à l’œuvre de Giraudoux ? Faisant suite aux propos du moderniste Yannick Bosc précisant « […] un historien n’est pas quelqu’un qui travaille sur le passé mais un historien c’est quelqu’un qui travaille sur le temps. Un historien c’est quelqu’un qui travaille sur le rapport entre le passé et le présent. Un historien est quelqu’un qui génère dans la société dans laquelle il est le passé dont cette société a besoin[5] […] », peut-être pouvons-nous envisager que cela dit quelque chose du rapport au mythe en général et aux épopées homériques en particulier, à travers le temps et les âges.

[1] https://www.youtube.com/watch?v=vplqpDyc2Ew Conférence « L’Iliade, un poème de la guerre ? », André Hurst, ancien Recteur de l’Université de Genève, enregistrée le 29 octobre 2019, Fondation Martin Bodmer.

[2] Quand le concept de « formule » devient un obstacle épistémologique : la conception du stock de formules préfabriquées (Ière partie), Article Persée,
GAIA. Revue interdisciplinaire sur la Grèce ancienne
, Année 2015,  18  pp. 225-243.

[3] Conférence « L’Iliade, un poème de la guerre ? », André Hurst, ancien Recteur de l’Université de Genève, enregistrée le 29 octobre 2019, Fondation Martin Bodmer, 1 heure 09 minutes.

[4] http://expositions.bnf.fr/homere/it/55/07.htm

[5] Yannick Bosc, au cours de son entretien dans l’émission « Éditions critiques », le 13 septembre 2017.

 

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

Compte-rendu de lecture de chapitres dans un ouvrage, Histoire médiévale, Lemire Vincent [sous la direction de], Jérusalem, Histoire d’une ville-monde, Inédit, Collection Champs Histoire, Flammarion, 2016.

 

            Vincent Lemire est historien contemporanéiste. Il est rattaché au laboratoire d’Analyse Comparée des Pouvoirs (ACP) de l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée (UPEM). Spécialiste de Jérusalem, il est l’auteur d’une thèse de Doctorat intitulée Une hydrohistoire de Jérusalem aux XIXème et XXème siècles, soutenue en 2006 et publiée en 2011. Nous nous proposons ici de rendre compte de trois chapitres de l’ouvrage Jérusalem, Histoire d’une ville-monde, travail collectif qu’il a dirigé. Notre analyse se portera sur trois chapitres du livre : 3 – Dans l’empire des califes, 4 – Jérusalem, capitale du royaume franc, 5 – De Saladin à Soliman : l’islamisation de la ville sainte. Notre travail suivra donc ce découpage en trois « époques », du VIIème siècle à la première moitié du XVIème.

Nous noterons au préalable que notre attention se sera portée, au-delà de différences significatives en fonction des périodes et des maîtres de Jérusalem, sur des constantes, du moins sur des grands thèmes récurrents. Ainsi, la puissance symbolique et religieuse de Jérusalem, pour toutes les parties en présence, les enjeux politiques qui en résultent, faisant presque passer à l’arrière-plan son importance stratégique relative ; la domination de l’espace urbain par l’architecture, par la construction d’édifices cultuels – et le choix de maintenir ou non les défenses de la cité – ; enfin, la très fragile stabilité de la position des vainqueurs jusqu’à la conquête de la ville sainte par les Turcs. Ajoutons que les chapitres concernés plongent le lecteur au cœur des croisades, lesquelles relèvent, dans l’imaginaire collectif, d’une opposition manichéenne, brutale et sanguinaire entre l’Orient musulman et l’Occident chrétien – ceci étant abondamment nourri des conflits actuels dits « identitaires ». Le travail de restitution qui nous est proposé délivre une réalité historique plus subtile, plus complexe, où le dialogue entre les protagonistes et la diplomatie auront pu également mettre en sommeil – en sursis ? – le cliquetis des épées.

 

Chapitre III : Dans l’empire des califes, VIIème – XIème siècles

            L’élément marquant qui résulte de notre analyse de ce chapitre est, sinon la continuité, la transition progressive, pour les habitants de Jérusalem, de l’Empire romain d’Orient au monde islamique alors en pleine expansion. Le second élément phare porte sur la place de Jérusalem dans la « mystique musulmane », la ville sainte étant le troisième sanctuaire sacré de l’islam. Le chapitre s’ouvre de fait avec des précautions d’usage, prenant une certaine distance avec une « écriture décliniste » de l’histoire de la ville sainte. Ainsi, les incertitudes concernant la conquête arabe, l’œuvre d’un souverain comme Abd al-Malik analogue à celle d’un empereur romain, ou encore le retour de « la Vraie Croix » à l’issue des conflits entre empires perse et byzantin, invitent à la plus grande prudence quant aux interprétations de la conquête arabe sur une ville déjà « au péril des empires ». En cette première moitié de VIIème siècle, le retour des juifs à Aelia, désormais Iliya, après leur exclusion ordonnée cinq siècles plutôt par l’empereur antonin Hadrien, aurait été le seul fait notable. La reddition même de la ville – aux alentours de 630 – aurait été négociée avec Umar.

 

Inscrire la victoire dans la topographie

Le premier geste urbain des conquérants arabes est l’édification d’une mosquée – hypothèse est suggérée qu’il pût s’agir, déjà, d’al-Aqsa. Cet acte n’est pas anodin car il signifie dans les murs de la ville le triomphe de la nouvelle foi, offrant aux croyants un lieu de rassemblement. Mais c’est véritablement sous les Omeyyades (660 – 750, ère chrétienne) que Jérusalem vit son « moment impérial » et acquiert une singulière importance politique. Mu’Awiya et Abd al-Malik s’y font proclamer califes – khalifâ, littéralement « successeur », de Muhammad. Abd al-Malik se fait bâtisseur. A l’instar d’un Vespasien offrant aux citoyens de Rome l’amphithéâtre flavien, dès 69 de l’ère chrétienne, il fait construire, en 69 de l’Hégire, le Dôme du Rocher. Les historiens nous rappellent que le rocher était un symbole chargé de spiritualité pour la tradition judaïque, dont « l’islam primitif » était encore imprégné au VIIème siècle. De surcroît, il faut entendre l’ambivalence de l’interprétation de la position de l’islam, à la fois victorieux et façonnant sa légitimité. Bien entendu, la religion nouvelle affirmait sa supériorité sur les deux cultes monothéistes qui le précédaient, « dépassés ». Mais aussi et surtout, il s’inscrivait dans la même tradition, abrahamique. Muhammad apparaissait comme l’héritier ultime d’une longue filiation de prophètes – lui-même n’étant cité nommément que quatre fois dans le Coran. Dans cet ordre des choses, les chrétiens, majoritaires à Jérusalem, ont mal compris le message originel, ils sont des associateurs – la Trinité conçoit Dieu comme étant à la fois le Père, le Fils et le Saint-Esprit – alors que l’islam, révélé par Djibril livrant « la récitation » – al-Qor’an – à Muhammad, fixe l’unicité de Dieu. Quant à l’importance de la sacralité de Jérusalem, elle reposait sur deux éléments fondamentaux : la ville était terre des prophètes, et Muhammad lui-même y avait fait son Voyage nocturne – al-Isra’.

 

Jérusalem, un sanctuaire de l’islam

Se pose dès lors la question des lieux de culte. Notre attention est portée sur la confusion à ne pas opérer entre la Grande mosquée – une seule par ville –, celle où l’on fait la prière du vendredi, et les oratoires de quartier.

Les rivalités entre Omeyyades et Abbassides – installés dès 750 –, puis entre Abbassides et Fatimides, ne placeront plus Jérusalem au centre des préoccupations islamiques. Mais sous le Califat fatimide, et plus précisément au XIème siècle, une tradition littéraire – Fada’il al-Quds – ravive la sacralité de la ville sainte. La Syrie était alors devenue le centre de l’empire islamique, et les exégèses autour des traditions transmises, critiquées ou validées, depuis la génération des « successeurs », contribua à établir une Jérusalem mystique – mytique ? – concurrente du pouvoir omeyyade. Cette sacralité s’imposa d’autant plus évidemment qu’elle reposa sur les actions et la légende d’Umar. Mais ce dernier est une figure complexe : roi conquérant autant que « figure centrale de l’orthodoxie islamique », il s’apparente par son rôle à David et à Jean l’évangéliste. L’islam, victorieux et héritier, encore. La rencontre entre Umar et Sophronios au Saint-Sépulcre peut être comprise avec cet éclairage. De fait, les chrétiens et les juifs notamment, « Les gens du Livre », conservaient le droit de pratiquer leur culte… en s’abstenant de tout prosélytisme. Les chrétiens étaient protégés par le statut de dhimmi. Entre revendication d’un héritage – abrahamique – et rivalités, essentiellement entre islam et judaïsme, le point d’équilibre à accorder à Jérusalem dans la mystique musulmane était délicat. Il fallait œuvrer à l’unité des deux qiblas – La Mecque et Jérusalem – et légitimer pour la seconde une sacralité particulière – soutenue par al-Isra. On comprend dès lors que l’édification de la mosquée d’Umar n’était pas pensée comme la restauration de l’ancien temple de Salomon mais comme l’avènement du véritable temple de Dieu dont on explique qu’il est tourné vers la Ka’ba – que la tradition musulmane fait remonter à Abraham, le « père d’une multitude de Nations » –, donc vers La Mecque. Ambivalence, entre héritage revendiqué par l’islam et suprématie affirmée par lui, encore et toujours. De traditions – Haddith – en édifications, Jérusalem fut tout de même admise comme « l’oratoire le plus éloigné ». Jérusalem, le « Noble Sanctuaire – Haram al-Sharif –, finit par être perçu comme le Temple lui-même, tout en continuant à attirer les pèlerins chrétiens. Quant aux juifs, autorisation leur était accordée de prier aux portes du Haram. Dès lors, la métonymie s’impose – chez les habitants de Jérusalem eux-mêmes – et les termes pour exprimer la sacralité de la ville essaiment : « la maison sainte » – Bayt al-Maqdis –, « la [cité] sainte » – al-Quds – ou encore « ville sainte » – al-Ard – et « terre sainte » – al-Muqaddasa. Paradoxalement, à en croire notamment le témoignage d’Abu Bakr ibn al-‘Arabi qui nous est rapporté par les auteurs, « Chrétiens et juifs sont majoritaires. La mosquée reste vide de réunions pieuses et savantes. »

 

Le tournant du XIème siècle

            Doit-on penser que les ambivalences précitées nourrissaient un équilibre fragile et exacerberaient les rivalités entre communautés de croyants ? Toujours est-il que le 28 septembre 1009, le Calife fatimide al-Hakim fit détruire l’église du Saint-Sépulcre. Les auteurs expliquent que juifs et musulmans furent également touchés par les actions répressives d’al-Hakim, qui préparaient l’Apocalypse. Toujours est-il que bien que l’église du Saint-Sépulcre fut partiellement reconstruite, sa destruction sonna comme un coup de semonce pour la chrétienté. Si l’on prend en compte les rivalités entre chrétiens d’Occident et d’Orient qui allaient aboutir au grand schisme de 1054, ou plus encore les rivalités internes à l’Islam dont résultèrent la prise de Jérusalem par les Turcs seldjoukides en 1073, avant de repasser aux mains des Fatimides en 1098, peut-être pouvons-nous admettre que les conditions étaient réunies pour qu’un conflit de grande ampleur se réalisât.

 

Chapitre IV : Jérusalem, capitale du royaume franc, 1099 – 1187

            Les auteurs évoquent la source qui livre la description la plus complète de la Jérusalem franque : L’Estat de la cité de Iherusalem. Sa datation est difficile mais des éléments laissent entendre la défaite face à Saladin en 1187. La perte de la ville sainte par les chrétiens, arrachée en 1099, expliquerait-elle que les Francs aient conçu un mythe, Jérusalem, possession éternelle des chrétiens ? Nous aurons été très sensibles, à la lecture de ce chapitre, à l’attention portée par les Francs au changement du visage de Jérusalem par le prisme, notamment, de l’architecture, faisant de la ville sainte une cité prospère autant que « le cœur battant de la chrétienté ».

 

Le pèlerinage armé

Le schisme de 1054 entre les Églises d’Occident et d’Orient – et peut-être l’espoir nourri par l’Église catholique romaine de réunifier les fidèles sous sa seule autorité –, la Trêve de Dieu qui tenta de canaliser les violences de la chevalerie ou encore la promesse du Salut en s’engageant au secours des chrétiens d’Orient peuvent expliquer l’engouement pour le pèlerinage armé. C’est à l’appel du Pape Urbain II que l’on se prépare à la croisade. Selon la version transmise par Robert le Moine dans son Histoire de Jérusalem, le Pape aurait évoqué « Cette cité royale […] maintenant tenue captive par ses ennemis, est réduite en la servitude de nations ignorantes de la loi de Dieu[1]. » Il faut entendre ici que le pèlerinage armé est perçu comme une alliance scellée avec Dieu. Dans cette conception, la chrétienté ne serait rien moins que « la nouvelle Israël » – Israël, « celui qui lutte avec Dieu », ou encore « Dieu triomphe », est le nom reçu par Jacob à Peniel. Les « soldats du Christ » se dévouent donc à la liberatio du Saint-Sépulcre, à leurs yeux « souillé ». Chose faite le 15 juillet 1099. Et c’est une Jérusalem chrétienne, vibrant symbole de la chrétienté victorieuse, que les croisés vont s’attacher à façonner.

 

Une ville « purgée »

            Les chroniques exaltent ou dénoncent les massacres, suivant qu’elles sont chrétiennes ou musulmanes. Si de nombreux captifs sont réduits en esclavage, que des juifs sont rachetés par leurs coreligionnaires, les Francs poursuivent les massacres des habitants pendant deux jours, à en croire le récit du chroniqueur allemand Albert d’Aix. Les auteurs nous précisent qu’ils furent perpétrés jusque sur le toit de la mosquée al-Aqsa, et ce malgré la protection du chef normand Tancrède. Comment expliquer un tel acharnement à éliminer une population déjà vaincue ? La position des croisés demeurait fragile, les musulmans étaient trop nombreux, les chrétiens d’Orient même, qui, avec les juifs, avaient fui la ville en masse avant l’arrivée des « soldats du Christ », ne purent revenir dans les premiers temps de la Jérusalem franque.

 

Légitimer le pouvoir royal

            Avec la conquête de Jérusalem, les Francs purent établir les États latins d’Orient. Les croisés étant façonnés par la culture féodale, le roi était simplement à la tête d’une structure d’hommes liges. De fait, la légitimation du pouvoir monarchique était essentielle, alors-même que Jérusalem était intrinsèquement la capitale du royaume. Aussi, à l’exception de Baudoin Ier, tous les rois se firent couronner au Saint-Sépulcre. Ils étaient faits par Jésus-Christ, dont ils avaient libéré le tombeau. Jusqu’à Baudoin V, c’est également au Saint-Sépulcre que les rois étaient inhumés. Dans cet ordre d’idées, il était nécessaire d’établir et de légitimer également le patriarcat latin. Choisi parmi les chanoines du Saint-Sépulcre, le patriarche latin était « le pasteur de tous les chrétiens établis dans le royaume. » Les Latins affirmaient-ils ainsi, au cœur de l’Orient, la suprématie de l’Église catholique moins d’un demi-siècle après le Grand Schisme ?

 

Christianiser jusque dans les murs de la ville

            On comprend donc que l’on nous présente le grand chantier du Saint-Sépulcre comme « le couronnement de la domination franque », la réunion du Golgotha – « le lieu du crâne » – et la grotte du Sépulcre. C’est la Passion et la Résurrection du Christ que l’on revendiquait, la légitimation de la conquête et de la renaissance de Jérusalem aux yeux des Francs. La via dolorosa, qui courait du Prétoire au Golgotha, peut d’ailleurs être considérée comme le principal legs des Latins à la topographie de Jérusalem. Les églises édifiées avaient vocation à fixer les témoignages de la vie du Christ, donc une vocation pédagogique et pas simplement cultuelle au sens strict du terme. Le Palais de Salomon, figure de justice et de puissance dans la tradition chrétienne, devint la résidence royale en 1104, sous le règne de Baudoin Ier. La tour de David devint l’emblème de l’autorité royale – David, roi guerrier qui fonda la dynastie des rois de Juda. On voulut gommer les traces antérieures de l’occupation musulmane, allant jusqu’à réinterpréter des monuments construits sous le Califat en lien avec la mystique chrétienne, que l’on intégra à la topographie chrétienne – ainsi, le Dôme du Rocher – Templum Domini.

 

Des ordres chrétiens et une nouvelle population

            13 janvier 1129, Concile de Troyes. Hugues de Payns et Godefroy de Saint-Omer parviennent à faire reconnaître par l’Église d’Occident « les pauvres chevaliers du Christ », l’ordre du Temple. Ces « Templiers » vont déployer une énergie considérable pour aménager l’architecture de la ville et des monuments qu’ils occupent à leurs besoins propres. Leurs efforts vont se concentrer sur l’ancienne mosquée al-Aqsa – reconstructions des voûtes et travées, réorientation du mihrab vers le sud, installation d’une rosace, … Mais christianiser la topographie de la ville suffisait-il à la repeupler, condition sine qua non à la pérennité de la conquête ? Les chrétiens d’Orient firent leur retour en 1101. Pour combler les vides que la « christianisation des murs » n’avait pas suffi à faire et assurer le cas échéant la défense de la cité, on fit appel à des colons en 1115. C’est une politique attractive que l’on mena, promettant exemptions d’impôts et maintien des coutumes juridiques. Métissages, nouvelle population, amplification du pèlerinage – pour lequel les Templiers jouaient un rôle de premier plan en Occident et en Orient. Mais les rivalités entre le clergé orthodoxe et le patriarcat latin, la nature disparate de la population qui ne parvint pas à créer une véritable unité, puis, bientôt, les ambitions du sultan Saladin révéleraient de manière plus criante la fragilité de la position des Francs après quatre-vingt-huit ans de présence en Syrie.

 

Chapitre V : De Saladin à Soliman : l’islamisation de la ville sainte, 1187 – 1566

            Un chapitre complexe tant il met en évidence les dissensions au sein de l’Islam, la subtilité des relations diplomatiques entre mondes musulman et chrétien et l’ascension d’esclaves guerriers devenus maîtres de Jérusalem, les Mamelouks, avant d’être eux-mêmes déposés par leurs rivaux ottomans. Le général de Nur al-Din, Salah al-Din, est l’homme fort de ce chapitre V. Envoyé au secours du calife fatimide du Caire, il usurpe, au nom de l’unité des forces de l’Islam, le pouvoir des héritiers de Nur al-Din. Il réussit même à se faire reconnaître par le Calife de Bagdad la légitimité de ses conquêtes à venir, pour peu qu’il ne prendrait pas Alep.

 

Entre « ouverture » et conflits latents

La Jérusalem franque s’était rouverte, elle n’était plus interdite aux musulmans. Mais entre la prise du comté d’Édesse en 1144 par Zenji, le père de Nur al-Din, et la dévotion des musulmans réorientée vers al-Quds, – les auteurs évoquent même une « exaspération des sentiments collectifs » –, la sainteté de Jérusalem fut ravivée aux yeux des musulmans. La victoire de Baudoin IV, « le roi lépreux », sur Saladin, le 25 novembre 1177 à Montgisard, avait accordé un sursis au Royaume de Jérusalem. C’est le pillage d’une caravane par Renaud de Chatillon au printemps 1187 qui rallume le conflit. S’ensuit l’écrasante victoire de Saladin à Hattin, le 4 juillet. Acre se rend sans même livrer combat : c’est le royaume de Jérusalem qui est prêt à s’effondrer. Après deux semaines de combat, Jérusalem, défendue par Balian d’Ibelin, négocie les termes de sa reddition. Nous serons donc attentifs à ce que même au plus fort de la guerre, la diplomatie est reine. L’attitude de Saladin nous intéressera au premier chef : guerrier assuré de sa victoire, il invite les plus hauts dignitaires d’Égypte sous les murs de la ville. Victorieux, il se fait souverain magnanime et achète avec Balian la liberté de ceux qui ne pouvaient pas la payer.

 

« Purifier » la ville et l’islamiser

A l’instar de ce que firent les Francs en 1099,  les musulmans « purifiaient » la ville des stigmates des « infidèles ». Il s’agissait de la nettoyer du polythéisme – allusion aux chrétiens rendus associateurs par la Trinité. Le Dôme du Rocher et la mosquée furent lavés et purifiés à l’eau de rose – les auteurs contextualisent le vocabulaire de l’impureté aux polémiques religieuses médiévales, nuance absente de leur analyse quant à la Jérusalem franque –, les aménagements des templiers démontés. Saladin fit venir et installer le minbar de Nur al-Din. Il travailla aussi à l’amélioration des défenses de la cité.

 

Les remparts

Saladin devait être conscient de la fragilité de sa conquête. C’est par le Nord Nord-Est de la ville que les Francs l’avaient prise, et c’est par là que Saladin arracha la victoire. Aussi le fondateur de la dynastie ayyoubide confia-t-il les travaux de la section Nord Nord-Est à son fils al-Afdal Ali. Les captifs francs furent assignés aux travaux les plus pénibles. Pour autant les plus importants furent réalisés après la mort de Saladin, au XIIIème siècle, sous le règne de son neveu al-Mu’azzam Isa – Isa étant Jésus. Pour autant, la fragilité de la conquête était dans tous les esprits. Les remparts étaient par conséquent au centre des préoccupations. L’abandon de la troisième croisade après la noyade de Frédéric Barberousse et le départ de Philippe-Auguste avait accordé un sursis à la Jérusalem ayyoubide. La cinquième provoqua le démantèlement des remparts. Au XIIIème siècle, le traité de Jaffa signé entre Frédéric II de Sicile – qui obtenait la rétrocession de la ville sainte par voie diplomatique – et al-Kamil, interdisait aux Francs de refortifier la cité. En 1244, les Turcs débandés devant les troupes mongoles au Khwarezm-Shah découvraient une ville dépourvue de défense. Même la décision d’al-Salih, en 1247, de faire relever les remparts, resta lettre morte. Curieux paradoxe que de laisser une ville sans défense pour ne pas céder les remparts de celle-ci aux assaillants francs.

 

Repeuplement de la ville et institutions islamiques

Si les Francs avaient misé sur le droit et la fiscalité pour attirer une nouvelle population, les musulmans faisaient appel à la tradition. Un Hadith ne disait-il pas « Celui qui habite Jérusalem est considéré comme un combattant sur la voie de Dieu » ? Avec le départ des Francs, on assista à une immigration juive – les auteurs évoquent la légende juive de Saladin, vainqueur des « non-circoncis ». Au-delà du repeuplement de la ville, Saladin, déjà, se montra soucieux de réaliser une œuvre cohérente. Plusieurs édifices chrétiens prirent son nom et l’on établit des institutions religieuses, juridiques, comme une zawiya pour les pauvres ou encore une madrasa consacrée à l’enseignement du droit islamique. Concernant les hospices, nous observerons un fait notable : des Templiers furent autorisés à rester pour soigner des malades.

Mais Saladin et les Ayyoubides se firent aussi évergètes. Ils mirent en place un dispositif audacieux, le waqf, qui consistait en une « fondation pieuse perpétuelle », et pour laquelle le propriétaire renonçait à exercer ses droits. Cet ingénieux dispositif « fiscal » permettait à la fondation d’être financée par ses propres revenus. Ainsi, de nombreuses infrastructures généraient-elles du profit, à l’image des infrastructures hydrauliques – Saladin avait fait construire des bains publics. Les dynasties turques s’engageront d’ailleurs de manière spectaculaire dans l’urbanisation de Jérusalem.

 

La Jérusalem Turque

            Les dernières pages du chapitre cinq contrastent brutalement avec les précédentes, illustrant de facto le contraste d’avec les périodes précitées. Le règne des deux dynasties turques, et notamment la seconde, est marquée par une stabilité inédite depuis le VIIème siècle. De surcroît – et est-ce une résultante ? – les grands travaux effectués dans la ville prennent une dimension sans commune mesure jusqu’alors.

Les Mamelouks avaient usurpé le trône en 1250. Dix ans plus tard, le 3 septembre, ils obtenaient une victoire décisive contre les Mongols, éliminant alors ce péril pour l’Islam. En 1261, ils entraient dans Jérusalem et avec eux, un règne turc pour sept siècles. Il nous est précisé qu’il y eut une réelle continuité entre les deux dynasties et notre attention se sera portée principalement sur les Ottomans, ou plus exactement sur l’œuvre initiée par Soliman le Magnifique au XVIème siècle. Probablement parce qu’il accorda une priorité à la restauration des remparts. En effet, si le règne turc est marqué très tôt par une urbanisation foisonnante, l’œuvre spectaculaire de Soliman – Salomon – le Magnifique est la puissante enceinte de douze mètres de hauteur qu’il fit ériger sur trois kilomètres, agrémentée de trente-quatre tours et de sept portes monumentales. Ainsi, Soliman magnifiait la puissance des Ottomans, il assurait l’assise de leur position à Jérusalem et induisait que le temps de la fragilité de la conquête de la ville sainte était révolu. Les Turcs, derrière leur puissante muraille – qui reprenait partiellement le tracé de celle du XIIIème siècle – ne céderaient pas.

 

La stabilité de la conquête, la sophistication du droit

L’œuvre des Turcs ne saurait pour autant être limitée à l’embellissement de Jérusalem et à la monumentalisation des édifices. L’établissement d’un droit sophistiqué dont n’étaient pas bénéficiaires les seuls musulmans est un fait remarquable. Le réinvestissement des waqf pour procéder à des recensements et contrôler la fiscalité, ou encore les exemples notables d’habitants juifs ou chrétiens pouvant ester en justice et obtenir gain de cause devant le tribunal islamique démontrent un souci d’équilibre et de justesse de l’action juridique. Les cas exposés de novembre 1473 – l’affaire de la synagogue détruite qui se solda par la sanction devant le sultan des dignitaires musulmans responsables –, ou bien la dépossession des franciscains, expulsés du mont Sion, mais autorisés à s’établir sur le monastère de la Colonne – après avoir prouvé qu’il était leur jusqu’à la conquête ottomane – démontrent le souci de l’instauration d’un ordre islamique s’organisant autour d’un certain sens de l’équité. En effet, il ne s’agit pas ici de verser dans l’anachronisme et de charger un concept de sa signification contemporaine, mais de comprendre la politique pragmatique menée alors. L’Empire Ottoman était immense – Constantinople tombait en 1453, l’Empire byzantin s’effondrait – et sa population diverse. Juifs et chrétiens vivaient sous le joug ottoman, les insurrections étaient possibles – les auteurs évoquent par ailleurs des conflits sur des bases foncières qui aboutirent à des violences. La stabilité politique reposait de fait sur le maintien d’une certaine paix publique.

La synthèse d’analyse est toujours un exercice délicat où l’on doit accorder l’objectivité et la sélection. Objectivité car l’analyse de l’historien doit se porter sur des faits observables, non sur des convictions personnelles ; sélection car il faut procéder à une organisation des éléments pour suivre un fil conducteur et essayer de livrer les données essentielles, ce que l’on en a compris, en sachant que l’on laissera de côté certains éléments que l’on ne pourra pas traiter. Aussi, notre analyse se sera portée, au-delà des conflits armés et de l’opposition, des rivalités, entre chrétienté et Islam, sur des éléments moins évidents. Il nous a semblé par ailleurs que les auteurs de cet ouvrage encourageaient à la nuance et aux prudences en matière d’interprétations. En ce sens, nous aurons perçu un écho d’un propos de Salah Trabelsi qui soulignait que l’expression « monde arabo-musulman » englobait une réalité plus complexe[2].

Effectivement, nous ne pouvons ignorer la dimension conflictuelle dans ce Moyen Âge effervescent. La prise de possession des lieux, la maîtrise de l’espace par l’identité religieuse de l’architecture, le champ lexical de « l’impureté » et de « la souillure », nous la rappellent.

Du VIIème siècle à l’avènement des Mamelouks au moins, il nous a semblé que la constante, quels que soient les protagonistes, était un équilibre des forces précaire. La puissance de la lettre de Saladin à Richard Cœur de Lion rapportée par Ibn Shaddad, en pleines tractations diplomatiques à l’occasion de « la croisade des rois », en est une illustration. Cette fragilité de la position du vainqueur, quel qu’il fût, amène une donnée absente de l’imaginaire collectif relatif aux croisades : le dialogue, la négociation, la diplomatie, le respect, au moins protocolaire, d’un souverain à un autre. Par ailleurs, les rivalités ne sont pas toujours là où on les attend ; on a pu reprocher à Saladin de ne pas suffisamment porter ses efforts contre « les infidèles », trop occupé à unir l’Islam autour de sa bannière, comme on reprochât à Frédérique II de Sicile son manque d’empressement à tenir son engagement pour le pèlerinage armé, ce qui lui valut d’être excommunié. L’ambivalence de ce souverain à l’endroit des musulmans fut notable, y compris en Sicile. C’est sans tirer l’épée qu’il obtint une trêve et la rétrocession de Jérusalem ; et ne nous précise-t-on pas que l’on avait suspendu la prière par déférence pour lui lors de son bref séjour à Jérusalem ? Jérusalem, monnaie d’échange qui renversa les alliances, ou en scella de surprenantes et de circonstance, à l’instar du pacte conclu en 1240 par al-Nasir avec les Francs.

            L’historien se gardera donc des deux travers qui consisteraient d’une part à « noircir le trait » plus que de raison ou d’autre part à idéaliser une réalité parfois – souvent ? – brutale. Nonobstant, il pourra constater un certain équilibre des forces, une recherche de stabilité politique dans un univers mouvementé. Son éclairage pourrait s’avérer utile, aujourd’hui, dans une région du monde où règne le chaos.

 

[1] Lemire Vincent [sous la direction de], Jérusalem, Histoire d’une ville-monde, Inédit, Collection Champs Histoire, Flammarion, 2016, Chapitre 4, Jérusalem, capitale du royaume franc 1099 – 1187, p. 206.

[2] Conférence de Salah Trabelsi : « Mémoires contemporaines de la traite et de l’esclavage dans le monde arabe », Institut d’études avancées de Nantes, 6 mai 2014, diffusé sur Canal U.

 

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

A.D. Lee, « L’Empire oriental : de Théodose à Anastase », in The Cambridge Ancient History, Vol. 14 : Antiquité tardive : Empire et successeurs (A.D. 425 – 600), Cambridge, 2000, Chapitre 2.

A. Doug Lee est professeur d’études classiques et d’Histoire ancienne à l’Université de Nottingham. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence dont War in Late Antiquity (2007), Diplomacy between Rome and the barbarians (2008) ou plus récemment, Roman warfare and violence in late antiquity (2020). Dans le volume 14 du Cambridge Ancient History, chapitre 2, il centre son propos sur la partie orientale de l’Empire romain, et plus précisément sur les basculements qui s’opèrent après le court mais très troublé règne d’Arcadius – conflits avec Alaric, pillages des Huns, déposition de l’évêque Jean Chrysostome, … L’historien questionne les relations entre les deux parties de cet immense Empire romain, faites de suspicions et de rivalités, mais aussi de coopération et de reconnaissance politique réciproque. Amorçant son étude à partir du long règne de Théodose II, petit-fils du premier du nom, analysant les crises graves de l’Empire jusqu’au début du VIème siècle, Lee interroge : pourquoi la partie orientale de l’Empire a survécu alors-même que la moitié occidentale tombait ?

 

Théodose II – Vie politique

A.D. Lee précise que Théodose n’avait pas eu de réels pouvoirs pendant sa minorité et souligne que celui-ci était aux mains de nombreux officiers de cour, comme le préfet du prétoire Anthémius. Nous noterons, suivant l’analyse de l’historien, qu’une fois adulte, il ne manifesta guère davantage d’inclination pour l’exercice de ce pouvoir. Néanmoins, son intérêt pour les questions théologiques et savantes fut évident. Le patronage littéraire de la cour de Constantinople aboutit à réformer l’enseignement universitaire dans la capitale et à la production du code théodosien. Le Code théodosien, élaboré de 429 à 437, est un travail de Droit de première importance qui tend à démontrer que le Vème siècle n’est pas celui de la décadence romaine. Il recueille les constitutions impériales depuis Constantin, soit 312, classées en seize livres. Il assure notamment à l’Église certains privilèges tout en la plaçant sous le contrôle impérial. L’œuvre, majeure, est publiée en Orient le 15 février 438, et sera également investi en Occident, qui le promulguera le 23 décembre 438. Cette effervescence dans la production littéraire ou juridique, le rôle croissant des femmes de la famille impériale – Pulcherie et Eudocie – ou de courtisans – Cyrus ou Chrysaphios –, ne doit pas occulter l’importance de figures militaires comme les généraux barbares au service de l’Empire, tels Flavius Ardabur ou Flavius Zenon, usurpateurs potentiels. En effet, depuis le règne d’Arcadius, père de Théodose II, l’Empereur avait abandonné le commandement militaire. A contrario d’un Hadrien voyageant aux confins de son Empire, ou d’un Marc-Aurèle ayant vécu une quinzaine d’années de son règne hors de Rome, les Empereurs orientaux des Vème et VIème siècles vivaient aux confins de leurs palais et assumer la pourpre impériale. Au contact permanent des dignitaires de la cour, les Empereurs, au premier rang desquels Théodose II, étaient certes plus vulnérables aux usurpations des généraux ambitieux, mais également préservés en cas de défaites militaires. Cela ne devait pas empêcher Théodose de récupérer habilement à son profit le succès de certaines campagnes – contre les Parthes en 421-422 ou à l’Ouest en 425, contre l’usurpateur Jean, en soutien à l’Empereur Valentinien III. De surcroît, la pratique de la chasse, associée à la guerre, permettait à Théodose de compenser son manque d’engagement militaire. C’est donc en établissant un nouveau corpus de vertus impériales reposant sur des valeurs chrétiennes dominant la cour de Théodose, que l’Empereur allait s’assurer une image forte : la pietas et l’ascétisme révélaient un intérêt primordial pour les affaires religieuses.

 

Théodose II – Affaires religieuses

Le règne de Théodose est marqué par des débats théologiques amorcés au siècle précédent. En effet, Constantin avait amené une autre dimension de la piété impériale : l’harmonie avec l’Église. Et depuis le concile de Nicée en 325, cette Église était catholique – étymologiquement « universelle ». Pour autant, aucune mesure pénale à l’endroit des pratiques païennes ou même hérétiques ne s’étaient révélées véritablement efficaces – Lee évoque notamment les nombreux Goths aryens qui servaient dans l’armée de Théodose, parfois à des hauts grades. Au centre des querelles, la nature du Christ : humaine et divine ? Nestor d’Antioche, nommé évêque de Constantinople par Théodose, proposa que l’on formulât que « Marie soit mère du Christ » et non plus « de dieu », mais il entra alors en conflit avec l’emblématique patriarche d’Alexandrie, Cyril. En effet, ce dernier avait mené à Alexandrie une lutte sévère contre les juifs, les hérétiques et les païens – était-il lié à la mort d’Hypathie en 415 ? Partisan du Théotokos, il sortit vainqueur de ce duel contre Nestor au Concile d’Éphèse, convoqué par Théodose en 431, qui, en souverain pragmatique, après avoir soutenu l’évêque de Constantinople, avait finalement approuvé le verdict qui le condamnait. Ces querelles théologiques ne s’étaient pas éteintes après près de deux décennies, à tel point que Théodose convoqua un second concile d’Éphèse en 449 et que le Pape Léon s’immisça dans le conflit. Ainsi, l’historien explique que ces rivalités ecclésiastiques et de prestige avaient une dimension tout à la fois théologique et politique à laquelle Théodose était particulièrement sensible. Ne peut-on évoquer ici le « césaropapisme » ? Si le mot est anachronique, il traduit bien la volonté de l’Empereur d’assumer des fonctions spirituelles, tout au moins théologiques, concurrençant de facto les autorités ecclésiastiques.

 

Théodose II – relations étrangères

Sous le règne de Théodose, la mobilisation armée n’était pas tournée vers l’Empire perse sassanide. En effet, Dee précise que bien plus imminente était la menace hun dans le bassin du Danube. De surcroît, les troubles dans la partie occidentale de l’Empire avaient été l’occasion pour l’Orient de manifester sa solidarité. Par exemple en 410, lors du sac de Rome par Alaric, lequel n’avait pas pour but d’affaiblir l’Empire, mais de renégocier les termes de son foedus avec Honorius, alors dans sa résidence impériale à Ravenne, plus proche de la frontière. Dans cet événement où Honorius choisit de sacrifier son peuple et sa capitale plutôt que son pouvoir – et d’où Alaric sortit perdant –, c’est quatre-mille hommes que Théodose avait envoyé. Quinze ans plus tard, il veillait à l’installation sur le trône à Rome de Valentinien III. Voilà qui nous rappelle que pour les contemporains, s’il y a une division administrative entre l’Orient et l’Occident, il n’y a qu’un seul Empire, et les autorités qui gouvernent les parties orientales et occidentales se reconnaissent réciproquement. Après la prise de Carthage en 439 par les Vandales, chrétiens homéens, puis de la Sicile en 441, Constantinople fait étendre ses murailles le long de la mer. Mais sous le règne de Théodose, ce sont bel et bien les mouvements des Huns qui dictent la politique étrangère – les troupes envoyées à l’Ouest sont rappelées. Après l’invasion de la Thrace en 422 par les Perses, le roi hun Rua négocie un paiement annuel de 350 livres d’or. Ses héritiers Attila et Bléda profitent de la volonté romaine de maintien de la paix dans les Balkans pour renégocier les termes du foedus mais le renient – l’Illyrie et la Thrace sont envahies en 441-442. Attila exigea 2100 livres d’or et d’importants arriérés de paiement. Dee explique que cette situation pesa si lourdement sur le trésor que même les familles sénatoriales furent mises à contribution. Attila se détourna finalement vers l’Ouest, où il fut vaincu en 451 aux champs catalauniques par Aetius, à la tête d’une armée composée de Romains et de fédérés germains. La mort d’Attila en 453 et la fragilité de son empire éloignèrent le péril hun des héritiers de Théodose, mort en 450.

 

Les successeurs de Théodose – Marcien

C’est un général de l’armée des Balkans, Marcien, qui fut proclamé Empereur.  Mais son avènement ne fut pas reconnu par Valentinien III. Sans doute son mariage avec Pulchérie, la sœur de Théodose, allait-il lui conférer une légitimité dont le geste de Valentinien le privait. Aussi se pencha-t-il sérieusement sur les questions ecclésiastiques, qui intéressaient son au épouse au premier chef, et tenta-t-il de gagner les faveurs du Pape Léon. Marcien convoqua donc un concile œcuménique à Chalcédoine, en 451. Il s’agissait de déterminer la nature du Christ. Si Marcien paraissait un « nouveau Constantin » et avait amélioré les relations entre les deux capitales de l’Empire, le concile qu’il avait convoqué, voulant proposer un compromis théologique, renforça néanmoins les antagonismes entre les factions – nestorianisme et monophysisme étaient condamnés et Marcien dut user de la force militaire pour maintenir des évêques favorables au concile de Chalcédoine à Alexandrie et à Jérusalem. Notons que non seulement l’intérêt de l’Empereur pour les controverses théologiques ne s’était pas démenti mais qu’en plus il jouait de toute son influence pour organiser – ou tenter de le faire – l’Église dans l’Empire oriental.

Sur le plan militaire et diplomatique, Marcien obtenu de francs succès : en 451-452 à l’Est contre les Arabes, en 454 en Pannonie contre les Huns. A.D. Lee précise de surcroît qu’il laissait à ses successeurs un trésor de plus de cent-mille livres d’or.

 

Les successeurs de Théodose – Léon

Si l’armée avait jouait un rôle dans l’ascension de Marcien, celui-ci fut confirmé dans sa succession en 457. Léon bénéficia en effet du soutien des chefs alains Aspar et Ardabur, lesquels exercèrent une emprise trop forte au début de son règne. Il se résolut à les faire assassiner en 471, alors qu’il bénéficiait du soutien d’un autre chef barbare, issu lui d’Isaurie, Tarasicodissa, qui prit le nom grec de Zénon, plus prestigieux – nous pensons à Zénon d’Élée.

Léon souffrait d’un déficit de légitimité : Valentinien III avait été assassiné en 455 et il n’y avait pas de femmes de la maison de Théodose pour assurer un lien dynastique convenable. C’est semble-t-il la dimension religieuse qui lui permis de palier ce déficit, par le biais d’abord d’un cérémonial plus élaboré qu’auparavant – Lee évoque un affichage liturgique nouveau. De surcroît et relativement à l’orthodoxie chalcédonienne, il est question d’une continuité entre les règnes de Marcien et de Léon : des mesures contre les païens et les hérétiques (exclus par exemple de la profession de juriste) étaient le prix à payer pour la stabilité religieuse en Orient. Nonobstant, la politique diplomatique et militaire de Léon fut désastreuse. Tout d’abord avec les Goths – un foedus liait un chef barbare à un Empereur, pas un peuple du Barbaricum, même intégré, à l’Empire. Aussi, l’assassinat d’Aspar avait généré des révoltes qui avaient perduré jusqu’en 473. S’en était suivi le règlement de 2000 livres d’or par an à Théodoric Strabon ou encore le cuisant échec de la campagne dirigée contre les Vandales pour reprendre Carthage. Un naufrage financier pour l’État – Dee précise que des sources évoquent 64 000 livres d’or.

 

Les successeurs de Théodose – Zénon                                             

L’historien souligne un paradoxe qui entoure l’avènement de Zénon : s’il paraissait être le général le plus crédible pour assumer le pouvoir – ce qui semble confirmer le rôle prépondérant de l’armée alors-même que les dignitaires de la cour exerçaient un grand pouvoir – il dût faire face à de nombreux usurpateurs. Ainsi, Basiliscus et Marcien (de 475 à 479), qui, évincés, s’appuyèrent sur des préjugés anti-isauriens ; puis Illus et Léontius, isauriens eux-mêmes, qui menèrent des révoltes (de 484 à 488). La politique diplomatique et militaire de Zénon consista à élaborer une stratégie de destruction mutuelle des groupes Goths rivaux dans les Balkans, très proches de la capitale : celui originaire de Thrace, commandé par Théodoric Strabon, hostile à Zénon, et celui originaire de Pannonie, dirigé par Théodoric l’Amale, qui avait soutenu Basiliscus. Le premier chef, échouant à prendre Constantinople en 480 – la ville est imprenable –, mourait en Grèce où il s’était retiré. Le second finit par mener son peuple en Italie en 485 dans le but de défier le chef skire Odoacre. Odoacre était ce général barbare au service de l’armée romaine qui avait déposé Romulus-Augustule en 476 et fait parvenir ses insignes impériaux à Constantinople, pour signifier son allégeance. Or, dans les faits, les barbares de l’Ouest se passaient de l’autorité romaine et la chute de la partie occidentale de l’Empire faisait de Zénon le seul dépositaire de l’héritage romain, désormais limité à ce qui avait été sa moitié orientale.

Fidèle à la pratique orientale justement, Zénon s’immisça dans les débats théologiques dans le but de préserver la stabilité religieuse. Voulant mettre fin aux polémiques post-Chalcédoine, il fit publier le Henotikon  (« acte d’union ») en 482. Il fut soutenu par le patriarche de Constantinople, Acace. Compromis incertain qui condamnait Nestor et approuvait les douze anathématismes de Cyril, il ne reçut pas partout un accueil enthousiaste. Les monophysites extrémistes le rejetèrent et le Pape Félix III fut révolté, menaçant l’Empereur et le patriarche de la capitale d’excommunication. Ici réside un premier schisme – le « schisme acacien » – entre Rome et Constantinople. Mais le Henotikon assurait une harmonie ecclésiastique en Orient, laquelle consolidait le pouvoir de Zénon. Quant aux nestoriens, se savant minoritaires, ils s’établirent d’eux-mêmes en Perse.

 

Les successeurs de Théodose – Anastase                                        

C’est un officiel du palais âgé de 60 ans et s’inscrivant dans l’orthodoxie de la foi, Anastase, qui fut proclamé Empereur. L’historien nous précise que l’absence de lien dynastique était toujours problématique, mais celui-ci fut compensé une fois encore par le cérémonial d’avènement – de la stabilité religieuse. De surcroît, la veuve de Zénon, Ariadne, l’épousa – de l’importance des femmes de la cour. Anastase dut s’atteler au problème isaurien, suite à l’éviction et l’exil de Longinus, frère de Zénon – des bastions tinrent en Isaurie jusqu’en 498. À l’instar de ses prédécesseurs non issus de l’armée, il sut capitaliser sur ses succès – panégyriques, triomphes, … Du fait de révoltes fréquentes dirigées contre lui, souvent dans des lieux de divertissement, il fit interdire des jeux et abolir des taxes, dont le chrysargyron. C’est un réformateur fiscal que présente Dee, évoquant la politique monétaire d’Anastase, laquelle avait entraîné une baisse de l’inflation et une augmentation du niveau de vie pour les gens ordinaires. On estime que tout au long de son règne, le trésor aurait accumulé 320 000 livres d’or. Néanmoins, à l’instar de Vespasien au Ier siècle, la politique fiscale d’Anastase lui valut une réputation d’avarice.

En matière religieuses, Anastase, qui a des velléités de théologien, s’inscrit également dans le souci de préserver la stabilité ecclésiastique en Orient. Pour autant, ses sympathies pour les monophysites conduisent le patriarche de Constantinople, Euphème, originaire de Syrie et favorable à la réconciliation avec Rome, à exiger de l’Empereur de s’engager à ne pas abroger Chalcédoine. Anastase finit par le déposer. Ces hostilités réciproques entres pro-Chalcédoine – Macédonios, successeur d’Euphème – et monophysites – Sévère – étaient prégnantes également à Antioche. Anastase, moins soucieux de la réconciliation avec Rome que de la stabilité en Orient, adopta une position moins neutre en 511 – décret d’inclusion de la phraséologie monophysite dans la liturgie – et proposa même habilement son abdication pour éteindre les émeutes dans la capitale. À cela s’ajoutait la révolte du général Vitalien, qui tenta en vain de prendre Constantinople en 513 et 514.

En matière de relations étrangères, Anastase mena une politique différente de ses prédécesseurs. Si les contacts s’étaient pacifiés avec l’Afrique vandale, l’Empereur eut fort à faire sur le Danube, pour contenir les poussées des « Bulgares ». Mais le fait majeur réside dans les relations relativement stables entre empires romain et perse. Si les deux rivaux se livrèrent deux guerres brèves, chacun dut concentrer ses forces sur ses frontières, face aux pressions de peuples nomades – Kavadh, roi sassanide, contre les Hephthalites, Anastase contre les Arabes et les Bulgares. Anastase en profita pour renforcer les défenses de l’Empire et construire une forteresse à Dara, sur la frontière sassanide – le limes n’était pas conçu comme une ligne défensive mais comme une route le long des frontières avec des avant-postes de l’armée romaine. Voilà donc qu’en ce début de VIème siècle, les deux empires les plus puissants en Orient, deux « ennemis héréditaires », se voyaient contraints à des relations stables, dans lesquelles le savoir-faire diplomatique  d’Anastase pesa de tout son poids.

 

Epilogue

E.D. Lee précise qu’il n’y a pas de réponses évidentes à la pérennité de l’Empire romain en Orient alors qu’il était tombé en Occident. Il propose néanmoins plusieurs pistes de réflexion. Ainsi, la rivalité des généraux qui se partageaient le commandement militaire en Orient, contrecarrés par le poids important des officiels de la cour de Constantinople, contre un généralissime en Occident et des intrigues qui avaient dévalué l’autorité du trône impérial. Par ailleurs, au plus fort des crises orientales d’usurpation, on n’envisagea jamais de supprimer le trône.

Les Empereurs de l’Ouest n’avaient pas été confrontés aux querelles théologiques qui avaient déchiré l’Orient, mais ces questions religieuses avaient permis aux Empereur de l’Est de réinvestir la pietas augustéenne et de façonner un nouveau corpus de vertus impériales. Cette forme de « césaropapisme » témoignait de la volonté des Empereurs d’établir une forme de contrôle sur l’Église et de leur souci de maintenir la stabilité religieuse en Orient, au plus fort des luttes – pour ou contre Chalcédoine, le Henotikon, … –, laquelle assurait une certaine assise de leur pourvoir. Se pose la question largement débattue – et particulièrement prégnante dans l’inconscient collectif – des « invasions barbares », sur les deux parts de l’Empire. Nous noterons que contrairement à des idées largement répandues, cet Empire résiste et peut compter sur des hommes énergiques – à l’Ouest, Stilichon ou Aetius, dont on dira qu’il était « le dernier des Romains », image d’Épinal qui entretient probablement certaines croyances  – et compétents – Dee souligne l’œuvre administrative et fiscal d’Anastase à cet égard. Mais l’Orient résiste mieux, disposant de son grenier à blé, l’Égypte, sans discontinuité, alors que les provinces d’Afrique étaient passées aux mains des Vandales. Toujours est-il que l’historien nous invite à ne pas nous laisser gagner trop hâtivement aux idées reçues couramment admises. Son propos induit qu’il peut y avoir déclin – démographique par exemple, et notons qu’il n’emploie jamais le mot – sans qu’il y ait décadence – une crise de la créativité notamment – sauf à considérer que des œuvres telles que Les confessions d’Augustin d’Hippone ou les Codes théodosien et justinien sont les symptômes de quelque décadence.

Gaëlle Coqueugniot, « Des mémoriaux de pierre et de papyrus : les fondations de bibliothèques dans l’Antiquité grecque, entre mémoire et propagande », Conserveries mémorielles [En ligne], #5 2008, mis en ligne le 01 octobre 2008, Université Panthéon-Sorbonne, IHTP, CELAT.

Gaëlle Coqueugniot est membre de l’équipe de rédaction de la Maison Archéologie et Ethnologie de Nanterre (CNRS). Elle y travaille en tant que rédactrice en chef de « Revue archéologique », éditée par les PUF. Gaëlle Coqueuniot est une historienne spécialiste des civilisations de Méditerranée orientale aux époques hellénistique et impériale. Nous nous proposons ici de rendre compte de son article Des mémoriaux de pierre et de papyrus : les fondations de bibliothèques dans l’Antiquité grecque, entre mémoire et propagande. L’article est paru dans « Conserveries mémorielles, 2008, 3ème année, numéro 4, pp 47 – 61 ». Elle y dresse une synthèse de la complexité historique des bibliothèques antiques, ou plus précisément de leurs fonctions éminemment politique, de glorification de leurs fondateurs, à travers la conservation et la transmission du savoir. Si la dimension d’évergétisme semble traverser les époques au centre de l’étude, Coqueugniot attire cependant notre attention sur les continuités et les changements que l’on observe aux périodes hellénistique et romaine – et en l’occurrence impériale.

C’est à partir de quatre exemples – les bibliothèques d’Alexandrie, d’Athènes, d’Éphèse et de Nysa – et suivant un ordre chronologique, agrémenté de plans des édifices présentés, que l’auteure de l’article nous livre son analyse. Nous suivrons donc ce schéma.

            Gaëlle Coqueugniot pose au préalable une esquisse de la réalité des bibliothèques à l’époque classique. Ainsi, les représentations sur les vases attiques et la tradition littéraire nous apprennent que des bibliothèques étaient rattachées aux écoles philosophiques platonicienne et péripatéticienne. L’historienne met en garde : ni la bibliothèque de l’école de Platon ni celle liée au précepteur d’Alexandre ne peuvent être considérées comme « publiques ». Il faut attendre le partage de l’empire d’Alexandre entre les Diadoques et l’émergence de la culture hellénistique pour voir les premières grandes collections réunies dans les bibliothèques royales. L’historienne s’attache à illustrer son propos à travers l’exemple de la prestigieuse bibliothèque d’Alexandrie – elle y consacre près de la moitié de son article. Elle fut fondée par le premier souverain lagide, compagnon d’Alexandre à qui revint l’Égypte, Ptolémée Ier Sôter. Déjà dans ses Enquêtes, Hérodote, « le père de l’Histoire », évoquait l’admiration des Grecs pour l’Égypte. De fait, les Lagides menèrent une politique de protection de l’hellénisme. Le grec s’impose – Coqueugniot précise par ailleurs que la dernière souveraine hellénistique, Cléopâtre VII, faisait figure d’exception en connaissant le démotique –, l’hellénisme est exalté et même le Sôma est détourné vers Alexandrie. Mais par le biais de la suprématie de l’hellénisme, c’est l’affirmation du pouvoir des Lagides qui est façonnée. La bibliothèque et le musée auquel elle était associée établit les fondations de la légitimé du pouvoir dès Ptolémée Ier, dans tout le monde hellénistique. Gaëlle Coqueugniot explique que le prestige de l’ensemble reposait sur l’éminence des savants que l’on y réunissait : Ératosthène – qui y fit la seconde partie de son expérience pour mesurer la circonférence de la Terre –, Aristophane de Byzance ou encore Théocrite de Syracuse. Rassembler le savoir, établir les éditions de ce que l’on estime être aujourd’hui des grands classiques, assoir un prestige politique. La perception de la bibliothèque à la fois comme temple du savoir et affirmation de la puissance politique était tellement ancrée à la jonction des IIIème et IIème siècles avant notre ère qu’une dynastie concurrente des Lagides, les Attalides, issue elle du Diadoque Lysimaque, en fonda une en sa capitale, Pergame. Par ailleurs, des bibliothèques essaimèrent dans tout le monde hellénistique. Relativement à la bibliothèque d’Alexandrie, Gaëlle Coqueuniot rappelle que la première description que nous en avons est d’époque romaine. Nous la devons à Strabon. Par ailleurs, l’historienne précise que les fondations des premières bibliothèques publiques commencent avec Rome. En effet, c’est sous le second Triumvirat que le général Assinius Pollio établit la première bibliothèque à Rome, près du temple de la Liberté, financée grâce au butin de guerre contre les Parthes. Sous le régime impérial, nous assistons même à une monumentalisation des édifices.

            Gaëlle Coqueuniot s’attache à analyser le complexe édilitaire d’Athènes, aménagé probablement au Ier siècle de notre ère, et dont l’identification semble avoir été complexe. Celle-ci fut d’abord rendue possible grâce à la dédicace de T. Flavius Pantainos. La tria nomina indique clairement qu’elle est l’œuvre d’un citoyen romain – il faut en effet attendre l’Édit de Caracalla en 212 pour que la citoyenneté romaine soit accordée à tous les hommes libres de l’Empire – riche : il s’agit d’évergétisme. La bibliothèque de Pantainos semble même s’inscrire dans une politique d’urbanisation reliant le centre antique – l’agora – au nouveau marché romain à l’Est et de surcroît, correspondrait à une ornementation et un embellissement d’un site préexistant. L’archéologie, la stratigraphie, semblent confirmer cette hypothèse. Mais ce qui nous intéressera ici au premier chef sont les interprétations que livre l’historienne ; d’une part, les éléments découverts sont caractéristiques de l’évergétisme pratiqué par les Empereurs romains et les citoyens riches. D’autre part, la fonction pédagogique de la bibliothèque. Pantainos, en ayant ouvert au public la bibliothèque de son père, Flavius Ménandre, aurait ouvert par là-même l’ère des grandes donations de bibliothèques aux cités grecques par un citoyen riche. De surcroît, si la période impériale bouleverse l’aspect matériel des édifices de par leur caractère désormais ostentatoire, luxueux et monumental, localisés en plein cœur des cités, elle serait aussi marquée par la diffusion d’une culture lettrée. Les bibliothèques étant installées à proximité des forums ou des thermes, la démocratisation de la lecture et l’importance accrue de l’écriture amorcées dans les monarchies hellénistiques se sont accentuées sous l’Empire. Par ailleurs, c’est sous les Empereurs antonins, en l’occurrence Trajan et Hadrien, que les activités édilitaires se sont considérablement développées dans les provinces orientales. L’auteure de l’article précise que l’archéologie a mis en évidence une importante série de bibliothèques en Grèce et en Turquie.

            Gaëlle Coqueuniot finit son étude en analysant les cas des bibliothèques de Celsus à Éphèse et de Nysa. Si les exemples précédents étaient marqués par l’assise d’un pouvoir politique et d’un prestige, ici la recherche de gloire pour le fondateur et sa famille prenait une autre dimension, le bâtiment devenant également un mausolée. Ainsi, Éphèse, la plus célèbre bibliothèque du IIème siècle de notre ère, fondée par le consul Titus Julius Aquila sous le long règne de Trajan, présente pour la compréhension de l’étude de nombreux intérêts. D’abord, sa dimension esthétique : il nous est précisé que la façade de cette construction monumentale était conçue pour attirer l’œil. Dans l’abside, dans l’axe central de l’entrée, une statue dont on suppose qu’il s’agirait probablement d’Athéna – Minerve pour les Romains, déesse du savoir. Ensuite, ses aspects fonctionnels : l’archéologie a révélé trois niveaux de niches et l’on suppose que les employés de la bibliothèque accédaient aux livres avant de les communiquer aux lecteurs en salle. Enfin, et là réside la grande nouveauté de l’époque impériale, la bibliothèque devient un « véritable mémorial de pierre à la gloire de sa famille et de son fondateur. » Sous la bibliothèque d’Éphèse, édifice individuel, se trouve le tombeau du père du fondateur. La configuration de la bibliothèque de Nysa est analogue à celle d’Éphèse. Construite vraisemblablement aux alentours de 130, sous le règne d’Hadrien, hypothèse est formulée qu’elle soit l’œuvre d’un évergète. Si aucune inscription ne permet d’établir les circonstances et l’identité du fondateur, la présence du magnifique sarcophage en marbre dans le portique d’entrée, ainsi exposée à la vue des lecteurs et des passants, permet lui de conclure avec certitude sa fonction : la gloire et la postérité des donateurs. Au-delà de ce point remarquable en soi, Gaëlle Coqueuniot attire notre attention sur un autre élément exceptionnel des deux bibliothèques de provinces orientales : les défunts ne sont pas inhumés dans des nécropoles, mais restent au cœur de la cité. Ainsi, ils sont érigés au rang de héros, bénéficiant d’un culte de la part de la cité. Ici, la fonction de mausolée semble prendre le pas sur celle de transmission du savoir.

            Si les rois hellènes fondèrent les bibliothèques sur le modèle de celles attachées, au IVème siècle avant notre ère, aux écoles philosophiques d’Athènes, leurs édifices étaient néanmoins imprégnés d’une dimension mémorielle forte. Cette vocation est polymorphe :

  • La conservation, la transmission des textes et des savoirs. Nous noterons par ailleurs l’essence « encyclopédique » des bibliothèques d’Alexandrie et de Pergame, dont l’exégèse des savants a permis l’édition de textes commentés ;
  • La dimension mémorielle, voire « dynastique », au service d’une mission politique, en l’occurrence la propagation de la culture hellène et la domination idéologique des dynasties hellénistiques, ou la glorification du fondateur et de sa famille à l’époque romaine ;
  • La monumentalisation des édifices à l’époque impériale, culturels ou non du reste – nous pensons notamment à l’amphithéâtre flavien, construit sous l’Empereur Vespasien, inauguré par son premier fils Titus et agrandi par son second fils Domitien. Les édifices deviennent fastueux et occupent une position centrale dans la cité. L’historienne nous fait d’ailleurs remarquer qu’ils sont bien moins caractérisés par leurs traits architecturaux et fonctionnels que par leurs dédicaces.

Nous relèverons que ce dernier élément s’inscrit dans un contexte d’émulation et de rivalités entre évergètes, lequel entraîna la multiplication des ensembles thermaux et culturels. Le processus culmine au IIème siècle de notre ère, soit à l’apogée de l’Empire romain.

 

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

Antonio Invernizzi, « Art parthe, art arsacide », Topoi, volume 17/1, 2011, pp. 189 – 207 ; Persée.

Antonio Invernizzi est Professeur d’archéologie et d’histoire de l’art à l’Università degli studi de Turin. Son travail de recherche est centré sur l’Empire parthe. Dans cet article, Invernizzi propose, sinon une redéfinition, une précision des perspectives historiques relatives aux réalités culturelles de l’empire parthe. Soucieux de distinguer les adjectifs « parthe » et « arsacide », qui peuvent recouvrir, en fonction des objets d’études, des éléments différenciés ou être synonymes, Invernizzi s’attèle à l’analyse des caractéristiques de l’art arsacide. Il focalise son attention sur Nisa, à l’ouest de l’empire parthe, ce qui implique de fortes influences hellénistiques et induit la problématique des contacts, de la nature de ces contacts, entre les monarchies hellénistiques – ou du moins les Grecs d’Asie – et les souverains arsacides – et plus globalement de l’empire parthe. Pour étayer son argumentation et ses pistes d’analyse, le chercheur s’appuie sur les vestiges de « la Salle ronde » de Nisa.

« Parthe » et « arsacide » : le piège sémantique

Invernizzi pose un préalable, il est de nature sémantique. Est-il approprié d’utiliser la dénomination « Empire parthe » indifféremment « d’empire arsacide », et donc de confondre en une seule et même réalité culturelle « art parthe » et « art arsacide » ? Le chercheur rappelle qu’ « Empire parthe » est une dénomination de l’antiquité, utilisée par les historiens d’alors – nous pensons aux Romains qui entretinrent, au moins jusqu’aux campagnes de Trajan, une « rivalité héréditaire » avec les Parthes pour le contrôle de la Mésopotamie. La confusion vient du nom du berceau de la première dynastie de l’Empire parthe, la Parthie. Aussi paraît-il plus pertinent à l’auteur de l’article d’utiliser la référence dynastique, « arsacide ». La difficulté est aussi posée par l’archéologie, qui utilise le terme « parthe ». De surcroît, l’historien russe Mikhaïl Rostovtzeff, spécialiste de l’histoire économique et sociale des mondes iranien, hellénistique et romain, proposait une définition de l’art parthe dans son ouvrage Dura and the problem of Parthian art (1935). La définition proposée de l’art parthe acquiert alors une valeur pas uniquement chronologique, mais implique également une qualification descriptive sur la nature des travaux concernés. Par ailleurs, Antonio Invernizzi ne manque pas de rappeler que l’espace géographique concerné a vu différents empires au fil des siècles : perse achéménide, séleucide – issu du Diadoque Séleucos –, arsacide et sassanide – rivaux et successeurs des Arsacides. L’autre facteur essentiel à prendre en compte est évidemment la propagation de l’hellénisme sous les règnes des souverains macédoniens, après le partage de l’Empire d’Alexandre le Grand, et ce, dans la zone d’influence des Parthes, où des traditions plus anciennes n’avaient pas perdu de leur vigueur dans certaines régions. Voilà qui pose la question des apports de la culture hellène, de l’Occident, dans l’Empire parthe, voire de leur subtil syncrétisme en matière de création artistique. Aussi Invernizzi assure-t-il que le travail que nous connaissons dans les différentes régions de l’Empire parthe est très diversifié et pas uniquement lié aux Arsacides. « Parthe » serait donc un terme générique, une sorte de dénominateur commun étendu sur une longue période chronologique. Ayant cette réserve à l’esprit, l’historien ne pourrait raisonnablement pas définir un travail comme arsacide s’il n’a pas été réalisé en connexion avec la dynastie. Il apparaît donc essentiel d’abord, de redéfinir les notions d’art arsacide et d’art parthe, ensuite de comprendre qu’il n’y a pas de notion culturelle précise qui corresponde aux termes géographiques « Parthie » et « Parthe ».

La ville de Nisa : caractéristique de l’art arsacide ?

Nisa n’est pas un siège ordinaire des Arsacides mais une fondation dotée d’un caractère spécial. Selon Invernizzi, Nisa est le centre d’une culture dynastique ! Aussi, si l’on veut assigner une valeur culturelle à la dénomination « parthe », il faut vérifier si cette dernière coïncide avec l’art arsacide de Nisa. Par ailleurs, le chercheur rappelle que la définition de Rostovtzeff repose sur le regard posé après la conquête romaine de Nisa, et appliqué à l’extrême ouest, aux provinces de l’ouest de l’Empire parthe. Nous aurons noté que même pour l’historien, la difficulté à trouver une alternative à l’adjectif « parthe » demeure. Adjectif utilisé depuis l’antiquité, codifié par les Romains pour dénommer l’art de l’Empire parthe comme un tout. Il semblerait donc que ce qui ait été négligé jusqu’ici est d’envisager l’art parthe comme le développement de faits dans l’espace et dans le temps, dans sa dimension historique. De surcroît, le chercheur évoque les pièces de monnaie : elles ont circulé dans l’espace sur toute la période arsacide. Cependant, elles ont été produites pour un usage spécifique, elles ont un nombre de modèles iconographiques limité. Si l’on étudie les pièces de monnaie, on ne peut se limiter à leur seul usage, mais l’on doit prendre en compte les variantes et les particularités stylistiques, y compris au niveau local.

Le terme « Arsacide » est par définition une valeur ciblée dans le temps, pas une valeur universelle. L’art officiel arsacide se définit essentiellement à partir de Nisa. Nous aurons été sensibles, à la lecture de l’article, à l’importance du modèle grec. Il est partout, immédiatement identifiable et a exercé une véritable influence. Il est perceptible dans les quatre groupes qu’Invernizzi présente comme illustratifs des goûts de la cour :

  • les statuettes en marbre
  • les statuettes en argile

                              Ces quatre groupes présentent des composants hellénistiques caractéristiques

                                          des premiers temps de l’art arsacide

  • les rhytons d’ivoire
  • la fresque

Les statuettes en marbre

Invernizzi s’attarde sur les statuettes en marbre – d’un style purement hellénistique – ou plus précisément sur le sculpteur. Ce dernier, présent à Nisa, a utilisé différentes pierres, pour le haut du corps, puis pour les jambes et le vêtement d’Aphrodite, avant de la colorer. Ces œuvres, Aphrodite et Hekate, illustrent plusieurs éléments – de natures artistique et religieuse. Tout d’abord, les différentes tendances stylistiques sont la preuve de la vivacité de la vie artistique des Grecs en Asie centrale. Les sculpteurs s’inscrivaient dans une tendance et imprimaient leur marque. Relativement à la dimension religieuse, même s’il semble difficile de juger strictement sur ce plan car nous ne disposons pas de suffisamment d’informations sur les croyances des souverains arsacides, il apparaît la nécessité de comprendre la commande. La valeur de ces œuvres était-elle simplement ornementale ? Ces deux statuettes ne seraient-elles pas l’illustration d’un syncrétisme religieux, typique de la période parthe dans tout l’ouest de l’Empire ? C’est pourquoi Invernizzi propose que les rois arsacides aient vu l’image d’Hekate, laquelle serait  une référence à la déesse Anahita – ou Ishtar – c’est-à-dire Aphrodite. En effet, Hekate-Anahita se rattache au thème de l’eau, et celui-ci est inhérent à celui d’Aphrodite Anadyomène. Anadyomène, « émergente », « sortie de l’eau » – Aphrodite naît de l’écume, après que Cronos a jeté le sexe tranché et ensanglanté d’Ouranos dans la mer.

La salle ronde

Nous ne nous étendrons pas sur les statuettes d’argiles, l’auteur de l’article précisant que les fragments sont trop petits et les objets pas à leur place originelle. Nonobstant, il nous semble important de nous arrêter sur ses précisions quant aux statues de la Salle ronde tant ils sont éclairants sur les influences hellénistiques. En effet, Invernizzi liste un certain nombre d’archétypes. À partir de la tête, dont il suggère qu’elle est celle de Mithridate Ier, et de la tunique plissée, il évoque un réalisme idéalisé à la manière grecque ; ainsi, la longue barbe de philosophe à l’aspect noble qui caractérise souvent les grands personnages des époques classique et hellénistique, tels Périclès ou Aristote. Ces éléments ont été introduits par les artistes qui accompagnaient les cortèges d’Alexandre. Plus éloquent encore : la demi-douzaine de statues de la Salle ronde de Nisa serait probablement un monument votif, pas moins qu’un hérôon, c’est-à-dire un édifice dédié à un héros, ici Mithridate. Si le style artistique est typique des traditions iraniennes d’Asie centrale, l’aspect fonctionnel serait influencé par le répertoire hellénistique. Il faudrait donc trouver un modèle grec : Invernizzi propose le Philippeion. La référence et l’effet miroir pour Mithridate sont prestigieux. En effet, le Philippeion est un monument édifié par Léocharès à la demande de Philippe II de Macédoine après sa victoire à Chéronée contre la coalition grecque menée par Athènes et Thèbes. Philippe y est représenté déifié. Sur un de ses côtés, sa femme Olympias et son fils Alexandre, de l’autre ses parents. Suivant ce modèle, Invernizzi suggère que la Salle ronde est peut-être devenue le premier monument célébratif des souverains arsacides. La corrélation entre l’art hellénistique originaire de Macédoine à Nisa serait perceptible également dans les ornements et même les petites statuettes en métal. Enfin, que la Salle ronde soit l’œuvre de Mithridate ou d’un successeur est d’une importance relative : dans un cas comme dans l’autre, elle rend hommage au fondateur de l’Empire parthe et rend gloire à la dynastie arsacide.

La fresque

Malheureusement, nous disposons de trop peu de fragments de la fresque pour tirer des conclusions solides. Néanmoins, un détail révèle l’origine grecque du peintre – les premières lettres de son nom. Il aurait été originaire d’un royaume grec d’Asie. Mais d’autres fragments nous livrent des détails qui corroborent les hypothèses de l’auteur – l’influence ou le modèle hellénistique d’une part, les spécificités de l’art arsacide d’autre part – : deux groupes de cavaliers vêtus de tenues iraniennes se livrant bataille. La composition de la narration prendrait son origine dans la mosaïque d’Alexandre à Pompéï, celle-là même qui relate la victoire du roi de Macédoine à la bataille d’Issos, contre Darius III. Il faut préciser ici qu’Invernizzi relève une invention originale : l’utilisation d’un filet ou d’une grille. Il souligne également le linéarisme et le contour net des silhouettes.

Les rhytons d’ivoire

Ils sont très importants car ils illustrent l’évolution dans le temps de l’art à Nisa. On y a sculpté des scènes complexes. Le même sujet a été réalisé de différentes façons par différents sculpteurs. Invernizzi se réfère à ce sujet aux travaux de Pappalardo : une homogénéité sur le plan fonctionnel, mais des différences significatives de facture dans le temps. Les rhytons mettent en lumière les étapes principales de l’évolution progressive, à travers les âges, des aspects formels. De fait, ces magnifiques objets permettent au chercheur d’avoir une lecture qui s’inscrit dans une double perspective :

  • greco-asiatique, abondamment nourrie par une profusion de sources,
  • irano-asiatiques, plus difficiles car les informations sur les conceptions arsacides sont peu abondantes.

Les rhytons offrent presque une synthèse du propos de l’auteur de l’article. Il les définit comme greco-asiatiques, c’est-à-dire comme l’expression d’un royaume grec d’Asie centrale satisfaisant les besoins des commandes royales iraniennes. Plus encore, ils offriraient la compréhension de l’art arsacide des siècles avant Jésus-Christ, et dans ces cas, l’on peut affirmer que l’art arsacide coïncide avec l’art parthe. Voilà qui amène d’autres remarques, pose d’autres questions, soulevées notamment par la position très frontale, ferme, rigide, du flutiste, attitude appréciée à l’ouest de l’Empire, mais que l’on retrouvera également plus tard, sur les pièces de monnaie notamment, et pas uniquement dans les provinces occidentales. La culture hellénistique aurait donc pénétré d’avantage encore l’Empire parthe. Des questions qui font prendre au mot histoire tout son sens, historia, « enquête ».

Invernizzi n’invite pas seulement à réviser, à redéfinir et mettre à jour, la perspective de la relation entre art arsacide et art parthe, mais bel et bien à investir d’autres lignes de l’activité artistique au centre et à la périphérie de l’Empire parthe. Peut-être pourrions-nous ajouter qu’à la lecture de cet article, il semblerait que Nisa illustre les rapports des Grecs d’Asie, des monarchies hellénistiques, avec l’Empire arsacide. Non seulement les Grecs d’Asie ont pu conserver leurs spécificités culturelles fortes, mais en plus, ils ont continué à propager l’hellénisme – à helléniser les provinces de l’ouest de l’Empire ? Quant aux Arsacides, ils se sont pleinement appropriés les aspects fonctionnels de cette culture pour servir et sublimer leur pouvoir.

 

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

Vauchez André, Saints, prophètes et visionnaires, Le pouvoir surnaturel au Moyen Age

Bibliothèque Albin Michel Histoire, Paris, 1999

            André Vauchez est historien médiéviste, membre de l’Ecole française de Rome – qu’il a dirigé de 1995 à 2003 – et membre de plusieurs Académies en Europe, dont, en France, la prestigieuse Académie des Inscriptions et Belles Lettres, depuis 1998. Universitaire – il a enseigné à Rouen et à Nanterre -, il est l’un des plus éminents spécialistes de l’histoire de la sainteté médiévale et de la spiritualité en Occident. Auteur d’une thèse intitulée La Sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge (1198-1431) : Recherches sur les mentalités religieuses médiévales, soutenue en 1978, il a publié de nombreux ouvrages thématiques parmi lesquels La Spiritualité du Moyen Âge occidental VIIIe-XIIIe siècle, Presses Universitaires de France, 1975, La Sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge (1198-1431,), École française de Rome, 1981, ou encore Saints, prophètes et visionnaires, Le pouvoir surnaturel au Moyen Age, Bibliothèque Albin Michel Histoire, Paris, 1999, dont nous proposerons ici une analyse critique de son article 5, Les images saintes : représentations iconographiques et manifestations du sacré.

Resituons au préalable l’ouvrage et son ambition, tels que nous les percevons dans l’introduction de l’auteur. Il s’agit de comprendre la construction théologique du merveilleux et les tentatives d’encadrement, par l’Église, des pratiques et rituels liés aux miracles et à la sainteté. Il est donc ici question de politique, ou plutôt d’usage politique du « surnaturel chrétien », bien loin de l’idée reçue, comme nous l’avons vu, d’une quelconque perpétuation du paganisme. Rappelons par ailleurs que l’article 5 que nous nous proposons d’étudier se trouve dans la première partie de l’ouvrage, elle-même intitulée La sainteté comme pouvoir. Vauchez nous invite cependant à éviter plusieurs écueils, au premier rang desquels un regard infantilisant considérant, à l’instar des « historiens romantiques » du XIXème siècle, qu’il y aurait de la naïveté dans cette omniprésence du merveilleux ou du surnaturel au Moyen Age. L’auteur, toujours dans son introduction, écrit : « Le surnaturel n’est pas un concept, c’est un monde. Ce livre vise à en prendre la mesure, sans prétendre résoudre les nombreux problèmes que posent encore à l’historien son approche et son étude. » Se pose de facto la question des sources : récits, traditions rapportées, témoignages – quel crédit « scientifique » leur apporter ? –, procès de canonisation, … André Vauchez lui-même prend toutes les précautions d’usage nécessaires, rappelant qu’entre les travaux novateurs de Marc Bloch en 1924 et « la vogue de l’histoire des mentalités » qui avaient suscité un regain d’intérêt pour la thématique que nous questionnons, trente-six ans s’écoulèrent. Aussi, au fil de cette enquête à visée monographique, enrichie par les apports méthodologiques de l’anthropologie, nous noterons, avec l’auteur, que les questions spécifiques de la sainteté médiévale en Occident ont peu été traitées – du moins pendant longtemps – par les historiens, nous y reviendrons. De fait, dans cet article 5, Les images saintes : représentations iconographiques et manifestations du sacré, Vauchez renvoie souvent aux mêmes sources de premières mains – La légende dorée de Jacques de Voragine évidemment –, aux travaux de Wirth, de Le Goff ou de Hubert, ou plus encore aux siens propres. Nous constaterons enfin que les images saintes elles-mêmes, ou les statues-reliquaires, sont des sources pertinentes, les références à leur sujet et leurs usages attestant en soi de l’importance du phénomène.

            C’est avec deux cas de cruentatio qu’André Vauchez ouvre son cinquième article. Les deux phénomènes sont mis en parallèle l’un de l’autre : le premier se déroule avec, « en toile de fond », la guerre de cent ans et met en présence deux rivaux : le Duc de Bretagne, Jean de Montfort, vainqueur de Charles de Blois, tué en 1364 lors de la bataille d’Auray, durant la guerre de succession de Bretagne. Le second, un siècle plus tôt, se concentre sur l’évêque de Hereford, Thomas de Cantiloupe, excommunié injustement par son supérieur hiérarchique, John Peckham, archevêque de Canterbury – Cantiloupe fut finalement canonisé par le Pape Jean XXII. Ainsi, les deux récits rapportés par l’auteur placent en leur cœur deux hommes qui, chacun dans un contexte spécifique, prennent une dimension de martyr. Centrons-nous davantage sur les deux phénomènes rapportés. Dans le cas de Charles de Blois, le récit raconte que le Duc Jean avait fait recouvrir de blanc une fresque représentant son défunt rival, à genoux en armes devant un arbre de vie relatant la légende de Saint-François. Or, le jour de la purification de la Vierge, deux trainées rouges coulèrent de la fresque puis, une fois poignardée par deux soldats anglais – Jean de Montfort était soutenu par les Anglais –, l’écoulement de sang s’accentua. Dans le second récit, on apprend que l’évêque déchu se rendit en Italie pour plaider sa cause auprès du pape et être relevé dans ses fonctions. Mais Thomas de Cantiloupe mourut à Orvieto et sa dépouille fut ramenée en Angleterre. Lors de la traversée du diocèse placé sous l’autorité de l’archevêque John Peckham, les restes de l’évêque excommunié saignèrent. Ici, André Vauchez nous rapporte deux récits qui ont bien moins la saveur de l’histoire dite « scientifique » que celle d’une légende. Mais peu importe qu’ils soient documentés ou non – Vauchez n’aborde pas ici la nature de ses sources, s’il existe des sources contradictoires -, ni même si une justification politique peut être construite à partir de ces récits. Là n’est pas le propos de l’auteur. Nous devons donc chercher ailleurs les éléments d’analyse relatifs à la pertinence de ce qui est raconté.

Tout d’abord, Vauchez nous raconte une Histoire des saints incarnée, ce qui tend à démontrer le souci que l’Église avait, déjà, de l’Incarnation et donc, de construire une théologie de l’Incarnation. Ces récits que l’historien nous rapporte renvoient aux Écritures, à la Passion de Jésus et au Christ en croix. Ne peut-on lire dans ces saignements abondants de la relique de Thomas de Cantiloupe et de l’image de Charles de Blois un écho des stigmates du Christ, posant pour modèle à suivre celui qui pour servir Dieu endure le martyr ? Il y aurait donc une certaine constance depuis les « témoins de Dieu » martyrisés de l’Antiquité. De surcroît, dans un cas comme dans l’autre, Vauchez nous précise qu’il s’agit d’une ordalie : par ces saignements, Dieu désigne les coupables. Relevant « le caractère relativement banal de tels épisodes », l’auteur nous explique enfin que l’Église avait pensé et encouragé un processus de substitution des images aux reliques ; l’épisode de la relique de Thomas de Cantiloupe précède d’un peu moins d’un siècle celui de l’image de Charles de Blois. Cependant, selon André Vauchez, ce processus de substitution aurait été bien antérieur au XIVème siècle. Pour le démontrer, l’auteur convoque l’œuvre hagiographique la plus emblématique du XIIIème siècle, La légende dorée de Jacques de Voragine, laquelle a largement contribué à construire une « mythologie chrétienne ». L’exemplum que Vauchez y puise nous intéressera à plusieurs égards. L’archevêque de Gênes raconte qu’un juif se fit sculpter une image de Saint-Nicolas dont il lui confia sa maison et ses biens. Jacques de Voragine relate qu’à l’occasion de l’une des absences du juif, des voleurs dévalisèrent sa demeure et à son retour, le juif maltraita le visage sculpté de l’évêque de Myre ; ce dernier serait apparu aux voleurs et les menaça de les révéler. Vauchez nous rapporte que dans le récit de Jacques de Voragine, probablement soucieux de l’inscrire dans la tradition d’une religion de la miséricorde, les voleurs « devinrent honnêtes et le juif se convertit à la foi chrétienne. » Si ce récit propose lui aussi une « mystique de l’Incarnation » et que l’on confère à l’image des « pouvoirs surnaturels », Vauchez nous propose l’interprétation suivante : « L’image est une médiation à saisir par le fidèle, une force qu’il peut obliger à s’actualiser. » L’auteur bouscule ici une idée reçue, celle d’une dévotion extrême des sociétés médiévales, ou d’un blasphème supposé à brutaliser une image chargée d’un caractère sacré – Vauchez explique, par exemple, que les images de saints patrons étaient parfois « humiliées » dans leurs monastères. Enfin, sur cet aspect de la question toujours, concernant le juif, Vauchez précise que Jacques de Voragine prend ici une certaine distanciation, car le personnage n’est pas chrétien au moment des faits. Peut-être pourrions-nous ajouter, relativement à sa conversion et au-delà du « happy end » évoqué par l’auteur de l’article, qu’elle tend à illustrer la dimension universelle de la religion catholique – c’est d’ailleurs son sens étymologique – : l’exemple du saint, homme parmi les hommes, et le miracle, démonstration de la volonté divine, fers de lance de l’évangélisation.

            La question des images – et de leur pouvoir – amène Vauchez à poser celle des statues – reliquaires dont la diffusion avait commencé aux IXème et Xème siècles. Avec toutes les précautions d’usage, l’auteur amène à considérer la variété des situations et attirent notre attention sur l’absence de témoignages précis concernant les potentialités « surnaturelles » de ces statues-reliquaires. L’historien mobilise de fait les recueils de miracles, d’exempla Liber miraculorum beatae Mariae Dolensis, La légende dorée, … – sources principales de documentation. Dans bon nombre de ces recueils, on lit des récits liés à des miracles accomplis par des statues de la Vierge Marie, souvent accompagnées de l’enfant Jésus. Ce que nous rapporte à ce sujet André Vauchez doit nous interroger sur deux points : la place grandissante de la figure de la Vierge dans l’Occident chrétien au Moyen Age et son corollaire, les débats théologiques très vifs autour de la question centrale de l’Immaculée Conception. Ainsi, l’historien nous démontre que la virginité de Marie ne fut pas une évidence pour les hauts dignitaires de l’Église. Se dessine à travers cet article des lignes de fractures théologiques au sein de cette même Église, qui tenta, de conciles en procès de canonisation, d’encadrer des croyances, parfois des pratiques populaires ou cléricales et de trancher des questions qui générèrent de vives oppositions. Vauchez rappelle à ce propos que les images saintes, ayant obtenu des prérogatives déjà élargies aux représentations du Christ et de la Vierge, allaient aboutir à la contestation hérétique : dès le milieu du XIIème siècle, on constate un refus des représentations figurées de Dieu et des Saints. Ce « procès en idolâtrie » n’est pas sans rappeler « la querelle des images » qui sévit dans l’Empire byzantin aux VIIIème et IXème siècles. Nous comprenons plus précisément alors cette sainteté comme pouvoir qui s’établit : face au rejet des images pieuses et à la négation hérétique, l’Église catholique romaine s’affirme comme élue de Dieu sur terre douée d’une mission pastorale, en attestent les signes tangibles que sont les miracles accomplis par les icônes et les statues-reliquaires. Ainsi, ces prodiges rapportés, prodiges à la dimension apologétique nous dit Vauchez, asseyent l’idée que l’image est habitée par la présence divine, que « l’iconographie prétend exprimer ‘’la présence réelle’’ du surnaturel à travers les signes. »

Si les sources que convoquent André Vauchez, La Vie de Saint-Antoine de Padoue racontée par Sicco Polentone au XVème siècle par exemple, nous permettent d’acter que l’Église concède que « certaines représentations sont plus que de simples supports visuels », elle affirme dans le même temps que toute manifestation du merveilleux n’est pas un miracle. En ce sens, la théologie scholastique en général et la pensée de Saint-Thomas d’Aquin en particulier allaient permettre de formuler une proposition pour admettre l’un et l’autre principe : en aucun cas l’honneur rendu à l’image ne lui est adressé, le culte est rendu à son « prototype ». La Virtus latente des images de Dieu et des saints est admise, reconnue, mais selon cette condition précise. Nous ajouterons que la crise iconoclaste de l’Empire byzantin prit fin en 843 avec des conclusions de cet ordre.

            Les intérêts et les apports de cet article sont multiples et permettront au chercheur en histoire médiévale d’étudier ces questions avec un discernement subtil, de se garder d’affirmer ou de généraliser des réalités historiques supposées à la hâte. Tout d’abord, l’auteur nous invite à considérer les difficultés posées par la nature des sources et par l’état de la question, longtemps déconsidérée par les historiens, davantage préoccupés par les problématiques positivistes. André Vauchez lui-même n’a de cesse de prendre toutes les précautions d’usage, allant jusqu’à écrire « À ma connaissance »[1]. Il est donc nécessaire, semble-t-il, de poursuivre les travaux entamés – et l’auteur y renvoie régulièrement dans ces notes –, de chercher peut-être de nouvelles sources ou d’analyser à partir de nouvelles perspectives celles que l’on connaît déjà. Le chantier paraît vaste, mais c’est aussi sur un ton proche de celui de l’essai, rendant le savoir accessible à l’amateur passionné, que l’auteur appelle à prendre la mesure de l’ambivalence – de l’ambiguïté ? – inhérente à la thématique : « Sans oublier non plus que les exigences, parfaitement légitimes, de la réflexion critique ne doivent pas nous faire perdre de vue la spécificité de ce domaine, où le chercheur ne s’aventurera qu’en marchant sur la pointe des pieds, de peur de réveiller la Belle au bois dormant. »[2]

Au cours de ces douze pages d’analyse, André Vauchez nous invite à saisir la subtilité suivante : à la fin du Moyen Age, si l’on considère que toutes les images ne sont pas miraculeuses ou animées, il n’apparait pas anormal que d’autres le soient. Citant Alphonse Dupront qui avance l’idée que toute image sainte est « à la fois le relais et la source », l’auteur nous permet de cerner ce qui pourrait être la problématique centrale : comment l’iconographie propose-t-elle de construire une « mystique et une théologie de l’Incarnation » dont l’Église catholique romaine serait garante ? Et en cela investie d’une autorité émanant directement de Dieu ? Cependant, cet essor du merveilleux eucharistique, au fond, cette « mise en scène liturgique », n’a pas permis, loin s’en faut, de résoudre définitivement la question de l’iconoclasme : le XVIème siècle sera, en partie, celui de la Réforme.

[1] « A ma connaissance, la première mention explicite d’une image animée en Occident se trouve chez Rupert de Deutz (mort en 1129) […] », p. 85

[2] Introduction, p. 16

 

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

Maud Anne Bracke, Feminism, the State, and the centrality of reproduction: abortion struggles in 1970s Italy

 

Nous nous proposons de livrer ici un résumé et une analyse de l’article Féminisme, l’État et la centralité de la reproduction : les luttes pour l’avortement dans l’Italie des années 70. Il a été commis par l’historienne Maud Anne Bracke, enseignante-chercheuse à l’Université de Glasgow, Ecosse. Maud Bracke est une spécialiste de l’histoire sociale, histoire du genre et histoire politique de l’Europe. Ses recherches portent notamment sur les partis communistes en France et en Italie pendant la Guerre froide, l’histoire des Gauches européennes ou encore sur les mouvements sociaux autour de « 1968 » en Europe occidentale.

Depuis 2010, Maud Bracke centre ses travaux sur l’histoire du genre, desquels a résulté un certain nombre de publications sur le féminisme italien, dont Italian translation en 2019. Sur sa page de présentation de l’Université de Glasgow, on peut lire que ses publications paraissent dans cinq langues.

            Dans cet article, Maud Bracke retrace les luttes des mouvements progressistes et féministes italiens pour la dépénalisation et donc la légalisation de l’avortement, lesquelles ont abouti, dans un contexte de très fortes tensions sociales et politiques, à la « loi de compromis » 194, en 1978. Cette publication sera utile au chercheur qui s’intéresse à « 1968 » à bien des égards :

D’abord, elle resitue la dimension occidentale de ce que l’on appelle communément « 68 » – et donc sa dynamique -, et ce, bien au-delà de l’image d’Épinal d’un mouvement de jeunesse, limité aux étudiants – issus des classes bourgeoises.

Ensuite, l’article, évoquant l’avortement, aborde évidement la question de la sexualité et des pratiques hétérosexuelles. Comme nous avons pu l’étudier, il n’est pas ici question d’une « simple » libération sexuelle ; dans cet ordre d’idées, l’article de Bracke, qui suit un plan thématique, rappelle ou précise les spécificités du – ou des – mouvements féministes dans cette période donnée – les décennies 60 et 70 –, mettant par ailleurs l’accent sur ce qui est présenté comme « l’exemple italien », novateur, avant-gardiste, et parfois comparé au cas français qui lui est postérieur. Bracke souligne, dans cette lutte pour l’accès sans charge à l’avortement dans un pays très marqué par le catholicisme, les nombreuses divisions au sein de ce que l’on pourrait appeler le bloc des Gauches, mais aussi plus particulièrement entre les mouvements féministes eux-mêmes et la dominante à privilégier : régulation par l’État ou auto-détermination ?

Enfin, la dernière partie de l’article bouscule une idée reçue quant à la prétendue homogénéité des catholiques et de la Démocratie chrétienne – le grand parti de la Droite italienne – : l’on découvre ainsi, au sein de cette frange conservatrice de la société italienne, des positionnements hétérodoxes, venant parfois même de membres éminents de l’Église catholique romaine.

            Maud Bracke, dans la première partie de son analyse, induit une réflexion qui dépasse le cadre de l’avortement et de sa légalisation partielle en Italie, dans les années 70. Citant Ruth Miller, elle rappelle que la teneur des débats et les positionnements de ce combat ont fait de l’utérus un sujet de l’espace public, de régulations légale et sociale. Ainsi donc, s’il apparaît clairement que la deuxième vague du féminisme, dans les années 70, qui exerça des pressions politiques et entama des négociations avec l’État, fut le moteur d’un mouvement en faveur de la décriminalisation de l’avortement, c’est bel et bien les questions – les contradictions ? – de la souveraineté de l’État, de l’auto-détermination des femmes – dans un monde patriarcal – et de la réappropriation de leur corps qui étaient en jeu. En effet, réinvestissant la notion de pouvoir biopolitique développée par le philosophe français Michel Foucault, Maud Bracke explique qu’il est nécessaire de comprendre le défi posé par cette deuxième vague des mouvements féministes, trop avancés sur les mouvements de Gauche et des institutions progressistes reproduisant des schémas sociétaux conservateurs. L’exemple du parti communiste italien (PCI) semble éloquent à cet égard, car soucieux d’établir un compromis acceptable, il serait resté attaché à un modèle familial traditionnel, où même pour les prolétaires, la femme est mère. Un tel positionnement ne pouvait satisfaire les féministes, réparties dans un ensemble de mouvements présenté comme disparate, incluant des groupes « séparatistes ».

Bracke explique néanmoins les causes immédiates des réponses des acteurs socio-politiques, pris – engloutis ? – dans des débats internes. Nous y reviendrons ultérieurement, lorsque nous évoquerons notamment « le compromis historique » qui occupa le PCI et la Démocratie chrétienne (DC).

            Dès lors, Bracke traite de la complexité des débats au Parlement et des négociations avec les différentes « parties », mais au-delà, n’est-ce pas la nature-même de la loi 194 qui est questionnée ? Elle apparaîtrait comme un consensus en trois clés :

  • L’avortement comme une part du débat public
  • Un droit individuel encadré et accordé sous la plus sévère pression sociétale
  • Une prévention des changements culturels à l’égard du sexe et des relations hommes / femmes (l’intention fondamentale des féministes).

« 1968 » apparaît ici bien moins comme une révolution – fusse-t-elle prétendument sexuelle – que comme une réforme où l’on tente de satisfaire toutes les parties en présence, donnant trop du point de vue des uns, et insuffisamment de celui des autres. Ainsi donc, la loi 194 aurait été, pour les institutions de l’État, l’occasion d’un discours sur la « libération sexuelle » et les différences entre les sexes plutôt que sur l’égalité, axé bien moins sur la femme que sur la famille. Cependant, elle aurait posé l’Italie comme un exemple avant-gardiste dans le monde industrialisé – France, Allemagne de l’Ouest, USA et Japon -, illustration d’un succès, révélant les antagonismes et l’engagement de tous les acteurs sociaux. Maud Bracke souligne ici un paradoxe : l’Italie, pays catholique, patriarcal, fortement influencé par l’Église, est celui qui a laissé une large place aux féministes. Nous pouvons ici rejoindre la réflexion de l’auteure et la prolonger : l’Italie, justement parce qu’État où les verrous moraux et sociétaux étaient particulièrement prégnants, offrit un espace aux féministes où la radicalité de leurs revendications allaient pouvoir se justifier.

            La première vague de féminisme avait vu le jour dans des villes politiques de premier plan, à la fin des années 60. Mais au milieu des années 70, ces petits groupes sont rejoints par des milliers de femmes de tous les horizons, certaines allant jusqu’à revendiquer une forme de séparatisme. En effet, selon Bracke, l’explosion des mécontentements et l’influence des discours américains sur les libertés civiles d’une part, le Parti radical – Gauche non-marxiste –, leader sur la réforme du divorce, catalysant les revendications d’autres part, permirent d’élargir le cadre du débat : il s’agissait de critiquer sévèrement le modèle patriarcal et des nouvelles formes de subordination, y compris sexuelles. À ce propos, la position ambivalente du PCI pourrait s’expliquer par sa recherche du « compromesso storico », à l’initiative de son leader, Enrico Berlinger. L’idée ? Mettre fin à la division politique italienne, PCI / DC, et proposer une stabilité, laquelle sera largement compromise avec l’enlèvement puis l’assassinat, en 1978, de l’ancien premier-ministre Aldo Moro, par le groupe terroriste d’extrême-gauche « les Brigades rouges ».

Toujours est-il qu’alors que la bataille pour la légalisation de l’avortement était menée dans le monde occidental, les féministes italiennes – Rivolta Femminile, Movimento di Liberazione della Donna, etc. – posaient les jalons de questions plus fondamentales encore : l’exploration du corps, l’auto-détermination, lesquels passaient par le rejet de toute forme de contrôle externe, fusse-t-il celui de l’État – « Io sono mia ». Maud Bracke explique donc que les années 70 virent de nouvelles formes d’actions, souvent spectaculaires, qui passèrent par « l’auto-dénonciation » – « Nous avons toutes fait un avortement. » Ainsi, les féministes brisaient le tabou de la tragédie de l’avortement illégal – Bracke évoque 20 000 décès. Ce combat des idées gagné et le référendum de 76 advenu, la question demeurait, quelle forme de légalisation ? Ainsi, les premières dissensions se firent jour au sein de la mouvance féministe, entre les groupes réclamant « une meilleure loi » – Effe écrira « Ce n’est pas notre libération » – et ceux, influencés par la pensée de Thomas Malthus, centrés sur l’éducation – des couches populaires notamment – à la contraception et à la limitation des naissances – une position qui sera attaquée de toute part.

            Dès lors, la lecture de l’article laisse entrevoir une dimension de santé publique. Ainsi, si Bracke bouscule une autre idée reçue des milieux réactionnaires – l’avortement comme libération des femmes –, elle précise que les cliniques furent au cœur de nouvelles politiques du corps. C’est une dimension sociétale et de santé qui point ici, posant la problématique de l’avortement en d’autres termes :

  • Le traumatisme de la femme qui interrompt une grossesse
  • Les profonds problèmes culturels liés aux pratiques hétérosexuelles

Voilà qui fait écho aux nouvelles formes de subordination que nous évoquions précédemment : « Qui est libéré ? Les femmes ou leurs partenaires – masculins ? » A cette question qui contient la réponse vint se greffer une analyse marxiste de la situation : les femmes de la bourgeoisie auront toujours accès à l’avortement, légal ou non – ce qui reste néanmoins très discutable, si l’on considère que le facteur économique, bien que levier important, n’occulte pas les verrouillages sociétaux et le pater familias dans les familles des classes dirigeantes. Les féministes arguaient donc que « l’avortement pour les masses ne représentent pas une conquête pour la civilisation. » Ce souci des féministes italiennes de la réappropriation du corps des femmes et du changement culturel dans les pratiques amena la question de la place du regard public et avec elle, de nouvelles divisions dans le choix des modes d’actions – « 68 » ne serait pas un bloc homogène où les gauchistes de toutes les mouvances seraient « sur la même longueur d’onde ». Tout devait-il être débattu publiquement, y compris les expériences intimes des femmes ? À cette question, beaucoup de féministes refusèrent de livrer le nom des femmes qui avortaient, voulurent garder le contrôle du récit et ne partagèrent pas cette nécessité de l’auto-dénonciation. À ce propos, Maud Bracke fait une comparaison avec la situation française, évoquant notamment Le manifeste des 343, où des femmes qui jouissaient d’un capital culturel certain, à l’instar de Catherine Deneuve, « s’auto-dénoncèrent », pour briser un tabou et poser le débat. Rappelons qu’il fallut attendre aussi les années 70 pour que la République française légalise l’IVG, portée par sa ministre de la santé Simone Veil, sous le Septennat de Valéry Giscard d’Estaing. Revenons en Italie, où d’autres groupes féministes choisirent au contraire de rendre publics des modes d’actions, en se faisant arrêter dans les cliniques – il est notamment question de l’impulsion du CISA (Centre d’Information sur la Stérilisation et sur l’Avortement).

Cette division autour de la « publicité » du combat ou du respect de la vie privée des femmes n’a pas occulté une autre question essentielle selon l’analyse de l’auteure : la représentation du corps des femmes italiennes, suivant des archétypes liés à la beauté. Il y aurait donc ici dualité, un piège dans lequel les femmes seraient enfermées : la maternité ou l’objet sexuel. Mais Bracke souligne que la question de la place à accorder à l’État a davantage divisé les groupes féministes encore, d’autant que se jouait, au milieu des années 70, l’institutionnalisation d’initiatives venues de la base. Les féministes « modérées » estimaient que la loi qui se dessinait, était une bonne loi, répondant aux revendications de l’avortement sans coût pour toutes les femmes, même mineures, dans les hôpitaux publiques. Certains de ces groupes ont milité pour que l’État joue un rôle dans la prévention, l’éducation sur les questions de santé sexuelle et la contraception. Mais les féministes issues des mouvances de la Gauche radicale se montrèrent hostiles à toute forme d’intervention de l’État. Préconisant l’auto-détermination et l’autonomie de la décision, elles se sont opposées au monopole des hôpitaux publics, réclamant la possibilité de pouvoir avorter dans les cliniques. Rivolta femminile écrira même « L’État décide pour nous. » L’exemple de coopération entre des collectifs mixtes, de Gauche, avec l’État, en France, est particulièrement éloquent – Maud Bracke évoque le Mouvement pour la Libération de l’Avortement et la Contraception, MLAC. Se seraient heurtées ici les « vieux » politiques de la Gauche traditionnelle, de la Démocratie parlementaire, aux « nouveaux » acteurs de la Gauche, issus du mouvement social. Nous pourrions ici prolonger la réflexion de l’auteure en précisant que cette opposition est classique à Gauche, bien au-delà de la question de l’avortement et des groupes féministes. « 68 » aurait-il mis d’autant plus en évidence cette division entre des mouvances de culture socialiste, attachées à une forme « d’État providence » et interventionniste, et des groupes de tendance anarchiste, prônant une vision plus proche d’un « socialisme libertaire » ?

            La dernière partie de l’article est probablement celle qui surprend le plus, car elle lève une nouvelle idée reçue, celle de l’homogénéité du Centre-droit et de la Droite catholique. En effet, si dans la partie intitulée les réponses de l’État patriarcal, Maud Bracke précise que l’Église catholique avait eu une position intransigeante dans les années 60 et au début des années 70 – la bulle de Paul VI Humanae Vita, expliquant que l’avortement n’est pas l’affaire individuelle de la femme et que le fœtus a une relation avec Dieu -, elle explique néanmoins que celle-ci allait être subtilement assouplie dès 1974. Dans un premier temps, les évêques italiens avaient affirmé que « la loi ne pouvait pas englober toute la sphère morale » et, réalisant que le domaine de l’État leur échappait, réinvestissaient, d’une certaine manière, l’objection de conscience promise aux médecins par la loi à venir en appelant les fidèles à la désobéissance civile. Pourtant, sous l’impulsion du courant de pensée latino-américain Libération de la théologie, lequel avait une lecture marxiste ou marxienne de la société, – il était notamment question de rendre la dignité aux pauvres et de les arracher à des conditions de vie misérables -, un vent de « catholicisme social » souffla sur ces débats. Déjà, « 68 » avait ébranlé le dogme catholique avec le Concile Vatican II – 1962- 65 -, qui avait engagé une profonde réforme de l’Église. Jean XXIII avait dit lors de l’ouverture : « Notre devoir n’est pas seulement de garder ce précieux trésor comme si nous n’avions souci que du passé, mais nous devons nous consacrer, résolument et sans crainte, à l’œuvre que réclame notre époque, poursuivant ainsi le chemin que l’Église parcourt depuis vingt siècles. » Il fut pris, plus d’une décennie plus tard, au mot. Bracke livre les exemples de l’évêque Ambrogio Valsecchi et du théologien Umberto Betti qui, en 1975, amenèrent l’idée que des évolutions dans l’Église étaient acceptables et qu’une réforme légale de l’avortement était possible. Ces positions hétérodoxes eurent-elles des conséquences dans le temporel ? Maud Bracke nous rappelle la répugnance de membres du Parti chrétien démocrate à l’influence de l’Église, lesquels quittèrent, par exemple, le parti à l’occasion des élections de 1975 et s’établirent sur des listes communistes – opération probablement facilitée par le « compromis historique ». Les débats furent donc vifs au sein de la Démocratie chrétienne, se ralliant à une loi au cadre restreint. Certes, le parti bloqua la loi au Sénat et un Mouvement pour la vie naquit – et dont le poids moral fut constant depuis lors -, certes, l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro créèrent un climat de tensions très fortes, mais la loi 194 fut votée.

            Dans sa conclusion, Maud Bracke relève plusieurs points de synthèse, et nous porterons l’attention sur ceux-ci :

La loi 194 fut un compromis, mettant en évidence le rôle de l’État pour protéger la conception de la vie humaine. Les débats menés au cours de cette lutte ont fait de l’utérus une négociation politique, ce qui a rendu inconfortable la position de nombreuses féministes, hostiles à la « publicité » du corps de la femme. De surcroît, les divisions au sein de « l’activisme féministe » furent importantes, et la mobilisation massive des organisations religieuses dans les professions médicales demeurent une réalité.

Mais la loi 194 pose également l’exemple italien de cet activisme féministe comme un moteur du changement, avant-gardiste et populaire. Une troisième vague féministe vit le jour dans les années 80, plus « sophistiquée » et arguant l’anti-institutionnalisme « post 68 » du mouvement social.

Pour prolonger la réflexion de l’auteure, nous noterons que ce qui est au fond bousculé dans la réalité qu’elle décrit, c’est l’ordre établi, les verrouillages sociétaux et le poids moral de l’Église catholique, lesquels dépassent très largement la question centrale du droit à l’avortement et de la lutte féministe. Dans cette configuration, nombre de cinéastes italiens, de Gauche, se sont mobilisés, à travers leurs œuvres – financées par des producteurs de Droite –, pour ébranler l’édifice conservateur – et parfois patriarcal –, et avancer une vision progressiste ou révolutionnaire. À ce titre, Luchino Visconti, « le comte rouge », avec Rocco et ses frères en 1960 – et dans lequel Nadia, jouée par Claudia Cardinale, illustre bien les problématiques qui seront soulevées par les mouvements féministes dans les années 60 et 70 –, ou encore en 1962, avec sa fresque historique Le Guépard, où il décrit autant le Risorgimento que la lutte des classes de son époque.

Sergio Leone, communiste également, avec son « opéra » Il était une fois dans l’Ouest, en 1969, relate, dans un monde dominé par les hommes, la lutte d’une femme, ancienne prostituée de surcroît, pour sa survie, interprétée par la même Claudia cardinale.

Les Frères Taviani, avec Allonsanfan en 1974, mettent au cœur de leur drame – ou de leur farce ? – les déchirements d’aristocrates italien et hongrois – respectivement Marcello Mastroianni et Lea Massari –, membres d’un groupuscule anarchiste. Ainsi donc, le cinéma italien a pris sa part dans cette lutte politique.

            Enfin et plus largement, le monde occidental notamment, semble ne pas avoir toujours tranché ces enjeux démocratiques : aspirations populaires pour un exercice de démocratie directe et / ou activistes féministes investies dans des actions spectaculaires – FEMEN par exemple – mènent toujours et bien après « 68 », une lutte, à partir de la base, face à des institutions qui limitent la démocratie au seul cadre de la représentativité parlementaire, ou à des gouvernements qui remettent en cause le droit à l’avortement. Au fond, « 68 », est-ce vraiment fini ?

 

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia