S’il est couramment et heureusement admis que la Commune fut un mouvement d’insurrection populaire qui porta haut l’idée de la République sociale, il est toujours malheureusement nécessaire de rappeler que la Commune fut animée par une ferveur patriotique et la volonté de défendre la Nation contre les envahisseurs prussiens et les ennemis de l’intérieur, qu’ils fussent « opportunistes » négociant une paix au bénéfice des notables ou monarchistes décidés à rétablir les Bourbon ou les Orléans sur le trône de France. La Commune s’inscrit en effet dans un contexte de grandes tensions européennes, des suites de la confrontation brutale entre la France du IInd Empire et de la puissance continentale qui connaissait alors une émergence diplomatique et militaire fulgurante, confortée par son écrasante victoire contre l’Autriche à Sadowa (3 juillet 1866), la Prusse. C’est en effet sur fond de crise diplomatique que le conflit trouve ses racines. Cela faisait deux ans, en 1870, que le trône d’Espagne était vacant. Le « ministre-président » de Prusse, Otto von Bismarck, proposa alors que Léopold de Hohenzollern-Sigmaringen, cousin du Roi Guillaume, se portât candidat. Un scandale pour la France de Napoléon III, qui se trouverait par-là même encerclée par un puissant rival au Sud et à l’Est, comme aux temps des Habsbourg[1]. Face au risque imminent d’embrasement, Léopold renonça. Voilà Bismarck prêt à démissionner, mais le futur « chancelier de fer » se saisit du refus – « poli », « extrêmement courtois », nous dit Éric Anceau[2] – du roi de Prusse Guillaume d’offrir des garanties au comte Vincent Benedetti, ambassadeur de France, pour inventer une fausse humiliation. La France tombe dans le piège, le « guet-apens prussien[3] » se referme sur elle.

Par ailleurs, Bismarck inscrit son action politique dans un projet pangermaniste : les peuples de culture et de langue allemandes auraient ainsi vocation à se fondre dans l’Empire allemand en devenir. Une conception aux antipodes du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, au principe des nationalités, défendus par Napoléon III. Une tension s’ajoutant à une autre, début juillet 1870, la majorité du corps législatif valide les crédits de guerre réclamés par l’empereur des Français. Le 19 du même mois, la guerre est déclarée à la Prusse !

Napoléon III, soutenu dans son offensive par le peuple français, prend la tête de ses armées, c’est un Bonaparte. Des soldats qui prennent le chemin du champ d’honneur presque « la fleur au bout du fusil ». Les Italiens, qui ne pardonnent pas à Napoléon III d’avoir pris contre eux le parti de la papauté en 1864[4], n’entrent pas dans le conflit. Les premières défaites annoncent le désastre à venir… Après l’enfermement du général Bazaine dans Metz, l’empereur et le maréchal Mac Mahon sont encerclés dans la cuvette de Sedan. Le 1er septembre, les troupes françaises sont écrasées, Napoléon III, qui chercha en vain la mort, survécut. « Monsieur mon frère, écrivit-il le 2 septembre à Guillaume abasourdi que l’empereur fût parmi ses hommes, n’ayant pu mourir à la tête de mes troupes, il ne me reste qu’à remettre mon épée entre les mains de votre majesté. » La nouvelle allait rapidement parvenir à Paris. L’opposition républicaine fond dans la brèche, le peuple de Paris s’agite le 4 septembre devant le Palais Bourbon, accompagné de députés comme Jules Favre et Jules Ferry, et voilà que Gambetta proclame la République sur le parvis de l’Hôtel de Ville. « Français ! Le Peuple a devancé la Chambre, qui hésitait. Pour sauver la Patrie en danger, il a demandé la République. Il a mis ses représentants non au pouvoir, mais au péril.
La République a vaincu l’invasion en 1792, la République est proclamée. La Révolution est faite au nom du droit, du salut public. Citoyens, veillez sur la Cité qui vous est confiée ; demain vous serez, avec l’armée, les vengeurs de la Patrie ! » Gambetta s’inscrivait donc directement dans l’héritage de la Révolution française – encore faudrait-il définir laquelle – convoquant le vibrant écho de Valmy, il annonçait presque la filiation avec les soldats de l’an II ! Pour autant, cette IIIème République était alors fragile. Les monarchistes, toutes tendances confondues, se tenaient en embuscade. Quant aux républicains libéraux, « modérés », ils se rangeaient à l’avis des premiers : la paix et – pour ? – l’ordre social. Bismarck, qui souhaitait une paix rapide pour installer l’Empire d’Allemagne, voulut non seulement un gouvernement légal – il n’était pas question de voir cette paix et ses conclusions contestées par une France en capacité militaire de prendre sa revanche – mais en plus favorisa l’établissement… de la République !

Effectivement, on ne répète pas assez que le « chancelier de fer » y avait tout intérêt, car cela lui permettait d’isoler diplomatiquement la France prise en étau entre les monarchies européennes. Une République aux mains des royalistes faut-il le rappeler[5] ? Une « République bourgeoise » s’installait, car portée par des « opportunistes », présidée par le très libéral Adolphe Thiers, lesquels rêvaient d’un régime des possédants, une République contre le peuple, comme la pensèrent jadis les Girondins.

Mais c’était sans compter sur l’acharnement patriotique de Léon Gambetta d’une part, et sur les radicaux, les démocrates, les socialistes, les communistes, les anarchistes, bref, les « Républicains de gauche » d’autre part, en effervescence dans la capitale, qui allaient proclamer la Commune.

  1. La défense de la Patrie

Gambetta : organiser la riposte

        Paris est assiégé. Son gouverneur militaire, Trochu, est dépassé autant par les évènements que par un républicain du Cabinet, Léon Gambetta.  Le 7 octobre, l’épisode est célèbre, il quitte Paris en ballon pour Tours afin d’y organiser la riposte. Il devrait par la suite prendre la direction de Bordeaux. Ses efforts considérables lui permettent de lever quatre armées et onze camps de volontaires dans tout le pays. Une mobilisation acharnée qui pourrait repousser les Prussiens de l’autre côté du Rhin, Bismarck en a conscience. Mais la capitulation de Bazaine le 27 octobre – il livre ainsi une armée de 170 000 hommes[6] – et la volonté du gouvernement de s’accorder avec l’envahisseur pour conclure une paix rapide font voler la stratégie d’union nationale de Gambetta, désormais très suspicieux à l’endroit des officiers monarchistes et des républicains « pacifistes ». Par ailleurs, on meurt de faim dans Paris bombardé.

Le peuple de Paris : le refus de la défaite et la crainte de la Restauration

            Les scènes de guerre et de misère sont terribles. Pour autant, le courage de nombre de Parisiens, qui voient défiler l’ennemi vainqueur, ne faiblit pas. Comble de l’humiliation, le IIème Reich, l’Empire d’Allemagne, est déclaré le 18 janvier 1871 dans la Galerie des Glaces à Versailles, après la proclamation de Guillaume de Prusse empereur. Si les élections législatives donnent une très nette majorité aux partisans du roi, quatre-cent monarchistes – légitimistes et orléanistes –, « soit environ deux-tiers des sièges », font face à environ deux-cent républicains, « […] du centre gauche à l’extrême-gauche[7] », signe d’une lassitude de la guerre dans le pays, la ferveur patriotique reste intacte dans Paris, bien décidée à défendre la Patrie. Nonobstant, l’armistice est signée le 28 janvier et Jules Simon, qui a rejoint à Tours celui qui deviendrait « le commis-voyageur » de la République, lui fait savoir que « le gouvernement veut renoncer à la guerre afin d’organiser rapidement des élections et désigner une assemblée qui aura compétence de négocier le traité de paix avec l’Allemagne[8]. » Dès lors, la « République bourgeoise[9] » qui s’installait n’aurait de cesse de prendre une série de mesures conservatrices, de provocations à l’encontre des républicains sociaux et des démocrates.

La volonté de confisquer les canons de la Butte-Montmartre et l’insurrection populaire

            Le traité de Francfort avait cédé l’Alsace et une partie de la Lorraine, les départements mosellans notamment, à la jeune nation allemande – une cession qui ne serait pas sans conséquences en 1918, alors que ces départements reviendraient à la République française, désormais laïque.

L’Assemblée monarchiste prit des mesures « perçues comme une succession de provocations : le 15 février, elle supprime la solde de la Garde nationale composée de volontaires ; le 10 mars, l’Assemblée vote la fin des moratoires sur les loyers et les effets de commerce ; de surcroît, elle décide que désormais elle siégerait à Versailles. Adolphe Thiers, qui dirige le Gouvernement, ordonne le 18 mars la confiscation des canons financés par les Parisiens pendant la résistance au siège.

Ces canons avaient été mis à l’abri des Prussiens sur la Butte Montmartre par la Garde nationale, en prévision de leur entrée dans la capitale[10]. » Afin de les récupérer, Thiers fait donner la troupe : le Général Lecomte entend ouvrir le feu sur les insurgés, mais ces derniers sont ralliés par des soldats. Lecomte et le général Clément-Thomas, reconnu par des insurgés, l’un des « bourreaux » qui réprima dans le sang la Révolution de 1848, sont fusillés, malgré les efforts du jeune maire du XVIIIème arrondissement de Paris qui essaie alors d’endiguer la violence, un républicain radical, Georges Clemenceau.

  1. L’élaboration d’un « programme » laïque et social

La proclamation de la Commune et l’héritage du Paris révolutionnaire

        Dès lors, le mouvement populaire porté par la gauche républicaine et la Garde Nationale, mouvement de défense de la Patrie, se mue en mouvement politique. Ces hommes et ces femmes, enivrés par le souvenir de la « Grande Révolution », du Paris phare de la Révolution, convoquent des élections. Le 26 mars 1871, la Commune est proclamée. Là encore, l’héritage revendiqué est une évidence pour les contemporains. Souvenons-nous : au lendemain du 10 août 1792, alors que les fédérés des départements, les Cordeliers, les sections parisiennes avaient fait trébucher la monarchie aux Tuileries, l’avant-garde révolutionnaire de la capitale s’était constituée en Commune insurrectionnelle. Cette Commune insurrectionnelle qui vit le jour à l’été 1792 s’était imposée en pouvoir concurrent de la Convention – la première Assemblée nationale républicaine en France – exerçant, en lien avec les sociétés populaires du pays, des pressions permanentes sur les députés et les « mandataires infidèles ». La Commune de 1871 était donc l’arrière-petite fille de la Commune insurrectionnelle de Paris de 1792-1794. Du mouvement politique patriotique au « programme » laïque et social, il n’y avait qu’un pas à franchir.

Qui sont les Communards ?

            Nous l’avons compris, les Communards sont d’abord les patriotes parisiens mus par la volonté de défendre la Nation et craignant un retour à la monarchie. Bien que partageant un socle de principes et de valeurs, leurs nuances politiques et leur sociologie n’en sont pas moins variées. Radicaux – entendre « républicains radicaux », par opposition aux républicains « modérés », les libéraux, c’est-à-dire ce que l’on appellerait les républicains « opportunistes » –, socialistes, communistes, anarchistes, ces militants sont des hommes et des femmes issus du mouvement ouvrier, des syndicalistes, mais également des étudiants, des « progressistes » de la petite et moyenne bourgeoisie.

Contrairement aux opportunistes dont sont notamment Ferry et… Gambetta, les radicaux et les différentes mouvances inspirées du socialisme qui constituent la gauche du bloc républicain entendent que le régime ne fût pas celui des notables et que les ouvriers ne fussent pas simplement considérés comme une force d’appoint dans la nécessaire alliance du peuple et de la bourgeoisie pour établir la République française[11]. La gauche qui court des radicaux aux anarchistes – au sens où on l’entendait au XIXème siècle – exige une république démocratique et sociale.

Les opportunistes revendiquaient donc l’héritage des Girondins, « républicains aristocrates » et conservateurs[12], la « bonne révolution de 1789 », alors que les républicains de gauche s’inscrivaient dans la filiation des Montagnards, des sociétés populaires et de la Commune insurrectionnelle de Paris qui firent enfin basculer la Révolution dans un sens plus social et démocratique en 1792, et plus encore en 1793. Pour autant, droite et gauche du « parti » républicain voulaient raviver l’œuvre de laïcisation de « la Grande Révolution » et de ce point de vue-là, la Commune fut une tête de pont, une avant-garde offensive.

Le ciment anticlérical et laïque, fondement de la libre pensée

        L’anticléricalisme est un composant essentiel de la pensée républicaine en France. Par ailleurs, le républicanisme français ne s’est jamais privé d’attaquer frontalement la religion. Anticléricalisme, blasphème, rationalité sont évidemment un triptyque qui porte la pensée libre, dont l’École est le temple, nous allons y revenir. Ce ciment anticlérical et laïque est au cœur du projet de république démocratique et sociale des Communards.

Effectivement, la Commune établit un projet audacieux et farouchement anticlérical. Les Communards publièrent des textes proprement révolutionnaires. Ce programme prévoyait que le budget des cultes fût supprimé. Relevons que cette proposition avait été portée dès novembres 1792 par le Conventionnel montagnard Cambon, et finalement actée par une loi de la Convention dite « thermidorienne » en septembre 1794.

Par ailleurs, le projet communard décrète que l’Église est séparée de l’État, ce qu’avait fait la Révolution française[13] !  Le « programme » de la Commune exige également que les biens religieux soient déclarés « propriété nationale » – là encore, c’est une imitation d’un décret adopté dès les premiers mois de la Révolution[14]. De surcroît, poursuivant le souhait de Victor Hugo[15], l’École est pensée libérée de l’emprise de l’Église. Un projet qui ne vit pas le jour puisque l’armée des Versaillais ensanglanta la Commune pendant une semaine.

L’École laïque, berceau de la République sociale

        Le savoir, c’est le pouvoir. Ce serait un doux euphémisme que d’affirmer que démocrates sociaux et conservateurs libéraux, que révolutionnaires et réactionnaires, avaient déjà parfaitement intégré cette réalité, les premiers afin de se donner les moyens de transmettre le savoir aux masses, les seconds afin de s’assurer qu’elles en fussent toujours privées, ou au moins écartées. La Révolution française avait fait de l’instruction du peuple une préoccupation première. La multiplicité des projets d’instruction de la Convention l’attestent autant que les missions des sociétés populaires dans tout le pays, dans lesquelles on apprenait à lire, à comprendre la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, écrite dans la langue de la liberté, le français ; on y faisait l’apprentissage des lois ou l’on apprenait à combattre, au nom de la Déclaration, à combattre les lois et décrets « anticonstitutionnels[16] ».

Les débats de 1850 autour de la loi Falloux avait permis au « parti » républicain d’établir clairement, par la voix du député Victor Hugo, un lien indéfectible entre république sociale et république laïque. Hugo, qui réclamait L’instruction primaire obligatoire et laïque, exigeait en même temps que l’enseignement public fût donné et réglé par l’État[17], là où le comte de Falloux voulait mettre fin à son monopole, Hugo poursuivant  « L’État n’est pas et ne peut pas être autre chose que laïque. »

La Commune avait estimé à son tour que dans un État laïque, une Nation laïque, non-seulement l’École de la République française devait être un espace neutre du point de vue de la manifestation confessionnelle, mais en plus qu’elle ne pouvait être autre chose que le sanctuaire de la République laïque, le Temple de la Raison, le lieux de l’instruction d’excellence et de l’éducation du citoyen à l’idéal laïque !

        Les Versaillais eurent raison de la Commune au cours de la tristement célèbre « semaine sanglante[18] » ; 20 000 personnes furent massacrées, la Commune fut achevée au cimetière du Père Lachaise. Alors que la « République bourgeoise » allait rester aux mains des monarchistes jusqu’en 1877[19] et que Mac Mahon ne démissionna qu’en janvier 1879[20], la République sociale et laïque semblait s’éloigner encore. Cependant, le « programme » de la Commune devint un nouveau point de références des républicains-démocrates, dans la filiation directe de la Révolution française et dans l’héritage du projet porté jadis par la Montagne et le grand mouvement des sociétés populaires.

Les Communards, patriotes de la première heure, avait compris ce que la gauche semble avoir oublié aujourd’hui : il ne peut y avoir de République sociale sans République laïque ! Comment penser l’égalité dans un système où le point de référence des normes sociales, politiques et juridiques est la religion, c’est-à-dire un système de croyances irrationnelles et dogmatiques dans lequel le croyant est inféodé à Dieu, dans lequel les fidèles doivent s’en remettre à un clergé – ou des autorités de nature ecclésiastique – et soumis à un pouvoir temporel légitimé par le divin ? Rappelons par ailleurs que la charité et l’aumône ne sont pas une politique sociale…

La libre pensée ne peut souffrir un état théocratique ou assimilé, la République démocratique et sociale ne peut s’épanouir que dans une Nation où la libre pensée est souveraine. C’est ce qu’avait compris la Commune, c’est l’héritage dont nous sommes le glaive et le bouclier. Cédons le mot de la fin à Georges Clemenceau, alors qu’il réclamait à la Chambre, à l’adresse du Président du Conseil, l’amnistie des Communards[21] : « Je vous le demande, où prendrions-nous le droit d’être implacables ? Nous ne pouvons plus invoquer le droit divin. Nous n’avons pas de maître ! Quelle fatalité nous mène ? Faut-il donc que par des chemins divers, républiques parlementaires et monarchies s’acheminent vers les mêmes catastrophes ? »

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

[1] Les études de l’historien du IInd Empire, Éric Anceau, sont sur point précis éclairantes.

[2] Conférence : « La guerre de 1870 », pour le Musée de la Grande guerre ; https://www.youtube.com/watch?v=nYw5Zbb-kf8

[3] Se reporter aux travaux de l’historien allemand Josef Becker.

[4] L’empereur voulut alors rassurer en France les catholiques…

[5] Les royalistes avaient remporté les élections législatives de février 1871.

[6] Éric Anceau, conférence : « La guerre de 1870 », pour le Musée de la Grande guerre ; https://www.youtube.com/watch?v=nYw5Zbb-kf8

[7] Jean-Marie Mayeur, Léon Gambetta, La Patrie et la République, Fayard 2008, p. 133.

[8] Jean-Philippe Dumas, Gambetta, le commis-voyageur de la République, Belin 2011, p. 46.

[9]Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia, article Gambetta ou la théorie de la « République bourgeoise », https://lhistoirealaloupe.com/2020/12/03/383/#_ftnref1

[10] Ibid.

[11] Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia, article Gambetta ou la théorie de la « République bourgeoise », https://lhistoirealaloupe.com/2020/12/03/383/#_ftnref1

[12] Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia, conférence Les Girondins, « républicains aristocrates » et conservateurs, https://lhistoirealaloupe.com/conferences-presentations/ L’expression « Républicains aristocrates » est de Camille Desmoulins, voir Hervé Leuwers, Camille et Lucile Desmoulins, un rêve de République, Fayard, 2018.

[13] Se reporter à la loi du 3 ventôse an III (21 février 1795) ; c’est évidemment le Concordat napoléonien de 1801 qui y mit fin.

[14] Décret du 2 novembre 1789.

[15] Alors député républicain – IIème République –, Hugo avait déclaré à l’Assemblée, dans son opposition à la loi portée par le comte de Falloux « L’État chez lui, l’Église chez elle ».

[16] Par exemple, la division du corps électoral en deux catégories de citoyens, « actifs » et « passifs », sur des bases censitaires, contrevenant à l’affirmation d’égalité en droit proclamée par la Déclaration de 1789.

[17] « Je veux […] la liberté de l’enseignement ; mais je veux la surveillance de l’État. »

[18] Du 21 au 28 mai 1871.

[19] Les républicains avaient remporté les élections législatives des 14 et 28 octobre 1877.

[20] Les républicains venaient de gagner la Chambre haute.

[21] L’amnistie générale ne serait votée qu’en juillet 1880.

Pour passer l’histoire à la loupe, il y avait un site, ce site ; maintenant il y a une association. Le Cercle Laïque d’Animation et de Formation d’Éducation Populaire et Sportive (CLAFEPS), dont le nom cible bien les objectifs affichés et à tenir, est enfin paru au Journal Officiel. Nous avons créé cette association pour que vous, citoyens et/ou associations, puissiez partager notre passion de l’Histoire, notre combat pour la République française laïque, démocratique et sociale, dans les règles de l’art. Après un petit contre-temps, nous vous prions de nous en excuser, il ne reste plus qu’à ouvrir le compte en banque, vous pourrez alors nous adresser vos adhésions. D’ici là, réservez votre matinée du 23 janvier 2022 pour notre premier « Petit déjeuner de l’histoire« , où nous plongerons dans les Commentaires sur la guerre des Gaules de Jules César. (10€ pour les adhérents au CLAFEPS, 20€ pour les non-adhérents).

Entendons-nous bien, par « histoire d’aujourd’hui », il n’est nullement question de cette « vogue » de « l’histoire du temps présent », qui relève du non-sens, mais de s’interroger sur les échos dans notre propre contemporanéité de la Révolution française, de son potentiel, notamment politique. Ce préalable posé, suit mon échange à bâton rompu avec Yanis Kuyukan, étudiant en Master II d’Histoire contemporaine, dans le cadre de l’un de ses séminaires de recherche. Les questions sont posées en fonction de ce qui lui a été demandé…

Pouvez-vous vous présenter et nous expliquer votre lien avec la Révolution française ?

Je suis essayiste (deux livres publiés[1], le troisième à venir[2]), j’ai été professeur d’Histoire dans le secondaire et je suis militant laïque. J’anime le site de vulgarisation historique – vulgarisation, pas simplification – lhistoirealaloupe.com
Ma passion pour l’histoire politique m’a amené à reprendre mes études après plus de dix ans d’interruption, et sur la Révolution française. Je m’intéresse, dans le cadre de ma recherche, aux dynamiques démocratique et sociale de la Révolution, aux politiques de laïcisation, à l’autonomisation du puissant mouvement populaire. Ma recherche a commencé avec mon Master. J’ai commis un mémoire de MI, La société populaire des Antipolitiques d’Aix Période I : 1er novembre 1790-10 août 1792[3](179 pages), suivi d’un mémoire de MII : La société populaire des Antipolitiques d’Aix Période II : 10 août 1792-8 juin 1793 (388 pages). Ma thèse de doctorat s’intitule Les Antipolitiques d’Aix et leur réseau d’affiliation (1790-1795), une illustration de l’exercice démocratique pendant la Révolution française[4]. Ma recherche est dirigée par Hervé Leuwers, Professeur des Universités à Lille, actuel président de la Société des Études Robespierristes (S.E.R.), dont nous allons reparler. Si je viens tout juste d’obtenir un contrat doctoral, mon travail de thèse effectif a démarré il y a un an déjà.

Enfin, pourquoi avoir choisi la Révolution française ? Je pense que l’on ne se porte pas sur elle par hasard, que le simple intérêt ou la curiosité ne suffisent pas à l’expliquer – sauf peut-être dans de très rares cas. Au préalable, souvenons-nous que notre culture politique contemporaine est directement issue de la Révolution française, dès même les notions de « gauche » et de « droite ».

Si notre système d’organisation est hérité de Napoléon et non de la Révolution, le potentiel démocratique, laïque et social révolutionnaire reste puissant. Cet évènement d’une intensité exceptionnelle, avec des bouleversements qui le furent tout autant sur une décennie – si toutefois l’on fixe les dates extrêmes de 1789 à 1799, ce qui est toujours en débat – fut le point de référence des républicains sociaux et des démocrates au XIXème siècle, y compris en-dehors de France, et jusqu’à la Commune[5], dont le nom est une référence directe et explicite à la Commune insurrectionnelle de Paris de 1792-1794, qui s’était imposée, au lendemain du 10-aout, en pouvoir concurrent de l’Assemblée nationale. Enfin, les architectes de la loi de 1905 étaient convaincus, à tort ou à raison, de parachever la Révolution française.

Toutes ces raisons et mon intérêt pour ces questions, mon engagement sur le terrain de l’Éducation populaire et du combat laïque, m’ont poussé à devenir historien de la Révolution française, à la questionner, non en militant, mais en scientifique, sans trahir ni falsifier les sources bien entendu, ce qui n’empêche pas ma recherche de nourrir mon engagement.

 

Que représente pour vous les annales historiques de la révolution française en tant qu’historien et qu’est-ce qu’elles apportent aux amateurs comme moi et aux professionnels de l’histoire comme vous?

Les Annales Historiques de la Révolution Française (AHRF), des synthèses scientifiques au service de l’historien érudit et de l’amateur éclairé ; les AHRF sont publiées par la S.E.R. en partenariat avec la maison Armand Colin. Elles sont une revue scientifique consacrée à l’étude érudite de la Révolution française. Les numéros – quatre par an – se centrent sur des thématiques différentes, par exemple, celui de juillet-septembre questionne la Révolution dans le quotidien et dans les guerres[6], le précédent était consacré au travail du grand historien Michel Vovelle[7], l’année civile fut ouverte par un numéro qui traitait des royalismes[8]. Les articles – une vingtaine de pages en moyenne – sont écrits par des historiens chercheurs[9] – enseignants ou doctorants – et proposent des analyses et des perspectives de recherche relativement à la période. C’est donc un travail d’enquêteur, érudit, scientifique, qui est proposé. De l’histoire de « première main ». Ainsi, les chercheurs peuvent faire connaitre leur travail, proposer des synthèses ou des éléments parcellaires mais approfondis de l’état de leurs travaux. Le lien entre les historiens de la Révolution française, dans une dynamique de travail en équipe, au-delà de l’étude archivistique, s’en trouve resserré. L’amateur éclairé y puisera des informations fiables et des études fouillées, des analyses précises sur la période révolutionnaire, souvent « maltraitée » – et sur le fond et sur la forme – par les canaux médiatiques, y compris par les intellectuels qui s’y expriment et relaient même des falsifications de l’histoire quand ils n’en sont pas directement les auteurs – je pense ici notamment à Michel Onfray.

 

La S.E.R. n’est-elle qu’une arme de propagande en l’honneur de Robespierre ou fait-elle de l’histoire dite « objective » ?

La S.E.R. [Société des études robespierristes, NDLR] est une société savante ; dans l’expression, le terme important est « savante ». Elle a été fondée en 1907 par Albert Mathiez, le premier historien à avoir mené un travail érudit sur la Révolution française, ce qui lui permit, travail à partir des sources oblige – y compris celles hostiles à « l’Incorruptible » –, de démontrer en quoi Robespierre avait été la pierre angulaire du courant démocratique et social pendant la Révolution française. Dans la Grande Revue d’avril 1920, il publiait un texte, Pourquoi sommes-nous robespierristes ?, dans lequel on peut lire notamment :

« C’est une société [la S.E.R.] historique, un atelier de libres recherches qui a poursuivi son œuvre, j’ose le dire, sans autre préoccupation que celle de la vérité. […] Nous remarquions que les thermidoriens eux-mêmes, depuis Cambon jusqu’à Barras en passant par Barère, avaient déploré amèrement, au temps de l’Empire et de la Restauration, la lourde faute qu’ils avaient commise en renversant avec Robespierre la République honnête, la République véritable. Nous enregistrions leurs mea culpa et nous constations que tous les républicains de la période héroïque, ceux qui connaissaient plus les prisons et les échafauds que les places et les honneurs, avaient vénéré la mémoire de Robespierre comme celle d’un grand patriote qui n’avait jamais désespéré de la victoire et qui avait été l’âme du glorieux Comité de Salut public, comme celle d’un grand démocrate, victime de sa foi, dont ils se proclamaient fièrement les disciples et les continuateurs[10]. »

Ainsi, la S.E.R. entendit dans un premier temps réhabiliter la mémoire et l’œuvre politique de Robespierre à partir de l’étude objective – je reprends le terme de votre question, nous y reviendrons – de l’histoire. La S.E.R. embrasse évidemment tout le champ de la recherche universitaire relativement à la Révolution française et remet depuis 2003 tous les deux ans le prix Albert Mathiez à une thèse de doctorat ou un mémoire de recherche en Master II, écrit en langue française. Je le précise tout de suite, les membres de la S.E.R. ne vouent pas un culte à « Robespierre divinisé » ni ne se réunissent en « cérémonies transcendantales » pour espérer être touchés par l’esprit de « l’Incorruptible » – et moi-même membre de la société depuis janvier dernier, je ne suis pas robespierriste, je suis clairement maratiste, « c’est pire ! »

Quant à la question de l’histoire dite « objective », définissons d’abord clairement les termes du sujet. « Objectivité » est souvent confondue avec « neutralité », la première étant souvent entendue comme la seconde, ce qui me paraît absurde. Effectivement, l’histoire n’est pas neutre et la Révolution française n’est pas non-plus une « matière » neutre, comme le prouvent du reste les nombreux courants historiographiques qui « se disputent » depuis plus de deux siècles[11] – je ne développe pas pour l’heure puisque vous me posez une question liée.

Être objectif, c’est constater l’objet d’étude tel qu’il est, lire sans les filtres propres à chacun et sans tomber dans l’écueil de l’anachronisme, sans prendre l’histoire pour de la sociologie – même si nous utilisons à raison et à dessein des concepts de sociologie – les évènements historiques, et de ce point de vue-là, je ne suis pas certain que le « wokisme » débridé – pour ne pas écrire fanatique – entre dans le champ de l’histoire dite objective. Selon moi, c’est à partir de l’étude factuelle des évènements que l’historien va proposer une analyse scientifique, objective, mais aura nécessairement – et heureusement ? – une lecture – politique – qui elle sera évidemment subjective – ce qui ne signifie pas falsifier l’histoire.

Par exemple, lorsque je regarde historiquement et objectivement l’opposition entre Montagnards et Girondins, je me positionne politiquement du côté des premiers, mais je ne vais pas mentir sur ce qu’ont fait, été et représenté les seconds, ce que fait par exemple Michel Onfray qui, probablement par ignorance, relate de nombreuses inepties sur les Girondins qui, soit écrit en passant, étaient jacobins ! La S.E.R., qui organise chaque année – hors Covid – deux à trois colloques où des universitaires présentent des travaux de recherche érudit, s’inscrit de fait totalement dans le champ de l’histoire dite objective. Elle ne promeut évidemment pas les thèses ubuesques des penseurs contre-révolutionnaires. Lorsque j’écris « ubuesque », je ne suis pas neutre du tout, en revanche, je suis impeccablement objectif, ce que je vais m’évertuer à démontrer dans ma réponse à votre question suivante.

 

Que pensez-vous personnellement du rôle de Robespierre sur les massacres de Vendée ?

Les massacres de Vendée ? Est-il question des massacres de républicains commis par les royalistes vendéens ? Quand on parle de massacres en Vendée – certains se sont même imprudemment risqués à évoquer un génocide[12] –, on fait souvent allusion aux « colonnes infernales » de Turreau en janvier 1794, qui commirent des atrocités, mais l’on omet – pour ne pas écrire occulte – systématiquement les atrocités des insurgés vendéens qui allaient former l’Armée catholique et royale, omission d’atrocités commises depuis le 3 mars 1793, ce qui n’est pas très… objectif ! La levée en masse décrétée en février 1793 était le déclencheur d’une insurrection dans le grand ouest – et dont la Vendée était l’épicentre – qui allait se faire rencontrer l’anti-révolution et la contre-révolution[13], dans une partie du territoire qui avait déjà manifesté peu ou prou son hostilité à la Révolution, son attachement au roi et aux prêtres réfractaires. L’insurrection de Cholet le 3 mars 1793 se solde par l’assassinat d’un garde-national.

Les Vendéens massacrent les patriotes dans les villes et les villages. Des républicains sont enterrés vivant ici, subissent là le « chapelet vendéen » – ce qui consistait à installer au bord d’une douve des hommes et des femmes attachés les uns aux autres, et à en pousser quelques-uns, au besoin aidés d’une baïonnette ou d’une fourche par exemple. On n’évoque jamais ces massacres-là, lesquels ont duré des mois ! Le 20 mars, les corps administratifs de Nantes évoquent « des rebelles qui ont pillé, volé, dévasté, brûlé et massacré […] avec toute la rage qui inspire le fanatisme », « […] animés de passions si violentes qu’il est impossible de leur faire entendre raison », ce qui impliquait la nécessité de la force. Les premiers mois, « les bleus » – les armées républicaines, qui portent une veste d’uniforme bleue – n’ont de cesse de fuir devant « les blancs » – les paysans du bocage portant la cocarde blanche, symbole de ralliement à la royauté. Le 5 mai, Quétineau fit lever le drapeau blanc à Thouars pour éviter à ses hommes et aux habitants de la ville d’être massacrés.

Quasiment jusqu’à l’été, les armées régulières bleues fuient en poussant des « cris d’effroi » tant le fanatisme des « rebelles » de l’armée catholique et royale leur inspire la terreur[14]. Par ailleurs, l’armée catholique et royale, en coordination avec le gouvernement de Pitt, tente de prendre les villes côtières de façon à faire entrer les armées anglaises sur le territoire national. Dans ce contexte précis et celui des massacres à la chaîne perpétrés par les Vendéens, la Convention, qui a connaissance tardivement de cette guerre civile, proclame un décret le 19 mars, dont l’article VI stipule : « Les prêtres, les ci-devant nobles, les ci-devant seigneurs, les agents et domestiques de toutes ces personnes, les étrangers, ceux qui ont eu des emplois ou exercé des fonctions publiques dans l’ancien gouvernement ou depuis la révolution, ceux qui auront provoqué ou maintenu quelques-uns des révoltés, les chefs, les instigateurs, et ceux qui seraient convaincus de meurtre, d’incendie et de pillage subiront la peine de mort[15] […]. » Petitfrère ne manque pas de faire justement remarquer que « n’ayant d’autre alternative à la mort que la révolte, elle [la mesure] nourrit l’insurrection au lieu de la calmer[16]. » La Convention, c’est l’ensemble des députés, dont Robespierre, qui siège du « côté gauche » – les Girondins siègent du « côté droit » – n’est que l’un d’entre eux, même si l’est également l’un des plus populaires. Le député montagnard, membre éminent des Jacobins, s’exprimerait avec intransigeance de la tribune du club, le 8 mai 1794, soit quelques massacres plus tard, quelques villages de plus dévastés, pillés, brûlés, par les Vendéens alliés de l’ennemi anglais, lui-même coalisé avec les monarchies européennes qui veulent éteindre le feu révolutionnaire. « Il n’y a plus que deux partis en France, le peuple et ses ennemis. Il faut exterminer tous ces traîtres vils et scélérats, qui conspirent éternellement contre les droits de l’homme et contre le bonheur de tous les peuples[17]. »

Ici, il est essentiel de relever qu’il n’y a aucune opposition entre les Droits de l’Homme et les mesures d’exception, bien au contraire ! C’est justement parce que les Droits de l’Homme sont en péril qu’il est indispensable d’adopter des mesures d’exception et de faire usage de la violence révolutionnaire. A toute fin utile, il faut se reporter aux réflexions de Yannick Bosc, maître de conférence à l’université de Rouen, qui démontre qu’il n’y a pas, pour ceux-là mêmes qui les pensèrent, d’opposition entre la Déclaration des Droits de l’Homme et la terreur[18], une fois encore, bien au contraire ; « La terreur est une conséquence du principe général de démocratie appliquée aux plus pressants besoins de la Patrie [19]. »

Dans le contexte – et la contextualisation est à la base du travail d’historien – d’une violence contre-révolutionnaire extrême, d’une contre-révolution nourrie par le fanatisme religieux et liée aux armées étrangères, Robespierre, qui avait réclamé presque seul l’abolition de la peine de mort durant l’Assemblée constituante, comprend, avec tous les démocrates, qu’il n’y a pas d’autres moyens de sauver la Révolution, la jeune République française, pas d’autres solutions pour installer la démocratie. Barère, un député de la Plaine – le centre de la Convention – percevait les évènements de la même façon ; alors qu’il fit voter le 1er août un décret qui précisait les modalités d’intervention de l’armée commandée par Kléber et dont l’article VIII stipulait « Les femmes, les enfants et les vieillards seront conduits dans l’intérieur, il sera pourvu à leur subsistance, à leur sûreté avec tous les égards dus à l’humanité […][20] », l’écrasante défaite de l’armée de l’Ouest à Torfou le 19 septembre l’amena à durcir considérablement le discours. Le 1er octobre en effet, il dit à ses collègues, de la tribune de la Convention, une proclamation dont l’anaphore est explicite : « Détruisez la Vendée[21] ». Il y établit clairement le lien entre la sauvegarde de la Révolution, de ses principes – et donc la Déclaration très démocratique des Droits de l’Homme de 1793 et la Constitution qui en découlait –, la survie de la République, et l’anéantissement des « rebelles » vendéens, liés de facto avec les Prussiens, les Autrichiens, les Anglais, les Espagnols, avec les ennemis de l’intérieur – rappelons du reste que les Girondins avaient massacré la municipalité favorable aux Montagnards à Lyon ou que les royalistes avaient livré Toulon aux Anglais. Revenons-en au discours de Barère et relevons, sur la forme, qu’il revendique sans mot dire une filiation directe entre la République romaine et la Révolution française, puisque le mot était « emprunté » à Caton l’Ancien qui, au IIème siècle avant Jésus-Christ, s’inquiétant du relèvement fulgurant de la rivale de Rome après la deuxième guerre punique, aurait déclaré au Sénat, Delenda Carthago, « Il faut détruire Carthage ! »

J’ajoute, mais cela mériterait un développement plus conséquent, que Maximilien Robespierre n’entre que le 27 juillet 1793 au Comité de Salut public, que ce Comité n’est pas un gouvernement – c’est-à-dire qu’il n’est pas un organe exécutif – et qu’il n’est pas non-plus autonome. Ce comité, renouvelable tous les mois – il le fut sept fois sur la période qui nous intéresse ici – était ce que nous appellerions aujourd’hui une « commission parlementaire », placée sous le contrôle direct de la Convention.

 

La S.E.R. et les Annales historiques de la Révolution française s’inscrivent-elles selon vous dans un courant historiographique ?

Il existe quatre grands courants historiographiques qui travaillent sur la Révolution française. Commençons par celui dont je me réclame, le courant dit « républicain », ou « jacobin », ou encore « social », voire « socialiste ». Il voit dans la Révolution française un mouvement populaire et social, il prend toute la mesure des enjeux liées à l’autonomisation du mouvement populaire, des combats pour l’installation d’une démocratie et d’une république sociale, les luttes acharnées de « classes ». C’est le courant qui court d’Albert Mathiez à Marc Belissa, de Michel Vovelle à Hervé Leuwers ; c’est le courant historiographique majoritaire au sein de l’Université française et bien entendu à la S.E.R., mais il est ultra minoritaire si l’on prend en compte d’autres cercles, je vais y revenir. La deuxième tendance a des proximités avec l’historiographie « socialiste », c’est le courant dit « marxiste », porté par des historiens comme Albert Soboul ou Georges Lefebvre, ou encore Claude Mazauric. Si bien entendu cette historiographie saisit le potentiel social de la Révolution française, elle y voit surtout et avant tout le moment clé de l’émergence de la bourgeoisie, de la bourgeoisie d’affaire ; une Révolution qui en somme n’aurait pas été assez loin et des « démocrates » qui auraient posé des principes sociaux importants mais dans le cadre restreint d’un système libéral, affirmation s’appuyant sur le fait que les Montagnards – la gauche – n’avaient pas décrété « la loi agraire » – perçue par nombre d’entre eux comme une chimère –, ni mit fin à la propriété – pourtant subordonnée à la théorie du « droit naturel » et donc au « droit à l’existence ».

Le courant dit « marxiste » partage donc paradoxalement une conception défendue par l’historiographie dite « libérale ». En effet, celle-ci estime que la Révolution était une nécessité car il fallait mettre fin aux « abus » de l’Ancien Régime. Le courant dit « libéral » – ou « critique » depuis François Furet – estime qu’il y eut donc une « bonne Révolution », celle de 1789, c’est-à-dire celle qui vit la bourgeoisie mener le processus en tentant de museler le « mouvement populaire », dont elle se servit néanmoins[22] – et une « mauvaise Révolution », celle de 1792, plus encore de 1793-1794, c’est-à-dire dès l’instant où le Peuple mena réellement le processus révolutionnaire, où il parvint enfin à imposer des mesures démocratiques et sociales – les mesures d’exception et la violence sont bien moins frontalement attaquées que le prétendu « centralisme jacobin », qui est une fiction, ou la participation active du peuple dans les affaires de la Cité.

Ce courant historiographique fut porté très tôt, dans les années 1820 déjà, par des auteurs comme Mignet[23] ou Thiers[24] ; Tocqueville s’y inscrit, puis au XXème siècle, des historiens comme Patrice Gueniffey ou des auteurs de « la nouvelle gauche », François Furet par exemple, ou Mona Ozouf. Arrêtons-nous sur ces deux courants historiographiques – « libéral » et « jacobin » – : ils scindèrent idéologiquement, d’autant plus après la Révolution de 1848, le mouvement républicain en deux tendances. D’un côté, les Républicains libéraux, qui revendiquaient 1789-1792, puis l’héritage politique des Girondins, les conservateurs de la Convention, de l’autre, les Républicains démocrates, les courants de gauche – des radicaux aux communistes – qui, sans renier 1789, pensée comme une étape, revendiquaient le moment de bascule que représentent 1792 et s’inscrivaient dans la filiation du « programme » de la Montagne et ses exigences et mesures démocratiques et sociales. Droite – Ferry, Gambetta[25], Favre – et gauche – Clémenceau[26], Jaurès [27], – du « parti » républicain se revendiquaient toutes deux de la Révolution française mais n’en réclamaient pas la même part d’héritage. Enfin, il existe un courant historiographique contre-révolutionnaire qui porte un regard exclusivement néfaste sur la Révolution, jugée mauvaise en elle-même. Porté généralement par des historiens royalistes, nostalgiques de l’Ancien Régime, même les réformes libérales ne trouvent grâce à ses yeux, pas plus que la politique conservatrice des Girondins. C’est de ce courant que sort notamment la fiction du « génocide vendéen[28]». Ce récit historiographique court de l’abbé Barruel, qui voyait dans la Révolution française un complot des philosophes des Lumières, des Francs-Maçons et de « la secte » qui en résulta, les Jacobins, à Reynald Secher, dont je confirme qu’il n’est pas membre de la S.E.R. et n’écrit pas pour les AHRF. Relevons que les courants libéraux et contre-révolutionnaires sont en réalité majoritaires ; majoritaires à l’Académie française, en Droit et en Histoire du Droit, dans les médias, avec des personnalités comme Franck Ferrand, Lorànt Deutch ou Stéphane Bern – les deux derniers cités n’étant pas historiens.

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia
Doctorant en Histoire moderne – Université de Lille – IRHiS

 

[1] La Plume et le Sabre, Deux armes indissociables pour avancer sur la Voie du Guerrier, Éditions Landogne, Collection Savoir, 2016, et Shogun, Introduction à une politique de la guerre dans le Japon des Samuraï, Le Lys Bleu Éditions, septembre 2021.

[2] De la laïcité. Manifeste d’un Libre-penseur, pour L’Harmattan, Collection Débats laïques.

[3] Recherche dirigée par Marc Belissa, Université Paris-Nanterre, 2019.

[4] Ibid., 2020.

[5] Je viens d’ailleurs d’ailleurs de finir un article, La Commune, mouvement patriotique au carrefour du combat laïque et du combat social, pour Adogma, la revue de l’Association des Libres-Penseurs de France (ADLPF).

[6] Vivre la Révolution (1792-1795), AHRF, N°405, Armand Colin, Juillet-Septembre 2021.

[7] La Révolution Michel Vovelle, AHRF, N°404, Armand Colin, Avril-Juin 2021.

[8] Royalismes et royalistes dans la France révolutionnaire, AHRF, N°403, Armand Colin, Janvier-Mars 2021.

[9] Je devrais pour ma part soumettre une proposition d’article au comité de lecture des AHRF d’ici à la fin de l’année universitaire, en vue probablement d’une publication l’an prochain.

[10] https://www.etudesrobespierristes.com/2015/02/23/pourquoi-nous-sommes-robespierristes/

[11] Entendre au sens de la disputation.

[12] Reynald Secher, La Vendée-Vengé, Le génocide franco-français, Perrin, juillet 2006.

[13] La distinction entre les deux notions est de Claude Mazauric, voir notamment Autopsie d’un échec : la résistance à l’anti-Révolution et la défaite de la Contre-Révolution, in Roger Dupuy, François Lebrun (dir.), Les résistances à la Révolution, Paris, Imago, 1987, p. 237-244.

[14] Se reporter notamment à Claude Petitfrère, La Vendée et les Vendéens, publication originale, Folio histoire, 1981, Éditions Gallimard, 2015.

[15] Cité in Claude Petitfrère, La Vendée et les Vendéens, publication originale, Folio histoire, 1981, Éditions Gallimard, 2015, iBooks, pp. 49-50.

[16] Ibid., p. 50.

[17] Cité in Hervé Leuwers, Robespierre, Fayard, 2014.

[18] Yannick Bosc, Robespierre ou la Terreur des droits de l’homme, colloque Henri Guillemain, 2015. https://www.youtube.com/watch?v=D97uswCx9e4

[19] Ibid.

[20] Cité in Claude Petitfrère, La Vendée et les Vendéens, publication originale, Folio histoire, 1981, Éditions Gallimard, 2015, iBooks, p. 45.

[21] Ibid., pp. 45-47.

[22] L’avocat grenoblois Barnave, qui avait affirmé que la « nouvelle répartition de la richesse » imposait « une nouvelle répartition du pouvoir », avait prôné la nécessaire alliance du peuple et de la bourgeoisie.

[23] Histoire de la Révolution française de 1789 jusqu’en 1814, publiée en deux volumes en 1824.

[24] Histoire de la Révolution française, publiée en plusieurs volumes de 1823 à 1827.

[25] Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia, article Gambetta, ou la théorie de la « République bourgeoise », https://lhistoirealaloupe.com/2020/12/03/383/

[26] « Messieurs, que nous le voulions ou non, que cela nous plaise ou que cela nous choque, la Révolution française est un bloc. », discours du 29 janvier 1891, pour justifier le soutien de la censure de la pièce Thermidor, de Victorien Sardou, jouée à la Comédie française.

[27] Histoire socialiste de la Révolution française, publiée en plusieurs volumes en 1908.

[28] Notons que Jean-Clément Martin, le grand spécialiste de « la Vendée militaire », qui admet la notion de « crimes de guerre » relativement aux atrocités des « colonnes infernales », conteste formellement l’usage inapproprié du terme de « génocide ».

Puisons aux sources de la République française !

 

        La République française serait-elle une expression vide de sens, la simple juxtaposition d’un nom et d’un adjectif devenus tellement courants que l’on en aurait perdu l’essence ? En ces temps de crise grave où l’équilibre de la Nation et la paix civile sont menacés, il nous paraît fondamental de nous réapproprier un concept, une histoire, une façon de faire de la politique. Relevons tout d’abord une banalité apparente, à l’heure où certains esprits – de camps parfois adverses – voudraient opposer « République » et « France ».

S’il est un lieu commun d’affirmer que la République française n’est ni la République fédérale nord-américaine ni la République populaire de Chine, encore faut-il savoir pourquoi et en quoi. Notre République est profondément ancrée dans nos racines, dans une Histoire qui puise à la source antique, « à l’École de Rome ». Notre République est ancrée dans la culture française : celle des belles-lettres, des grands auteurs, des dramaturges d’hier aux romanciers d’aujourd’hui ; une culture qui fait se côtoyer la Philosophie et les Beaux-Arts. Nous devons nous souvenir que les Humanités sont aux fondements de la République française.

Si la République des Lettres a précédé le régime républicain en France, elle l’a assurément nourri, et ce, dans le but de forger la pensée libre. D’aucuns ne verront ici que des grandes incantations, voire un lyrisme dépassé. Curieux – et honteux ? – paradoxe que ce qui fonderait, peut-être, la modernité, soit jugé obsolète par les partisans de l’utilitarisme primaire, dont le paroxysme prend des allures de consumérisme débridé, ceux-là même qui peuvent également s’offusquer, à raison, que l’on puisse caractériser des commerces comme non-essentiels, à l’instar des études jugées hier « non-utiles ». Les crises actuelles pourraient bien révéler, enfin, ou nous rappeler, que la capacité à penser le monde et le cas échéant trancher fermement, sont bien plus essentiels que les clercs de la « post-modernité » et de « la fin de l’Histoire » ont bien voulu nous le dire et faire répéter comme un mantra.
Dans cette période charnière que nous vivons, il est… utile, de se souvenir ce qu’engage la République française, démocratique, laïque, souveraine et sociale !

 

        Certes, l’Histoire de France ne commence pas en 1789 et il n’est pas question de gommer d’un trait de plume dans les ouvrages la monarchie catholique, mais incontestablement, la Révolution française est l’acte fondateur de notre culture politique, l’acte fondateur de ce qui allait devenir la République française. En accord avec la philosophie de Montesquieu, les patriotes estimaient que la monarchie constitutionnelle, déjà, était une Res publica. En effet, désormais, le peuple était le souverain, le roi n’était plus que le premier des citoyens. Certes, de 1789 à 1792 s’opposent deux visions de la Révolution et se dessinent déjà une contradiction entre la légalité – des « décrets anticonstitutionnels » – et la légitimité – d’une action politique populaire et démocrate portée par ceux qui s’arriment à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Le vaste mouvement de la sociabilité politique, ou des sociétés populaires, serait l’illustration vibrante de cette appropriation de l’exercice politique par les Citoyens. Ainsi, le réseau des clubs Jacobins, dans les villes et les campagnes, réseau totalement décentralisé soit dit en passant ; les affiliations de sociétés, dans toute la Provence et même au-delà, aux Antipolitiques, dont le premier club, à Aix, était porté par des cultivateurs et des artisans ; le très démocratique et populaire Club des Cordeliers, à Paris ; toutes ces associations politiques, sous la monarchie constitutionnelle déjà, puis sous la République, ont exercé des missions de veille et de vigilance. Leurs membres ont parcouru le territoire pour « faire parler la loi » selon l’expression proposée par l’historien Jacques Guilhaumou.

Ces citoyens, hommes et femmes, se sont engagés dans la défense de la Patrie, les armes à la main, ou en organisant des contributions « sociales » pour venir en aide aux familles des volontaires. Ils ont exigé la régulation des prix, se sont battus pour cela dans les départements, avant de l’obtenir par la loi, quand ils ne l’avaient tout simplement pas arraché sur leurs communes. Leurs séances, généralement ouvertes au public, ont contribué à l’instruction du peuple, à diffuser largement la presse, à élaborer des projets « d’éducation populaire » afin d’assurer aux enfants l’accès au savoir, ou à essayer de le faire.

Des missions que les députés de l’Assemblée législative, puis de la Convention, prirent à bras le corps à travers les projets portés par les Comités d’instruction publique. Les Jacobins, les Cordeliers, les Antipolitiques, les citoyennes et les citoyens engagés dans les départements ont façonné la « République » avant qu’elle ne soit un régime. Il n’est pas question de faire l’impasse sur les protagonistes nationaux, qu’ils se fussent appelés Desmoulins, Robespierre, Marat, Danton, … mais les « citoyens ordinaires » ne furent pas les simples spectateurs de l’événement, loin s’en faut ! Cela doit nous amener à comprendre que l’instruction populaire est une arme politique ; le citoyen éclairé jouit d’un esprit libre et détient un réel pouvoir d’influence et d’action. Le savoir, c’est le pouvoir. C’est la raison pour laquelle, durant tout le XIXème siècle, les courants socialistes pensent l’instruction ; un combat qui serait porté également par le Commune de Paris en 1871, qui aboutirait à une réalisation dans le cadre de l’École, sous la IIIème République, avec les lois de 1881 et 1882 portées par le républicain « opportuniste » Jules Ferry. Cette flamme du savoir et de l’éveil de l’esprit, cette volonté d’ouvrir aux masses populaires l’accès à la culture, et même au loisir, fut évidemment au cœur de la démarche des réseaux d’Éducation populaire, du Front populaire en 1936, trouvant peut-être son point d’orgue avec le sous-secrétariat d’État au Sport et à l’organisation des Loisirs de Léo Lagrange.Sculpter l’esprit à l’aune de la culture et de la science pour affûter la pensée et ainsi, remettre au citoyen les armes lui permettant d’être un membre agissant dans le corps civique. Chaque individu, d’où qu’il vienne, peut s’engager au service de la loi commune, participer à l’élaboration de celle-ci et s’y « soumettre » ; car en effet, le rôle de la loi juste, est de protéger et de libérer, même lorsqu’elle interdit. Ici, la République est démocratique. En réinvestissant la Révolution française, en observant les sociétés populaires, on constate déjà que la volonté d’instruire le peuple avait une finalité émancipatrice, et celle-ci, revendiquant l’héritage de la philosophie des Lumières, a poursuivi la lutte engagée contre l’obscurantisme et l’influence de la religion.

 

        L’une des grandes œuvres de la Révolution française fut la réforme de l’Église. En établissant la Constitution civile du clergé en juillet 1790 – après l’échec de la motion de Dom Gerle en avril, qui voulait établir le catholicisme comme religion d’État –, puis le serment civique en novembre de la même année, elle réinvestissait le principe gallican, celui-ci passant du profit du roi à celui de la Nation. Les prêtres et les évêques, désormais élus par les citoyens et rétribués par l’État, étaient des fonctionnaires. Le libre accès des protestants au statut d’électeur, la citoyenneté accordée aux juifs, affirmaient bel et bien que l’on était citoyen français fondu dans le corps social, à égalité devant la loi, la loi de la Nation ayant la primauté sur celle de la religion. Ainsi, lorsque les Antipolitiques établissent leur cercle à Aix le 1er novembre 1790, un orateur à la tribune affirme : « Vous êtes libres, vous ne devez à cette Religion inventée par les hommes seuls d’autre confiance intérieure, et d’autre respect extérieur que celui que vous impose à son égard l’ordre civil qui vous gouverne, parce que c’est cet ordre seul qui a pu autoriser vos prétendus inspirés à l’établissement de leurs cérémonies extérieures. »

L’absence de sacralité ne devint pas pour autant la norme, car la loi revêtit ce caractère sacré. D’ailleurs, aux Antipolitiques comme ailleurs, on plante des arbres de la liberté, on parle de « l’Auguste Assemblée Nationale », on prête serment, on met en place des rituels, bref, on façonne une « religion civique ». Ce transfert de sacralité, ce besoin d’une forme de « spiritualité civique », aboutit à l’établissement du culte de l’Être Suprême – initialement proposé par Danton et non par Robespierre – et la « laïcisation » – relevons immédiatement que l’on ne peut parler de laïcité sans verser dans l’anachronisme – de la société et des institutions civiles poussa jusqu’à l’établissement du calendrier révolutionnaire et ses vendémiaire ou fructidor.

Entre-temps, des journalistes comme Desmoulins ne manquèrent pas de pourfendre l’institution religieuse ni même de moquer la religion. La Révolution avait aboli le délit de blasphème !
Il ne faut pas oublier les conflits religieux, la guerre civile de religion ; il ne faut pas négliger « l’activisme » tout aussi convaincu d’un clergé « non-jureur » – ou réfractaire – et du lien avec la contre-révolution. Face à ce danger, la Révolution, la République françaises, ne faiblirent pas, ne transigèrent pas ! Il est faux de prétendre, comme peuvent le faire aujourd’hui les tenants d’un relativisme cultu(r)el délétère, que la France n’a pas connu de problème de tensions religieuses avant la présence de l’islam, cherchant ainsi à plaider en faveur de perpétuels accommodements déraisonnables. La République française a été ferme hier, elle doit l’être aujourd’hui !
En septembre 1794, la Convention décrète « La République ne paie ni ne salarie plus aucun culte. » Le 21 février 1795, elle décidait… la séparation de l’Église et de l’État ! Voilà deux événements qui seraient, en 1905, deux précédents. Cependant la Convention thermidorienne permit le retour des émigrés, la pratique du « culte réfractaire » ; les tensions religieuses, loin de s’apaiser, se renflammèrent. C’est ce qui explique que l’on parle du souci du Consul Bonaparte de rétablir la paix religieuse – et avec l’Église romaine –, voilà qui mène à l’adoption du Concordat de juillet 1801. Celui-ci stipule alors en préambule que « la religion catholique, apostolique est romaine, est la religion de la grande majorité des citoyens français. » Pour autant, l’héritage issue de la récente Révolution française ne disparaît pas, il serait même l’un des points de clivage entre républicains et monarchistes ou bonapartistes sous la Deuxième République. Cette opposition se cristallise probablement dans le duel que se livrent, à l’Assemblée, le Ministre de l’Instruction publique, le Compte Alfred de Falloux, et le député Victor Hugo. Si le premier revendique « Dieu dans l’éducation, le Pape à la tête de l’Église, l’Église à la tête de la Civilisation », le second déclare qu’il veut « l’État chez lui, l’Église chez elle. » Hugo, dont rappelons qu’il évolua de l’ultra-droite à la gauche républicaine, affirmait « L’État n’est pas et ne peut pas être autre chose que laïque. » Duel perdu par Hugo, mais combat poursuivi par les socialistes, les radicaux, les anarchistes, …

Enfin, avec la IIIème République, la nécessité d’un néologisme, la Laïcité, pour définir un concept qui n’était pas l’exclusive de l’État, mais qui engageait l’ensemble de la société.

Aussi Ferdinand Buisson écrivit-il dans son Dictionnaire de la Pédagogie (1887, réédité en 1911) : « Malgré les réactions, malgré tant de retours directs ou indirects à l’ancien régime, malgré près d’un siècle d’oscillations et d’hésitations politiques, le principe a survécu : la grande idée, la notion fondamentale de l’État laïque, c’est-à-dire la délimitation profonde entre le temporel et le spirituel, est entrée dans nos mœurs de manière à n’en plus sortir. Les inconséquences dans la pratique, les concessions de détail, les hypocrisies masquées sous le nom de respect des traditions, rien n’a pu empêcher la société française de devenir, à tout prendre, la plus séculière, la plus laïque de l’Europe. » Pour l’un des pères fondateurs de la Laïcité, avant-même qu’elle ne soit décrétée, celle-ci n’est pas seulement républicaine, elle est une composante de l’identité française ! La Laïcité est un principe de philosophie politique que la loi de 1905 n’est pas venue définir, mais a traduit en droit. Elle est aussi une spécificité française et la République n’entend pas que d’autres États, y compris partenaires, alliés, amis, lui dictent sa conduite à tenir à l’endroit des questions religieuses.

 

        La Nation décide, la Nation est souveraine. La Nation, c’est l’assemblée des citoyens ; la Nation, c’est donc le Peuple. L’article 3 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, à la tête de notre bloc de Constitutionnalité, stipule « Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. » La Nation est donc, dans la République française, le cadre et la condition de la Démocratie.

C’est parce que la Nation républicaine est indépendante qu’elle est souveraine. Aussi, il nous paraît important de souligner que si le terme de souverainisme existe, c’est parce que les politiques européistes, fédéralistes, voire atlantistes, ont procédé, en violation du principe de souveraineté nationale – et jusqu’à jeter aux ordures le Référendum du 29 mai 2005 –, au transfert de la souveraineté du peuple et de ses représentants à des instances dont la légitimité démocratique est discutable. Le néologisme « souverainisme » n’est rien d’autre que la revendication de ce dont il est fondamentalement : la souveraineté !

Une Nation n’est d’ailleurs pas souveraine du seul fait de proclamer et de défendre ses principes et les valeurs qui en découlent. Une Nation est souveraine lorsqu’elle a la maîtrise de sa politique. La crise liée à la Covid-19 et à sa gestion a révélé aux naïfs et aux euro-libéraux béats les fractures graves qu’ils n’avaient pas voulu voir jusqu’alors. Ainsi, l’on admet que les milliards que l’on n’avait pas investi dans l’Hôpital, et ce malgré les nombreux cris d’alerte lancés par les professionnels de santé, sont bel et bien des milliards perdus, et pis, des vies inutilement sacrifiées ! La santé publique et la sécurité sanitaire des citoyens ont été sacrifiées sur l’autel d’une vision « court-termiste », une vision de gestionnaires – dont la responsabilité ne peut incomber au seul gouvernement actuel – prisonniers d’un dogme : le libéralisme à tout crin, c’est-à-dire y compris sur ce qui n’est pas et ne peut pas être une marchandise. La République française est souveraine si, par exemple, elle est maîtresse de sa politique publique de santé.
On a voulu faire croire que la notion « d’État stratège », que la volonté de régulation économique, la nécessité de mettre au pas les marchés, ou encore que les projets même les plus « modérés » de taxation des spéculations et transactions boursières, étaient non-seulement dépassés, obsolètes, mais en plus étaient des formes de « relents bolchéviques », du stalinisme presque. Pourtant, force est de constater que les politiques favorables à un capitalisme débridé, la désindustrialisation et son corollaire les délocalisations, n’ont pas apporté, loin s’en faut, la prospérité économique et le bonheur de tous les peuples promis par les « grands prêtres » de la religion libérale. Ainsi, les être humains sont les protagonistes d’une concurrence marchande dérégulée permanente, y compris au sein de l’Union européenne. Les crises sociales que cela provoque, ajoutées aux conflits au Proche-Orient, génèrent des flux migratoires conséquents. Par ailleurs, la République française est souveraine lorsqu’elle a la capacité et la volonté de réguler ces flux migratoires.

Réguler l’immigration et en avoir le contrôle n’est pas, comme le répètent paresseusement certains, de la xénophobie. C’est une démarche de bon sens qui permet de préserver l’équilibre de la Nation, la paix civile, autant que d’accueillir, dans la mesure de ses capacités, celles et ceux qui désirent être français ou fuient la guerre. Il apparaît alors évident de définir clairement ce qu’est l’asile politique et de le distinguer tout aussi clairement, dans la réalité des faits, de l’immigration économique, qu’un État souverain est légitime à réguler.

Lorsque l’on évoque la souveraineté du Peuple, une certaine oligarchie, une classe politique et médiatique conservatrice – quand bien même elle se dit « progressiste » – a vite fait de dégainer l’arme absolue : « populisme ! » Ainsi, comme jadis les Girondins taxaient les démocrates d’« anarchistes » ou de « niveleurs » dans le but de les discréditer auprès des « possédants », le sobriquet « populiste » entend disqualifier celui qui en est affublé, accusé de ne s’adresser qu’aux émotions et aux bas instincts de son auditoire, « la plèbe ». Tous les arguments fallacieux, y compris les plus ridicules, sont employés pour éviter de parler de politique. La campagne et le résultat du Brexit ont atteint de ce point de vue-là un paroxysme ; rendez-vous compte, les Anglais ne viendront plus acheter des pommes en Normandie !

La République souveraine n’est pas la France emmurée dans un hexagone, ne parlant qu’à elle-même. Bien au contraire, la République souveraine est celle qui a la maîtrise de ses relations diplomatiques, en Europe bien sûr – dont il faut rappeler l’évidence, elle est un continent avant d’être une entité opaque et pas réellement démocratique – et à l’international.

Le Général De Gaulle n’était pas moins l’allié des États-Unis d’Amérique en entretenant des relations diplomatiques avec l’URSS ou en recevant Khrouchtchev. Le retour de la France dans le commandement intégré de l’O.T.A.N., décidé par Nicolas Sarkozy, est un renoncement à notre souveraineté induisant une volonté d’alignement sur la politique américaine. Les déclarations du – probable – futur ex-président Trump avaient de surcroît souligné la fragilité de l’édifice, dont Emmanuel Macron lui-même avait affirmé qu’il était « en état de mort cérébrale ». Nonobstant, les questions relatives au « souverainisme » se cristallisent essentiellement autour de l’Union européenne ; celle-ci n’est pas une Nation. Si la République française est le membre moteur de l’U.E. – sans la France, il n’y a plus d’Union européenne –, elle n’a pas à se faire dicter sa politique et ses choix par une commission exécutive dont les membres ne sont même pas élus par les citoyens. La République française doit discuter, dialoguer, avec ses partenaires, mais elle doit rester souveraine, car le Peuple est le noyau atomique de la Démocratie !

 

        Le citoyen est assurément au cœur de la Nation. Sa liberté, qui est un droit inaliénable et paradoxalement conquis de hautes luttes, engage sa responsabilité. Les droits de l’individu sont aussi ses devoirs à l’endroit de la collectivité, la Nation étant une « communauté de destin ». Aussi, la liberté du citoyen ne doit pas être confondue avec l’individualisme délétère qui anéantit la conscience humaine et les devoirs que nous avons les uns envers les autres. En 1791, l’abbé Rive, « inspirateur » des Antipolitiques, écrivait : « Sommes-nous libres en France, ou la liberté dont on nous y flatte, n’est-elle qu’un leurre ? C’est ce qu’il faut nécessairement expliquer au Peuple. Si nous y sommes véritablement libres, nous y sommes égaux, parce que nous y sommes tous hommes, & qu’il n’y a point d’homme qui y soit plus homme qu’un autre. »

Nous devons penser la liberté à l’instar de la conception des Montagnards pendant la Révolution française : la liberté est un lien social en République. La République française assure la Liberté parce qu’il y a l’Égalité et cette dernière ne peut pas être qu’une promesse, elle doit être un combat. La Fraternité qui en découle est sa quintessence. La valeur qui résulte de la fraternité républicaine est la solidarité ; dès lors, nous pouvons penser et façonner la République sociale.

Les services publics n’en sont pas la finalité, mais ses moyens de réalisation – d’où la nécessité d’y mettre justement… les moyens nécessaires ! Outre la santé, l’éducation que nous avons également évoquée, en est le ferment. L’École républicaine, qui a été sabrée de part en part, ébranlée par des méthodes pédagogistes qui ont fragilisé ceux qui étaient accueillis en son sein, doit être bien entendu le temple de la Raison, mais également le cœur et la vitrine de la République sociale. Nous savons cependant qu’il ne suffit pas d’affûter les esprits, d’éveiller les consciences libres en devenir ; il faut également et avant tout se nourrir. L’ouvrier qui produit, l’artisan qui travaille, doit vivre dignement. La répartition des richesses, l’effort demandé à celle ou celui qui a accumulé de la richesse, n’est pas du racket. L’actionnaire qui reçoit des dividendes ne peut impunément s’enrichir sur le dos des femmes et des hommes qui produisent. Il ne peut y avoir d’authentique République, du moins de République démocratique, là où il n’y a pas de justice sociale ! Le salaire brut, celui qui est concédé par l’employé et payé par l’employeur, n’est pas une amputation par des « charges », mais une mutualisation par des « cotisations sociales ».

La personne qui se retrouve au chômage après la perte de son emploi, recevant ses indemnités, n’est pas une « assistée » : elle reçoit son dû, car elle a cotisé pour cela, comme elle cotise pour sa retraite. La retraite n’est pas non plus un privilège accordé à « des Gaulois réfractaires » : elle est un droit du travailleur, un devoir de la République sociale !

L’âme de la République sociale réside dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de… 1793 ! Son article 21 proclame que « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler. » L’article 22 qui lui fait suite affirme quant à lui que « L’instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens. » Il n’y a donc pas de contradiction entre d’un côté, l’instruction qui façonne l’esprit patriotique du citoyen, et procède ainsi, osons l’expression, d’un « catéchisme républicain », et de l’autre, les secours publics et le combat contre l’indigence, la mise en place d’une économie sociale au service d’un devoir républicain populaire. C’est précisément – et notamment – cela qui est constitutif de l’essence de la démocratie, de sa définition la plus explicite, livrée à la postérité par Abraham Lincoln : « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple. » Le politique et l’économie sont liées, n’envisager la République sociale que par le – nécessaire – prisme économique est une aberration. « La garantie sociale consiste dans l’action de tous pour assurer à chacun la jouissance et la conservation de ses droits ; cette garantie repose sur la souveraineté nationale » nous dit l’article 23 de la Déclaration des Droits de 1793. S’il ne faut pas sombrer dans « l’économisme », les républicains démocrates, souverains, laïques et sociaux doivent évidemment avoir une vision économique, ou plus précisément une vision de l’économie politique. La fiscalité, la finalité de l’impôt, sa juste proportionnalité, doivent être minutieusement pensées.

De surcroît, tout entrepreneur n’est pas un capitaliste libéral qui vit dans l’opulence au détriment du peuple. La République sociale doit protéger le salarié qui travaille, produit, comme le patron vertueux qui investit dans l’économie, en soulageant la fiscalité des – vraies – petites et moyennes entreprises. Elle doit aussi avoir une vision stratégique de l’entreprise justement, de l’investissement dans l’industrie, les services, les filières professionnelles du développement durable, veiller à une utilisation raisonnée et raisonnable des ressources naturelles, en somme, imposer que l’économie servît un projet politique.

C’est cette démarche fondamentalement politique, emprunte de la vertu, au sens où on l’entendait au XVIIIème siècle, c’est-à-dire une éthique dans laquelle l’intérêt général prît le pas sur les intérêts individuels et les particularismes, qui fondent la Res publica et qui en font une réalité, non pas seulement une grande incantation.

 

        La République, c’est tous les citoyens. La France a ainsi façonné ce régime ; il n’est pas un concept creux que l’on peut décocher comme un trait approximatif à l’occasion d’une joute verbale ; du moins théoriquement. En effet, si la République française repose sur des principes, des valeurs, un cadre, encore faut-il se donner les moyens de les traduire dans la réalité quotidienne. Cela requiert détermination, force et courage politiques. Mais à l’instar de la République, la Politique n’est pas, ne doit pas être, l’affaire de quelques-uns qui laisseraient entendre que l’on serait en démocratie sur le seul prétexte que l’on ait le droit de vote. Chaque citoyen doit se réapproprier les concepts, se responsabiliser et agir. Chaque citoyen doit comprendre que sa liberté est garante de celle de l’autre, que ce qui le concerne dans sa vie intime, familial, et le cas échéant, confessionnelle, n’a pas vocation à régenter la vie civile. Ainsi, la République laïque est par définition une et indivisible, et, toujours par définition, ne peut être « communautariste ». Souvenons-nous que laos, laïkos, c’est le peuple. Ce qui est commun à tous s’impose donc à tous dans l’espace public, civil, politique, où doivent au contraire s’effacer les particularismes. Par ailleurs, le délit d’outrage à la morale religieuse a été aboli en 1881 par la loi sur la liberté de la presse. La République française doit punir sévèrement ceux qui la menacent – et bien au-delà du fanatisme islamique – ; il n’y a pas de contradiction entre autorité de l’État et Démocratie.
Être une République, c’est aussi veiller à l’exercice vertueux du pouvoir, qui est délégué et jamais abandonné, veiller à l’utilisation responsable et au service de l’intérêt général des deniers publics. Pour assurer efficacement, authentiquement ses missions, ses devoirs et être garante des libertés, la République qui protège, qui exige le respect de la loi et le cas échéant qui punit, doit être souveraine et maîtresse de son destin. C’est cette voix que la République française doit faire entendre, c’est cette voie qu’elle doit suivre pour retrouver sa cohésion.

            A l’occasion de la célébration, en 1872, du 14 juillet, Léon Gambetta prononce un discours au banquet républicain de La-Ferté-sous-Jouarre, en Seine-et-Marne. Il est alors lui-même député républicain de la Seine, et à la tête du journal qu’il a fondé, La République française. Ce discours du 14 juillet 1872, au cours duquel il affirme « […] que c’est par la rencontre, par la fréquentation, par la conversation, que ces deux frères, le paysan et l’ouvrier, l’homme de ville et l’homme de campagne, doivent être réunis et associés par leur frère aîné, celui qui appartient à la bourgeoisie et qui, grâce à une fortune antérieure ou à des sacrifices immédiats, a obtenu une éducation qui doit en faire à la fois un initiateur et un guide », s’inscrit dans un contexte historique et politique complexe qui fait suite à la chute du Second Empire, conséquence immédiate de la défaite française contre la Prusse. Le souvenir de la Commune, l’occupation du territoire et la fragilité de la IIIème République naissante – l’Assemblée est majoritairement conservatrice – pèsent lourdement au moment où « le commis-voyageur de la République » parcours le pays et prononce ce discours.

 

La défaite française et la chute du Second Empire

            C’est nourri du pangermanisme, c’est-à-dire du désir de réaliser l’unité politique, culturelle, de l’Allemagne, en rassemblant les peuples germanophones d’Europe, que le chancelier de Prusse Otto Von Bismarck, fit de son État l’élément central de cette unification. Pour réaliser ce dessein, il doit neutraliser les deux puissances territoriales que sont alors, d’une part, l’Autriche – défaite en 1866 lors de la bataille de Sadowa – et, d’autre part, la France. Face à cette menace, le chef du gouvernement, Émile Ollivier, républicain rallié à « l’Empire libéral », convainquit Napoléon III de déclarer la guerre à la Prusse. Chose faite le 19 juillet 1870. Avec les premières défaites françaises en août, l’Empereur lui-même, à la tête d’une armée, tente de rejoindre le maréchal de Mac-Mahon puis de libérer Metz. Mais Napoléon III est encerclé et défait à Sedan le 2 septembre. Le 4, alors que la nouvelle de la défaite et de la capture de l’Empereur est parvenue à Paris, une foule s’amasse à proximité du Palais Bourbon. Jean-Philippe Dumas[1] précise qu’alors que les députés craignent des débordements et que certains souhaitent une commission parlementaire autour de Thiers, la foule envahit les bancs des députés et réclame véhément la proclamation de la République. Avec quelques députés dont Favre et Ferry, Gambetta rejoint le parvis de l’Hôtel de Ville : la République est proclamée et il s’agit désormais de former un gouvernement de la Défense nationale. Les armées prussiennes poursuivent leur avance et Gambetta quitte en ballon Paris encerclée, le 7 octobre 1870. Il arrive à Tours le 9, d’où il dirigera les Ministères de l’Intérieur et de la Guerre – après la capitulation de Metz le 27 octobre, six-cent-mille hommes se mobilisent dans toute la France.

Bien que proclamée, la République n’est pas assurée de sa survie. Aussi, le 10 janvier 1871, Gambetta « s’est prononcé pour une transition pacifique vers la République. Par principe, il se refuse à tout recours à la force, rappel du coup d’État de Napoléon III, et cherche une issue légale à l’Empire. »[2] Il est rejoint à Tours le 31 janvier 1871 par Jules Simon : l’armistice a été signée le 28. « Le gouvernement veut renoncer à la guerre afin d’organiser rapidement des élections et désigner une assemblée qui aura compétence de négocier le traité de paix avec l’Allemagne »[3].

C’est la volonté de Bismarck, qui voit par ailleurs l’opportunité d’une République en France afin que celle-ci soit isolée diplomatiquement au milieu des monarchies européennes.

 

La Commune

Une République proclamée – qui n’aura pas de constitution –, mais est-elle pour autant républicaine ? Le 8 février 1871, c’est une majorité conservatrice qui domine l’Assemblée. Quatre-cent monarchistes – légitimistes et orléanistes –, « soit environ deux-tiers des sièges »[4], font face à environ deux-cent républicains, « […] du centre gauche à l’extrême-gauche »[5]. Gambetta, élu dans neuf départements, choisit le Bas-Rhin, mais démissionna le 1er mars. Bientôt, le Traité de Francfort céderait à l’Allemagne les territoires alsaciens et mosellans. La nouvelle assemblée prendra rapidement des mesures perçues comme une succession de provocations : le 15 février, elle supprime la solde de la Garde nationale composée de volontaires ; le 10 mars, l’Assemblée vote la fin des moratoires sur les loyers et les effets de commerce ; de surcroît, elle décide que désormais elle siégerait à Versailles. Adolphe Thiers, qui dirige le Gouvernement, ordonne le 18 mars la confiscation des canons financés par les Parisiens pendant la résistance au siège. Ces canons avaient été mis à l’abri des Prussiens sur la Butte Montmartre par la Garde nationale, en prévision de leur entrée dans la capitale. Le Général Lecomte, à la tête du détachement chargé de confisquer les canons, fait ouvrir le feu, mais une partie des soldats rejoint les insurgés. Lecomte est exécuté.

Les parisiens, qui ont tenu un siège terrible, se sentant déjà trahis par le Gouvernement de la Défense nationale, voient dans les mesures de cette nouvelle assemblée des menaces pour l’existence-même de la République. Va-t-on leur volé leur « révolution » de septembre ? Les militants de la Gauche et la Garde nationale, mus par l’héritage de la « Grande Révolution », pensent que Paris est une lumière qui va éclairer la France. Ils organisent alors des élections le 26 mars 1871 et, en référence à la Commune insurrectionnelle de Paris de la Révolution française, proclament la Commune le 28.

Paris se couvre de barricades et voit les affrontements, pendant deux mois, des Communards et de l’armée des Versaillais. Celle-ci viendrait à bout des insurgés à l’issue de la « Semaine sanglante » : vingt-mille Parisiens seraient exécutés, la Commune serait achevée dans le sang au cimetière du Père-Lachaise. La Commune représente déjà, à l’instar de la Révolution française, une fracture politique.

 

« Le commis-voyageur de la République »

Le 2 juillet 1871, Gambetta fait son grand retour en politique à l’occasion d’une législative partielle. Élu député dans trois départements, il choisit la Seine. La configuration qui se dessine souligne davantage encore l’incertitude quant à la pérennité de la République. Gambetta évoque d’ailleurs explicitement les projets de restauration monarchique[6]. « Dans la Seine, où 21 sièges sont à pourvoir sur 43, la liste de l’Union de la presse, soutenue par des journaux conservateurs, a 16 élus, cinq étant des « monarchistes décidés » […], les autres sont dans la ligne de Thiers. La Ligue républicaine a cinq élus »[7], dont Gambetta. L’historien Jean-Marie Mayeur explique que si le député est plutôt réservé à l’Assemblée Nationale, « il affirme néanmoins sa présence dans le pays par une campagne de discours qui constitue […] une réelle innovation. »[8] Son objectif est de faire avancer les idées républicaines en ralliant les masses (bourgeois, paysans et ouvriers, les seconds devant se ranger derrière les premiers) au nouveau régime. La République française, son journal fondé le 7 novembre 1871, lui permet de mener ce combat également à travers un organe de presse. C’est par ailleurs une ligne éditoriale « modérée » qui est défendue par Gambetta : « prudence, modération, exactitude d’informations, sûreté irréprochable dans le détail des faits. »[9]

1872, alors que Gambetta parcours le pays, un certain nombre de municipalités républicaines prend l’initiative de célébrer le 14 juillet 1789.

Il s’y associe et c’est à ce titre, dans ce contexte immédiat, qu’il prend la parole au Banquet républicain de La-Ferté-sous-Jouarre, présidé par le Maire, au cours duquel Gambetta « s’adressa aux habitants du Département de Seine-et-Marne et des départements voisins. Sous plusieurs grandes tentes réunies, il aurait rassemblé 1800 personnes selon la République Française du 16 juillet. »[10]

 

            C’est « […] aux heures où la patrie souffre, où elle est envahie, où elle agonise, c’est ce génie vers lequel on se tourne pour lui dire : ‘’Génie réparateur, Génie même de la  France, Esprit de la Révolution : Au secours ! au secours ! car les monarchies m’ont plongée dans l’abîme !’’ »[11] Lorsque Gambetta prononce ces mots, le territoire est encore occupé par les armées allemandes – l’Empire d’Allemagne a été proclamé le 18 janvier 1871, dans la Galerie des glaces de Versailles, et ses armées ne quitteraient le sol français qu’en septembre 1873. Une occupation qui n’est pas sans évoquer la situation de la France à la veille de la prise de la Bastille, du moins Gambetta établit-il une comparaison qui lui semble en la matière évidente. En effet, le 10 juillet 1789, Louis XVI avait remercié son Directeur du Trésor royal, Necker, favorable à certaines réformes demandées par le Tiers, et des bataillons suisses et allemands s’étaient postés sur le Champ de Mars. Mais « […] le parti de la Révolution apparaît et se met résolument à l’œuvre pour arracher le pays au gouffre, à l’abîme prêt à engloutir ce qui reste de la grandeur de la nationalité française ! »[12] Voilà qui pourrait faire écho à la harangue de Camille Desmoulins devant six-mille Parisiens, le 12 juillet 1789, au Palais Royal : « Après ce coup, ils vont tout oser et pour cette nuit, ils méditent, disposent peut-être, une Saint-Barthélemy pour les Patriotes ! […] Aux armes ! Aux armes ! Prenons tous une cocarde verte, couleur de l’espérance. […] C’est moi qui appelle mes frères à la liberté. […] Il ne peut plus m’arriver qu’un malheur, c’est celui de voir la France devenir esclave ! »[13] Gambetta voit en 1872 comme en 1789 une lutte contre l’oppression des tyrans tout à la fois qu’un combat contre les soldats étrangers qui s’étaient rangés aux ordres du despotisme ; une lutte menée par un Tiers-État uni : « […] tous assemblent leurs efforts contre le Royal-Allemand, les Suisses et les lansquenets et contre les tyrans, pour renverser une Bastille de pierres, mais pour détruire la véritable Bastille : le moyen âge, le despotisme, l’oligarchie, la royauté ! »[14] En ce 12 juillet 1789, le Prince de Lambesc, qui commandait le Royal-Allemand, fit charger la foule aux Jardins des Tuileries. « Au cri de : On massacre le peuple ! Les électeurs, les échevins, s’assemblent à l’Hôtel de ville. Les gardes françaises se soulèvent et se réunissent aux citoyens, organisés bientôt en compagnies bourgeoises qui prennent le nom de gardes nationales. »[15]

Ce qui court tout au long du discours du député républicain est porté par la perception d’abord, d’un Tiers-État uni, rassemblant sa part « plébéienne », c’est-à-dire la plus populaire – les artisans, les ouvriers, les paysans, les petits commerçants, … – et ses éléments fortunés et instruits – les bourgeois, hommes de loi, grands propriétaires, … – et ensuite, que cette révolution de 1789 fut conduite par cette bourgeoisie instruite et riche.[16]

Par ailleurs, la Révolution comme l’alliance scellée des élites bourgeoises et du peuple était déjà une perception avancée par Antoine Barnave, avocat, membre de la Société des Amis de la Constitution séante au couvent des Jacobins et député de la Constituante. Ainsi, dans le cadre de l’analogie établie par Gambetta, il convient en 1872, alors qu’est encore « à disputer […] jusqu’au nom même de la République », de recouvrer cette unité française jadis scellée, « rapprocher le bourgeois de l’ouvrier, l’ouvrier du paysan », mais aussi et surtout que ces deux derniers soient « réunis et associés par leur frère aîné, celui qui appartient à la bourgeoisie. » En effet, s’il apparaît nécessaire à ses yeux, en 1872 comme en 1789, de réaliser « l’établissement de la justice et du droit », menacés encore et toujours par « les efforts associés de l’Église et de l’aristocratie », cette réalisation ne peut s’opérer selon lui que si la bourgeoisie guide le peuple, que si le peuple consent à ce que le progrès n’advienne que par la légalité, renonçant ainsi à l’usage de la force et de la violence. Rappelons que si « Gambetta revendique l’appartenance au radicalisme face aux républicains amis de Thiers, « républicains de raison », comme il le dirait quand leur alliance serait nécessaire »[17], il entend la République comme étant « par excellence, le régime de la dignité humaine ». Une conception philosophique qui le conduit en réalité à se ranger dans le courant des « républicains opportunistes » – la frange « modérée », face aux « républicains radicaux », comme Clémenceau à cette époque, – ce qui conduit Pierre Barral à écrire que « L’orateur s’adapte à ses auditoires. À Angers, au cœur de l’Ouest, il veut bien reconnaître « le magnifique développement de la monarchie qui a fait la France avec le concours, avec les efforts associés du peuple, de la bourgeoisie et de la noblesse. […] Ce passé a fourni sa carrière, c’est une force épuisée, dont la source est tarie et qui doit disparaître pour faire place à un monde nouveau qui commence. »[18]

            À l’aube de cette IIIème République menacée dans son existence-même, alors que les républicains, en 1830, s’étaient opposés à la Monarchie de Juillet puis, après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, au Second Empire, il leur était impossible de ne pas revendiquer la Révolution française.

Mais cette Gauche, ou plus précisément ce parti républicain, fut divisé quant à l’héritage légué par « la Grande Révolution », certains historiens et des hommes politiques procédant de facto à une sorte de « travail de prélèvement » – le traumatisme généré par la Révolution de 1848 en était une des causes immédiates. De surcroît, la parution en 1865 de La Révolution française d’Edgar Quinet, historien républicain souhaitant l’instauration d’un régime « modéré », rendait possible la compatibilité de la « révolution libérale » – disons l’héritage girondin – et de la République tout en mettant à distance « la dictature montagnarde » et ce qui était alors présenté comme les excès de la Révolution.

La citation rapportée précédemment par Pierre Barral[19] nous rappelle que Gambetta était de ces républicains qui pensaient, à l’instar de l’aristocratie libérale, que la Révolution était inévitable, qu’elle avait même été nécessaire, mais qui n’admettaient pas l’entrée du peuple en révolution, les mesures sociales de la Révolution française et qui rejetaient logiquement la politique de salut public associée à « la Terreur »[20]. Aussi, se rattachant à la vision de certains acteurs de l’époque – Madame de Staël, Benjamin Constant – ou à l’interprétation d’auteurs tels que Tocqueville ou Quinet, Gambetta, par la nature de ses propos, s’inscrit dans le courant interprétatif « libéral », lequel procède à une dichotomie entre ce qui aurait été « la bonne révolution » et « la mauvaise révolution ».

L’historiographie libérale de la Révolution française prend sa source déjà avec des acteurs des événements – nous évoquions plus haut la fille de Necker, Madame de Staël. Ce courant interprétatif, plutôt favorable aux Girondins, est foncièrement hostile aux Montagnards, rendus responsables de ce qui est assimilé à une sorte de fureur sanguinaire. Alphonse de Lamartine écrirait d’ailleurs à la veille de la Révolution de 1848, dans son Histoire des Girondins : « Jamais les faiblesses n’engendrèrent plus vite les fautes, les fautes les crimes, les crimes le châtiment. » Il va jusqu’à écrire de Saint-Just qu’il était « le fanatisme de la Révolution » et, convoquant son talent poétique, couche sur le papier que « Les têtes de ces hommes tombent une à une, les unes justement, les autres injustement ; […] Après cinq ans, la Révolution n’est plus qu’un vaste cimetière. »[21] On prend mieux la mesure, dès lors, de ce que sous-entend Gambetta lorsqu’il dit « […] combien nous avons à faire pour n’avoir pas à subir une comparaison véritablement fâcheuse pour nous. » Cette lecture questionnait depuis longtemps le rapport ambivalent des libéraux à la Révolution, favorables aux réformes jugées nécessaires[22], tout en attaquant la politique et les mesures sociales du Côté gauche de la Convention – le projet de république sociale et la révolution démocratique étant généralement qualifiées « d’anarchie » –, ainsi les deux historiens arrivés d’Aix en Provence, Auguste Mignet et Adolphe Thiers. Pour ce courant historiographique, le véritable dessein de la Révolution était de mettre fin à la féodalité et de permettre l’émergence de la société moderne, le transfert de l’exercice du pouvoir devant logiquement aller entre les mains de la classe qui était, selon lui, en mesure de l’assumer : la bourgeoisie. Barnave n’avait-il pas dit « une nouvelle distribution de la richesse entraîne une nouvelle distribution du pouvoir » ? Dans cet ordre des choses rigide, toute velléité démocratique apparaît comme une forme de perversion de l’esprit initial de la Révolution.[23] Il conviendra cependant de noter que chez Michelet justement, on lit une forme de messianisme du Peuple, du peuple français en mouvement, celui-ci écrivant même que « le peuple valut généralement mieux que ses meneurs. »[24]

Jules Ferry, également « républicain opportuniste », n’hésiterait pas à faire référence explicite à la thèse de Quinet. Ainsi, qualifiant « l’apologie de la Terreur » de « fantaisie historique », il déclarerait que Quinet « […] marche droit au monstre. Il fait leur procès à la dictature révolutionnaire, à la Terreur ; il en nie la nécessité, il affirme que la Révolution pouvait se sauver par la justice. »[25], et ce avant une brève apologie des Girondins.

Les « radicaux » se référaient au courant historiographique dit « républicain », ou encore « jacobin » : celui-ci décrit une histoire sociale de la Révolution française, percevant en effet un grand mouvement populaire dans l’événement, dont les acteurs avaient souhaité la réalisation d’une République sociale. Ils voient dans la Montagne l’émergence d’un pouvoir démocratique, dans sa dictature et l’adoption des mesures de salut public la nécessité d’une politique d’exception commandée par le contexte de l’an II. Ainsi, Louis Blanc ; il écrivit : « […] la terreur ne fut pas un système. Elle fut, ce qui est bien différent, un immense malheur, né de périls prodigieux… »[26]

À l’instar de la République romaine affrontant des temps exceptionnellement graves, la jeune République française avait le devoir de se doter des moyens de sa survie. Blanc poursuivait : « La Révolution déchira les flancs de la liberté parce qu’elle fut engendrée, aussi fatalement que l’enfant, à son entrée dans la vie, déchire les flancs de sa mère… […] La Terreur, préparée par des siècles d’oppression, provoquée par d’effroyables attaques, et stimulée par les dangers d’une lutte de Titans, sortit des entrailles de l’histoire. »[27]

Voilà qui devait faire écho aux paroles de Saint-Just : « Que serait devenue une République indulgente contre des ennemis furieux ? Nous avons opposé le glaive au glaive, et la liberté est fondée, elle est sortie du sein des orages. Cette origine lui est commune avec le monde, sorti du chaos, et avec l’homme, qui pleure en naissant. »[28] Les historiens du courant républicain prennent la défense des meneurs du « parti démocratique », qui ont été calomniés. Auguste Peyrat, qui s’opposa véhément à la lecture de Quinet, écrirait par exemple que ce dernier « […] a outragé les hommes les plus purs, les plus dévoués, ceux qui ont rendu les plus grands services […] des hommes qui ont accompli les plus grandes choses dont son [le « parti démocratique »] histoire se compose. »[29] L’un des premiers historiens à s’inscrire dans ce champ républicain fut Albert Laponneraye. Socialiste, il ne se contenta pas d’expliquer que la Révolution française résultait des abus d’un système oppressif, à bout de souffle, sabré tant par l’absolutisme royal que par les lumières de la philosophie. C’est parce qu’au « […] tiers-état et au peuple [allait] le fardeau des impôts et la plus humiliante servitude »[30] qu’il fallut compter sur la dimension foncièrement sociale de la Révolution française : « […] une révolution profonde, radicale, égalitaire, qui devait descendre jusque dans les entrailles de la société pour en opérer la régénération complète. »[31]

De surcroît, en ces temps où la République était aux mains des conservateurs et durant lesquels la Commune avait été réprimée dans le sang, ces historiens pensaient que questionner la Révolution française était une œuvre d’utilité publique. Parce que, d’une certaine manière, la Révolution n’était pas achevée, elle disait des choses aux contemporains de Gambetta.

La Révolution apportait des réponses au « parti démocratique »[32], – ce qu’avait bien perçu les historiens contre-révolutionnaires[33]. Les historiens de ce courant interprétatif percevaient de surcroît dans les meneurs montagnards des exemples de vertus[34], comme c’est perceptible dans l’œuvre d’Alphonse Esquiros, lequel écrirait : « […] j’admirais au fond du cœur le désintéressement de ces hommes de 93 qui avaient tenu dans leurs mains toutes les fortunes avec toutes les têtes. »[35] Une historiographie républicaine qui eut sur sa gauche une lecture marxiste, celle-ci voyant dans la Révolution un soulèvement de la bourgeoisie. Peut-être pouvons-nous également évoquer les anarchistes qui, à la suite de Blanqui, voyait dans la figure de Robespierre « le parti prêtre », défenseur du culte catholique.

Enfin, il nous faut aborder l’historiographie contre-révolutionnaire. Portée par des historiens légitimistes attachés à la monarchie catholique de droit divin, elle ne trouve évidemment aucune grâce à la Révolution, même dans son interprétation libérale. Pour décrire les événements, elle recourt dès l’origine au champ lexical de la conspiration et de la sauvagerie, le révolutionnaire « animalisé » étant assimilé au barbare vandale ou à l’esclave noir. Ainsi, sous le Directoire déjà, l’abbé Barruel faisait de la révolution une conspiration maçonnique, la société s’étant prolongée dans un « monstre », le club des Jacobins, celui-ci étant qualifié de secte. Barruel rejette le projet des Jacobins non moins pour les violences révolutionnaires – bien que condamnées – que pour ses enseignements : « […] les hommes sont tous égaux et libres ; au nom de cette égalité, de cette liberté désorganisatrices, foulant aux pieds les autels et les trônes ; au nom de cette même égalité, de cette même liberté,  appelant tous les peuples aux désastres de la rébellion et aux horreurs de l’anarchie. »[36] Si l’on comprend que l’historiographie contre-révolutionnaire sert le parti de l’ordre, on comprend que c’est la démocratie qu’elle qualifie « d’anarchie ». De là, « […] sont commises toutes ces grandes atrocités qui ont inondé un vaste empire du sang de ses pontifes, de ses prêtres, de ses nobles, de ses riches, de tous ses citoyens de tout rang, de tout âge, de tout sexe. »[37] Après la Révolution, d’autres auteurs prirent la suite de Barruel. En 1830 déjà, alors que les Trois Glorieuses avaient abouti non à la République mais à la Monarchie de Juillet, l’idée de la conspiration était de nouveau convoquée, cette fois-ci pour anéantir cette période la plus honnie des contre-révolutionnaires : la Convention montagnarde[38]. C’est bel et bien la République démocratique et sociale que Nettement attaque dans ses Études critiques sur les Girondins : « […] de tous côtés on travaille, dans les régions intellectuelles, à la réhabilitation historique de la démocratie pure. »[39]

Il faut donc, pour empêcher les idées de 93 « de s’emparer de la direction de la société française », les discréditer, les anéantir ; car le parti de l’ordre l’avait bien compris, c’était la condition sine qua non pour prévenir une nouvelle révolution[40].

L’historiographie contre-révolutionnaire, ici avec Nettement, se livre donc un combat pour ne pas laisser « s’accréditer l’idée de la démocratie pure », pour ne pas la laisser « mettre en pratique son système »[41].

 

            Ce 14 juillet 1872, Gambetta déclara : « C’est une pensée pieuse que de fêter et de célébrer la grande date de la Révolution française en recherchant avec calme, avec sang-froid, avec résolution ce qui a été commencé par nos pères […] ce que nous avons laissé d’incomplet et d’inessayé dans leur héritage. »[42] Il inscrit donc clairement son « programme » dans une logique qui est celle d’un ordre républicain compatible avec la vision libérale, c’est-à-dire celle d’un régime « modéré », d’une « République bourgeoise ». Il avait déjà déclaré, le 18 avril au Havre : « Le parti républicain non seulement ne peut être taxé de factieux, et ce n’est pas un parti de révolution, mais c’est un parti de conservation qui garantit le lendemain et qui assure le développement pacifique, légal, progressif, de toutes les conséquences légitimes de la Révolution française. […] Il importe que la conduite du parti républicain soit calme, sage, prévoyante […] car la France n’a jamais demandé que deux choses à un gouvernement : l’ordre et la liberté. »[43] Voilà qui résonne davantage avec la Déclaration des Droits de 89 qu’avec celle de 93. « Il faut revenir à la première, à la féconde pensée de 1789 »[44] : Gambetta se rattache à cette période de la Révolution où les éléments les plus populaires se laissaient conduire par la bourgeoisie.

Le 10 août 1792, un autre temps commençait : la prise des Tuileries par le peuple de Paris et les volontaires du Midi, le Roi contraint de se réfugier à l’Assemblée, les gardes suisses tués. Les éléments populaires de la Révolution venaient de dicter la conduite à tenir, l’Assemblée perdit la main.

1792 fait aussi écho aux massacres de septembre : des suspects dans les prisons se réjouissent des défaites et attendent leur libération, on exécute alors des prisonniers, dont certains de droit commun.

Pour l’historiographie libérale et les partisans de la « République modérée », qui voient en 1789 une « révolution respectable » établissant une société d’ordre social, 1792, bien avant 93, symbolise un « basculement »[45], un passage en force du peuple. Ainsi, par ce compromis politique, Gambetta pense ne pas prêter le flanc aux attaques des contre-révolutionnaires et marquer la distance avec les massacres de septembre 1792, avec ce moment de basculement qui aboutirait, l’année suivante, à l’initiative notamment de la Commune insurrectionnelle de Paris, aux Journées des 31 mai et 2 juin, à la Convention montagnarde et à ce que les thermidoriens appelleraient, a posteriori, « la Terreur »[46]. En se rattachant à ce premier moment, cette année qui enveloppe « les journées les plus décisives de la Révolution », c’est bel et bien le parti de Quinet que pris, à l’instar de Ferry, Gambetta : « Oui, quelque calomniés que soient aujourd’hui les hommes et les principes de la Révolution française, nous devons hautement les revendiquer, poursuivre notre œuvre, qui ne sera terminée que lorsque la République sera accomplie ; mais j’entends par ce mot, – la République – la diffusion des principes de justice et de raison qui l’inspiraient, et je repousse de toutes mes forces l’assimilation perfide, calculée, de nos adversaires avec les entreprises de la violence. »[47]

[1] Jean-Philippe Dumas, Gambetta, le commis-voyageur de la République, Belin 2011

[2] Ibid. p.46

[3] Ibid.

[4] Jean-Marie Mayeur, Léon Gambetta, La Patrie et la République, Fayard 2008, p. 133

[5] Ibid.

[6]  Lignes 88 – 89, il est question des « […] sycophantes et des sophistes qui préparent ouvertement des restaurations. »

[7] Jean-Marie Mayeur, Léon Gambetta, La Patrie et la République, Fayard 2008, p. 150. Mayeur souligne tout de même une poussée républicaine en province : « 99 sièges sur 114 dans les 47 départements concernés [par la législative partielle] ».

[8] Ibid.

[9] Jean-Philippe Dumas, Gambetta, le commis-voyageur de la République, Belin 2011, p. 60

[10] Jean-Marie Mayeur, Léon Gambetta, La Patrie et la République, Fayard 2008

[11] Lignes 76-79

[12] Lignes 81-83

[13] Hervé Leuwers, Camille et Lucile Desmoulins, Fayard, 2018

[14] Lignes 38-40

[15] Charles-Aimé Dauman, Louis Grégoire, histoire contemporaine, de 1789 à la Constitution de 1875, comprenant l’Histoire générale du monde et particulièrement de la France dans ses rapports avec les États de l’Europe et les autres parties du globe, Nouvelle édition, C. Delagrave, Paris, 1883 ; source BNF

[16] « Paris formait comme un faisceau où le bourgeois, l’ouvrier, le peuple, tout le peuple, ce que l’on appelait le Tiers, concourrait sans division, avec une unité admirable, à l’œuvre nationale de la Révolution française […] vous les trouverez tous réunis, depuis le penseur, le publiciste, l’ouvrier, le garde-française, l’électeur, le marchand, jusqu’au simple tâcheron ! », lignes 32-36

[17] Jean-Marie Mayeur, Léon Gambetta, La Patrie et la République, Fayard 2008, p. 155

[18] Pierre Barral, Léon Gambetta, Tribun et stratège de la République (1838-1882), Éditions Privat, 2008, p. 132

[19] Citation p. 5 du présent devoir.

[20] « Lorsqu’une réforme est devenue nécessaire, et que le moment de l’accomplir est arrivé, rien ne l’empêche, et tout la sert. […] et le bien s’opère comme le mal, par le moyen et avec la violence de l’usurpation. », Auguste Mignet, Histoire de la Révolution française, 1824, Introduction.

[21] Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, 1847, Préface.

[22] « Cette Révolution n’a pas seulement changé le pouvoir politique, elle a changé toute l’existence intérieure de la nation. Les formes de la société du moyen âge existaient encore. Le sol était divisé en provinces ennemies ; les hommes étaient distribués en classes rivales. La noblesse avait perdu tous ses pouvoirs, quoiqu’elle eût conservé ses distinctions ; le peuple ne possédait aucun droit ; la royauté n’avait pas de limites, et la France était livrée à la confusion de l’arbitraire ministériel, des régimes particuliers et des privilèges de corps. À cet ordre abusif la Révolution en a substitué un plus conforme à la justice et plus approprié à nos temps. Elle a remplacé l’arbitraire par la loi, le privilège par l’égalité ; elle a délivré les hommes des distinctions des classes, les sols des barrières des provinces, l’industrie des entraves des corporations et des jurandes, l’agriculture des sujétions féodales et de l’oppression des dîmes, la propriété des gênes des substitutions, et elle a tout ramené à un seul état, à un seul droit, à un seul peuple. Pour opérer d’aussi grandes réformes, la Révolution a eu beaucoup d’obstacles à vaincre, ce qui a produit des excès passages à côté de ses bienfaits durables. », Ibid.

[23] « La Révolution, qui n’était dans son principe que le triomphe du droit, la résurrection de la justice, la réaction tardive de l’idée, contre la force brutale, pouvait-elle, sans provocation, employer la violence ? », Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, 1847, Préface.

[24] Ibid.

[25] Dans le journal le Temps, 1866

[26] Louis Blanc, dans sa lettre au journal le Temps, le 22 février 1866.

[27] Ibid.

[28] Discours du 16 avril 1794, à la Convention.

[29] Auguste Peyrat, La Révolution et le livre de M. Quinet, 1866, Préface.

[30] Albert Lapponneraye, Histoire complète de la Révolution française, 1838, chapitre Ier : « Causes générales de la Révolution française ».

[31] Ibid.

[32] « Et ici, s’occuper de la vérité, c’était s’occuper des plus sérieux intérêts du parti démocratique. […] L’identité permanente du parti démocratique implique […] la connaissance des événements à travers lequel il s’est formé […] », Auguste Peyrat, La Révolution et le livre de M. Quinet, 1866, Préface.

[33] « Lors donc que l’on voit les hommes et les idées de 93 prendre faveur dans les hauteurs intellectuelles, on peut et on doit craindre que les faits qui correspondent à ces idées, ne se produisent dans le domaine de la politique. », Alfred Nettement, Etudes critiques sur les Girondins, De Signy et Dubey Editeurs, 1848.

[34] « […] c’était l’âme d’une époque qui n’a jamais eu d’égale dans l’histoire. », Alphonse Esquiros, Histoire des Montagnards, Librairie de la Renaissance, 1847, Introduction, I, Mes témoins.

[35] Ibid.

[36] Augustin Barruel, Mémoires pour servir à l’histoire du Jacobinisme, 1797, Discours préliminaire.

[37] Ibid.

[38] « On dirait qu’une conspiration s’est ourdie, dans les régions intellectuelles, pour réhabiliter les hommes et les faits de cette époque. » Alfred Nettement, Etudes critiques sur les Girondins, De Signy et Dubey Editeurs, 1848.

[39] Ibid.

[40] « Si l’on ne prévient pas la révolution par une réforme nationale […] on sera emporté par le courant vers les écueils. », Ibid.

[41] Ibid.

[42] Lignes 8-11

[43] Jean-Philippe Dumas, Gambetta, Le commis-voyageur de la République, Belin 2011

[44] Ligne 91

[45] « Nous verrons par la faute de qui, après s’être ouverte sous de si heureux auspices, elle [la Révolution] dégénéra si violemment », Auguste Mignet, Histoire de la Révolution française, 1824, Introduction.

[46] « Quoique puissent dire les fanatiques de l’Assemblée, quoique puissent écrire les sycophantes de la presse, jamais ils n’arriveront à pervertir la conscience publique à ce point qu’elle nous confonde, dans des terreurs momentanées, avec les hommes que, pour son malheur et pour le nôtre, Paris en des jours de fièvre et de désespoir a laissé se mettre à sa tête et à compromettre la cause de la Révolution française […], Pierre Barral, Léon Gambetta, Tribun et stratège de la République (1838-1882), Éditions Privat, 2008, p 91.

[47] Jean-Philippe Dumas, Gambetta, le commis-voyageur de la République, Belin 2011

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

Maud Anne Bracke, Feminism, the State, and the centrality of reproduction: abortion struggles in 1970s Italy

 

Nous nous proposons de livrer ici un résumé et une analyse de l’article Féminisme, l’État et la centralité de la reproduction : les luttes pour l’avortement dans l’Italie des années 70. Il a été commis par l’historienne Maud Anne Bracke, enseignante-chercheuse à l’Université de Glasgow, Ecosse. Maud Bracke est une spécialiste de l’histoire sociale, histoire du genre et histoire politique de l’Europe. Ses recherches portent notamment sur les partis communistes en France et en Italie pendant la Guerre froide, l’histoire des Gauches européennes ou encore sur les mouvements sociaux autour de « 1968 » en Europe occidentale.

Depuis 2010, Maud Bracke centre ses travaux sur l’histoire du genre, desquels a résulté un certain nombre de publications sur le féminisme italien, dont Italian translation en 2019. Sur sa page de présentation de l’Université de Glasgow, on peut lire que ses publications paraissent dans cinq langues.

            Dans cet article, Maud Bracke retrace les luttes des mouvements progressistes et féministes italiens pour la dépénalisation et donc la légalisation de l’avortement, lesquelles ont abouti, dans un contexte de très fortes tensions sociales et politiques, à la « loi de compromis » 194, en 1978. Cette publication sera utile au chercheur qui s’intéresse à « 1968 » à bien des égards :

D’abord, elle resitue la dimension occidentale de ce que l’on appelle communément « 68 » – et donc sa dynamique -, et ce, bien au-delà de l’image d’Épinal d’un mouvement de jeunesse, limité aux étudiants – issus des classes bourgeoises.

Ensuite, l’article, évoquant l’avortement, aborde évidement la question de la sexualité et des pratiques hétérosexuelles. Comme nous avons pu l’étudier, il n’est pas ici question d’une « simple » libération sexuelle ; dans cet ordre d’idées, l’article de Bracke, qui suit un plan thématique, rappelle ou précise les spécificités du – ou des – mouvements féministes dans cette période donnée – les décennies 60 et 70 –, mettant par ailleurs l’accent sur ce qui est présenté comme « l’exemple italien », novateur, avant-gardiste, et parfois comparé au cas français qui lui est postérieur. Bracke souligne, dans cette lutte pour l’accès sans charge à l’avortement dans un pays très marqué par le catholicisme, les nombreuses divisions au sein de ce que l’on pourrait appeler le bloc des Gauches, mais aussi plus particulièrement entre les mouvements féministes eux-mêmes et la dominante à privilégier : régulation par l’État ou auto-détermination ?

Enfin, la dernière partie de l’article bouscule une idée reçue quant à la prétendue homogénéité des catholiques et de la Démocratie chrétienne – le grand parti de la Droite italienne – : l’on découvre ainsi, au sein de cette frange conservatrice de la société italienne, des positionnements hétérodoxes, venant parfois même de membres éminents de l’Église catholique romaine.

            Maud Bracke, dans la première partie de son analyse, induit une réflexion qui dépasse le cadre de l’avortement et de sa légalisation partielle en Italie, dans les années 70. Citant Ruth Miller, elle rappelle que la teneur des débats et les positionnements de ce combat ont fait de l’utérus un sujet de l’espace public, de régulations légale et sociale. Ainsi donc, s’il apparaît clairement que la deuxième vague du féminisme, dans les années 70, qui exerça des pressions politiques et entama des négociations avec l’État, fut le moteur d’un mouvement en faveur de la décriminalisation de l’avortement, c’est bel et bien les questions – les contradictions ? – de la souveraineté de l’État, de l’auto-détermination des femmes – dans un monde patriarcal – et de la réappropriation de leur corps qui étaient en jeu. En effet, réinvestissant la notion de pouvoir biopolitique développée par le philosophe français Michel Foucault, Maud Bracke explique qu’il est nécessaire de comprendre le défi posé par cette deuxième vague des mouvements féministes, trop avancés sur les mouvements de Gauche et des institutions progressistes reproduisant des schémas sociétaux conservateurs. L’exemple du parti communiste italien (PCI) semble éloquent à cet égard, car soucieux d’établir un compromis acceptable, il serait resté attaché à un modèle familial traditionnel, où même pour les prolétaires, la femme est mère. Un tel positionnement ne pouvait satisfaire les féministes, réparties dans un ensemble de mouvements présenté comme disparate, incluant des groupes « séparatistes ».

Bracke explique néanmoins les causes immédiates des réponses des acteurs socio-politiques, pris – engloutis ? – dans des débats internes. Nous y reviendrons ultérieurement, lorsque nous évoquerons notamment « le compromis historique » qui occupa le PCI et la Démocratie chrétienne (DC).

            Dès lors, Bracke traite de la complexité des débats au Parlement et des négociations avec les différentes « parties », mais au-delà, n’est-ce pas la nature-même de la loi 194 qui est questionnée ? Elle apparaîtrait comme un consensus en trois clés :

  • L’avortement comme une part du débat public
  • Un droit individuel encadré et accordé sous la plus sévère pression sociétale
  • Une prévention des changements culturels à l’égard du sexe et des relations hommes / femmes (l’intention fondamentale des féministes).

« 1968 » apparaît ici bien moins comme une révolution – fusse-t-elle prétendument sexuelle – que comme une réforme où l’on tente de satisfaire toutes les parties en présence, donnant trop du point de vue des uns, et insuffisamment de celui des autres. Ainsi donc, la loi 194 aurait été, pour les institutions de l’État, l’occasion d’un discours sur la « libération sexuelle » et les différences entre les sexes plutôt que sur l’égalité, axé bien moins sur la femme que sur la famille. Cependant, elle aurait posé l’Italie comme un exemple avant-gardiste dans le monde industrialisé – France, Allemagne de l’Ouest, USA et Japon -, illustration d’un succès, révélant les antagonismes et l’engagement de tous les acteurs sociaux. Maud Bracke souligne ici un paradoxe : l’Italie, pays catholique, patriarcal, fortement influencé par l’Église, est celui qui a laissé une large place aux féministes. Nous pouvons ici rejoindre la réflexion de l’auteure et la prolonger : l’Italie, justement parce qu’État où les verrous moraux et sociétaux étaient particulièrement prégnants, offrit un espace aux féministes où la radicalité de leurs revendications allaient pouvoir se justifier.

            La première vague de féminisme avait vu le jour dans des villes politiques de premier plan, à la fin des années 60. Mais au milieu des années 70, ces petits groupes sont rejoints par des milliers de femmes de tous les horizons, certaines allant jusqu’à revendiquer une forme de séparatisme. En effet, selon Bracke, l’explosion des mécontentements et l’influence des discours américains sur les libertés civiles d’une part, le Parti radical – Gauche non-marxiste –, leader sur la réforme du divorce, catalysant les revendications d’autres part, permirent d’élargir le cadre du débat : il s’agissait de critiquer sévèrement le modèle patriarcal et des nouvelles formes de subordination, y compris sexuelles. À ce propos, la position ambivalente du PCI pourrait s’expliquer par sa recherche du « compromesso storico », à l’initiative de son leader, Enrico Berlinger. L’idée ? Mettre fin à la division politique italienne, PCI / DC, et proposer une stabilité, laquelle sera largement compromise avec l’enlèvement puis l’assassinat, en 1978, de l’ancien premier-ministre Aldo Moro, par le groupe terroriste d’extrême-gauche « les Brigades rouges ».

Toujours est-il qu’alors que la bataille pour la légalisation de l’avortement était menée dans le monde occidental, les féministes italiennes – Rivolta Femminile, Movimento di Liberazione della Donna, etc. – posaient les jalons de questions plus fondamentales encore : l’exploration du corps, l’auto-détermination, lesquels passaient par le rejet de toute forme de contrôle externe, fusse-t-il celui de l’État – « Io sono mia ». Maud Bracke explique donc que les années 70 virent de nouvelles formes d’actions, souvent spectaculaires, qui passèrent par « l’auto-dénonciation » – « Nous avons toutes fait un avortement. » Ainsi, les féministes brisaient le tabou de la tragédie de l’avortement illégal – Bracke évoque 20 000 décès. Ce combat des idées gagné et le référendum de 76 advenu, la question demeurait, quelle forme de légalisation ? Ainsi, les premières dissensions se firent jour au sein de la mouvance féministe, entre les groupes réclamant « une meilleure loi » – Effe écrira « Ce n’est pas notre libération » – et ceux, influencés par la pensée de Thomas Malthus, centrés sur l’éducation – des couches populaires notamment – à la contraception et à la limitation des naissances – une position qui sera attaquée de toute part.

            Dès lors, la lecture de l’article laisse entrevoir une dimension de santé publique. Ainsi, si Bracke bouscule une autre idée reçue des milieux réactionnaires – l’avortement comme libération des femmes –, elle précise que les cliniques furent au cœur de nouvelles politiques du corps. C’est une dimension sociétale et de santé qui point ici, posant la problématique de l’avortement en d’autres termes :

  • Le traumatisme de la femme qui interrompt une grossesse
  • Les profonds problèmes culturels liés aux pratiques hétérosexuelles

Voilà qui fait écho aux nouvelles formes de subordination que nous évoquions précédemment : « Qui est libéré ? Les femmes ou leurs partenaires – masculins ? » A cette question qui contient la réponse vint se greffer une analyse marxiste de la situation : les femmes de la bourgeoisie auront toujours accès à l’avortement, légal ou non – ce qui reste néanmoins très discutable, si l’on considère que le facteur économique, bien que levier important, n’occulte pas les verrouillages sociétaux et le pater familias dans les familles des classes dirigeantes. Les féministes arguaient donc que « l’avortement pour les masses ne représentent pas une conquête pour la civilisation. » Ce souci des féministes italiennes de la réappropriation du corps des femmes et du changement culturel dans les pratiques amena la question de la place du regard public et avec elle, de nouvelles divisions dans le choix des modes d’actions – « 68 » ne serait pas un bloc homogène où les gauchistes de toutes les mouvances seraient « sur la même longueur d’onde ». Tout devait-il être débattu publiquement, y compris les expériences intimes des femmes ? À cette question, beaucoup de féministes refusèrent de livrer le nom des femmes qui avortaient, voulurent garder le contrôle du récit et ne partagèrent pas cette nécessité de l’auto-dénonciation. À ce propos, Maud Bracke fait une comparaison avec la situation française, évoquant notamment Le manifeste des 343, où des femmes qui jouissaient d’un capital culturel certain, à l’instar de Catherine Deneuve, « s’auto-dénoncèrent », pour briser un tabou et poser le débat. Rappelons qu’il fallut attendre aussi les années 70 pour que la République française légalise l’IVG, portée par sa ministre de la santé Simone Veil, sous le Septennat de Valéry Giscard d’Estaing. Revenons en Italie, où d’autres groupes féministes choisirent au contraire de rendre publics des modes d’actions, en se faisant arrêter dans les cliniques – il est notamment question de l’impulsion du CISA (Centre d’Information sur la Stérilisation et sur l’Avortement).

Cette division autour de la « publicité » du combat ou du respect de la vie privée des femmes n’a pas occulté une autre question essentielle selon l’analyse de l’auteure : la représentation du corps des femmes italiennes, suivant des archétypes liés à la beauté. Il y aurait donc ici dualité, un piège dans lequel les femmes seraient enfermées : la maternité ou l’objet sexuel. Mais Bracke souligne que la question de la place à accorder à l’État a davantage divisé les groupes féministes encore, d’autant que se jouait, au milieu des années 70, l’institutionnalisation d’initiatives venues de la base. Les féministes « modérées » estimaient que la loi qui se dessinait, était une bonne loi, répondant aux revendications de l’avortement sans coût pour toutes les femmes, même mineures, dans les hôpitaux publiques. Certains de ces groupes ont milité pour que l’État joue un rôle dans la prévention, l’éducation sur les questions de santé sexuelle et la contraception. Mais les féministes issues des mouvances de la Gauche radicale se montrèrent hostiles à toute forme d’intervention de l’État. Préconisant l’auto-détermination et l’autonomie de la décision, elles se sont opposées au monopole des hôpitaux publics, réclamant la possibilité de pouvoir avorter dans les cliniques. Rivolta femminile écrira même « L’État décide pour nous. » L’exemple de coopération entre des collectifs mixtes, de Gauche, avec l’État, en France, est particulièrement éloquent – Maud Bracke évoque le Mouvement pour la Libération de l’Avortement et la Contraception, MLAC. Se seraient heurtées ici les « vieux » politiques de la Gauche traditionnelle, de la Démocratie parlementaire, aux « nouveaux » acteurs de la Gauche, issus du mouvement social. Nous pourrions ici prolonger la réflexion de l’auteure en précisant que cette opposition est classique à Gauche, bien au-delà de la question de l’avortement et des groupes féministes. « 68 » aurait-il mis d’autant plus en évidence cette division entre des mouvances de culture socialiste, attachées à une forme « d’État providence » et interventionniste, et des groupes de tendance anarchiste, prônant une vision plus proche d’un « socialisme libertaire » ?

            La dernière partie de l’article est probablement celle qui surprend le plus, car elle lève une nouvelle idée reçue, celle de l’homogénéité du Centre-droit et de la Droite catholique. En effet, si dans la partie intitulée les réponses de l’État patriarcal, Maud Bracke précise que l’Église catholique avait eu une position intransigeante dans les années 60 et au début des années 70 – la bulle de Paul VI Humanae Vita, expliquant que l’avortement n’est pas l’affaire individuelle de la femme et que le fœtus a une relation avec Dieu -, elle explique néanmoins que celle-ci allait être subtilement assouplie dès 1974. Dans un premier temps, les évêques italiens avaient affirmé que « la loi ne pouvait pas englober toute la sphère morale » et, réalisant que le domaine de l’État leur échappait, réinvestissaient, d’une certaine manière, l’objection de conscience promise aux médecins par la loi à venir en appelant les fidèles à la désobéissance civile. Pourtant, sous l’impulsion du courant de pensée latino-américain Libération de la théologie, lequel avait une lecture marxiste ou marxienne de la société, – il était notamment question de rendre la dignité aux pauvres et de les arracher à des conditions de vie misérables -, un vent de « catholicisme social » souffla sur ces débats. Déjà, « 68 » avait ébranlé le dogme catholique avec le Concile Vatican II – 1962- 65 -, qui avait engagé une profonde réforme de l’Église. Jean XXIII avait dit lors de l’ouverture : « Notre devoir n’est pas seulement de garder ce précieux trésor comme si nous n’avions souci que du passé, mais nous devons nous consacrer, résolument et sans crainte, à l’œuvre que réclame notre époque, poursuivant ainsi le chemin que l’Église parcourt depuis vingt siècles. » Il fut pris, plus d’une décennie plus tard, au mot. Bracke livre les exemples de l’évêque Ambrogio Valsecchi et du théologien Umberto Betti qui, en 1975, amenèrent l’idée que des évolutions dans l’Église étaient acceptables et qu’une réforme légale de l’avortement était possible. Ces positions hétérodoxes eurent-elles des conséquences dans le temporel ? Maud Bracke nous rappelle la répugnance de membres du Parti chrétien démocrate à l’influence de l’Église, lesquels quittèrent, par exemple, le parti à l’occasion des élections de 1975 et s’établirent sur des listes communistes – opération probablement facilitée par le « compromis historique ». Les débats furent donc vifs au sein de la Démocratie chrétienne, se ralliant à une loi au cadre restreint. Certes, le parti bloqua la loi au Sénat et un Mouvement pour la vie naquit – et dont le poids moral fut constant depuis lors -, certes, l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro créèrent un climat de tensions très fortes, mais la loi 194 fut votée.

            Dans sa conclusion, Maud Bracke relève plusieurs points de synthèse, et nous porterons l’attention sur ceux-ci :

La loi 194 fut un compromis, mettant en évidence le rôle de l’État pour protéger la conception de la vie humaine. Les débats menés au cours de cette lutte ont fait de l’utérus une négociation politique, ce qui a rendu inconfortable la position de nombreuses féministes, hostiles à la « publicité » du corps de la femme. De surcroît, les divisions au sein de « l’activisme féministe » furent importantes, et la mobilisation massive des organisations religieuses dans les professions médicales demeurent une réalité.

Mais la loi 194 pose également l’exemple italien de cet activisme féministe comme un moteur du changement, avant-gardiste et populaire. Une troisième vague féministe vit le jour dans les années 80, plus « sophistiquée » et arguant l’anti-institutionnalisme « post 68 » du mouvement social.

Pour prolonger la réflexion de l’auteure, nous noterons que ce qui est au fond bousculé dans la réalité qu’elle décrit, c’est l’ordre établi, les verrouillages sociétaux et le poids moral de l’Église catholique, lesquels dépassent très largement la question centrale du droit à l’avortement et de la lutte féministe. Dans cette configuration, nombre de cinéastes italiens, de Gauche, se sont mobilisés, à travers leurs œuvres – financées par des producteurs de Droite –, pour ébranler l’édifice conservateur – et parfois patriarcal –, et avancer une vision progressiste ou révolutionnaire. À ce titre, Luchino Visconti, « le comte rouge », avec Rocco et ses frères en 1960 – et dans lequel Nadia, jouée par Claudia Cardinale, illustre bien les problématiques qui seront soulevées par les mouvements féministes dans les années 60 et 70 –, ou encore en 1962, avec sa fresque historique Le Guépard, où il décrit autant le Risorgimento que la lutte des classes de son époque.

Sergio Leone, communiste également, avec son « opéra » Il était une fois dans l’Ouest, en 1969, relate, dans un monde dominé par les hommes, la lutte d’une femme, ancienne prostituée de surcroît, pour sa survie, interprétée par la même Claudia cardinale.

Les Frères Taviani, avec Allonsanfan en 1974, mettent au cœur de leur drame – ou de leur farce ? – les déchirements d’aristocrates italien et hongrois – respectivement Marcello Mastroianni et Lea Massari –, membres d’un groupuscule anarchiste. Ainsi donc, le cinéma italien a pris sa part dans cette lutte politique.

            Enfin et plus largement, le monde occidental notamment, semble ne pas avoir toujours tranché ces enjeux démocratiques : aspirations populaires pour un exercice de démocratie directe et / ou activistes féministes investies dans des actions spectaculaires – FEMEN par exemple – mènent toujours et bien après « 68 », une lutte, à partir de la base, face à des institutions qui limitent la démocratie au seul cadre de la représentativité parlementaire, ou à des gouvernements qui remettent en cause le droit à l’avortement. Au fond, « 68 », est-ce vraiment fini ?

 

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

La Laïcité est aujourd’hui de nouveau mise en débat, ce qui doit nous inquiéter, car à partir des attaques à son encontre, la République française a été attaquée en son cœur. Et après la laïcité, ce ne sont rien moins que l’égalité, la liberté d’expression, qui ont été mises en débat à leur tour et amputées.

La laïcité est un principe, pas une valeur. Princeps, « premier ». C’est sur les principes que les valeurs reposent ; ils sont les fondations, elles sont les ramifications. Lorsque l’on fait de l’Histoire, il est essentiel de chercher, d’analyser, de comprendre, les origines d’un objet d’études – et c’est souvent le plus difficile, car les dites origines ne sont pas aussi évidentes qu’il ne le semble. Les architectes de la loi de 1905 étaient convaincus de parachever la Révolution française. On pourra toujours s’interroger sur laquelle (89 pour Gambetta et Ferry, 93 pour Clemenceau), mais ils se référaient à la « Grande Révolution », dont ils étaient convaincus être les héritiers.

 

L’œuvre révolutionnaire

Tout au long du XVIIIème siècle, les Lumières avaient ébranlé le catholicisme, en tant qu’institution bien sûr (l’Église), mais en tant que culte également (la religion elle-même). La Révolution française allait rendre possible ce que des individus éclairés avaient pensé – et malgré toutes les nuances que l’on peut trouver entre un déiste comme Voltaire ou un athée comme Diderot.

La question de la religion, de sa place dans la société et du rôle des ecclésiastiques, est éminemment complexe durant toute la Révolution. Ainsi, en avril 1790, Dom Gerle est mis en échec lorsqu’il propose que le catholicisme soit déclaré « religion d’État ».

Trois mois plus tard, le 12 juillet 1790, la Constituante décréta la Constitution Civile du Clergé, dont Monseigneur Boisgelin, archevêque et député d’Aix, avait été l’un des architectes. Cette forme de « gallicanisme civilisé » créait une Église constitutionnelle : le clergé était désormais rétribué par l’État, – la Nation possédait déjà les biens autrefois d’Église, novembre 1789 – et les évêques eux-mêmes étaient élus. Face aux réticences au sein de l’Église de France, l’assemblée décida le serment civique à la Constitution, en novembre 1790, pour les prêtres et les évêques. Mais un clergé réfractaire s’organisa, et celui-ci fut dans un premier temps toléré. La crise s’accentua avec la prise de position du Pape, contre la Constitution civile et le serment civique, qui ne pouvait que provoquer la guerre civile de religion. Plutôt que d’entrer dans les détails par le haut, je souhaiterais amener ici des détails « par le bas », ce qui donnera une image assez nette de la situation. Nous sommes à Aix, à l’automne 1790. Les chanoines du chapitre de Saint-Sauveur refusent d’appliquer un arrêté du département des Bouches-du-Rhône – qui siège alors à Aix –, excitant le fanatisme en laissant croire qu’on veut les priver du sacerdoce. Les très modérés et libéraux Amis de la Constitution d’Aix, donc jacobins, en vinrent à écrire : « Mais on observe que la hardiesse des ennemis de la chose publique ne provient que de la trop grande tolérance des corps chargés de veiller au maintien de la Constitution, et à l’exécution des Lois. » Plus marquant encore est le cas des Antipolitiques d’Aix, – qui sont le sujet de ma thèse –, également jacobins, club politique de cultivateurs et artisans catholiques d’extrême-gauche, inspirés par un abbé anticlérical (si si). Ils fustigeaient ce qu’ils appelaient « la religion du dehors », mettant en avant que le patriotisme et les valeurs civiques étaient la manière la plus juste de rendre grâce à Dieu, et surtout, ils furent l’un des fers de lance dans la lutte contre le fanatisme et contre le clergé réfractaire dans le Midi provençal. A l’instar d’autres protagonistes qui voulaient réintégrer les prêtres dans les rangs des citoyens, les sociétaires pétitionnèrent même auprès de la municipalité pour qu’elle interdise le port de la soutane en public. Pour les Antipolitiques d’Aix, comme pour bien des Patriotes, la religion devait se soumettre à la loi des Hommes.

Certes, comme écrit précédemment, sur la question de la religion les oppositions furent criantes. La déchristianisation de l’an II les exacerba. Je ne développerai pas non plus ici cette question, mais celle-ci fut violente, initiée notamment par des personnages comme Hébert, substitut du procureur de Paris et journaliste (Le Père Duchêne) et Fouché, commissaire de la Convention envoyé dans la Nièvre, qui prit des mesures radicales, d’autres excessives. Robespierre, a contrario, s’est toujours montré très prudent en matière de mesures anti-religieuses.

La « laïcisation » de la vie civile et politique poussa jusqu’à la mise en place du calendrier révolutionnaire (avec ces « Germinal », « Thermidor ») et la fête de l’Être suprême, à l’instigation de Danton (et non de Robespierre), qui n’est pas un culte catholique laïcisé comme le laissent entendre les tenants de la théorie « Robespierre, le parti prêtre ».

Tous ces jalons posés n’étaient pas la seule boussole des architectes de la Loi de 1905. La Révolution avait créé un précédent, montré un possible : la séparation pure et simple des pouvoirs spirituel et temporel ! En effet, sous le Directoire, dès septembre 1794, « la République ne paie ni ne salarie plus aucun culte » et, le 21 février 1795, on décrète la première séparation de l’Église, ou plus exactement des cultes et de l’État. Parmi les quelques mesures phares et fortes, citons :

« La loi ne reconnaît aucun ministre de culte : nul ne peut paraître en public avec les habits, ornements ou costumes affectés à des cérémonies religieuses. » ; « Aucune proclamation ni convocation publique ne peut être faite pour y [au lieu de culte] inviter les citoyens. » « Aucun signe particulier à un culte ne peut être placé dans un lieu public, ni extérieurement, de quelque manière que ce soit. »

Soumettre l’institution religieuse, soumettre le culte à la loi, assurer la prééminence des lois de la République, ou encore lutter vertement contre le prosélytisme, contre toute forme de prosélytisme, semblent avoir été le souci des législateurs. Mais le souvenir de l’intolérance et des persécutions religieuses devait être aussi prégnant, puisqu’au-delà de la liberté de culte, le culte lui-même était protégé : « Quiconque troublerait par violence les cérémonies d’un culte quelconque, ou en outragerait les objets, sera puni suivant la loi du 22 juillet 1791 sur la police correctionnelle. »

Le souvenir des guerres de religion, jusque très récemment pour les contemporains, expliquent l’intransigeance manifeste qui les animait et allait inspirer, 110 ans plus tard, les républicains et la radicalité de la Loi de séparation des Églises et de l’État.

 

Bonaparte et l’Église

Je ne m’étendrais pas ici sur le coup d’arrêt porté par Napoléon Bonaparte – fusse le seul coup d’arrêt aux acquis de la Révolution par ailleurs ? –, mais le Concordat de 1801 assurait à l’État et au Consul la tutelle sur l’Église de France. Il reconnaissait en outre le délit de blasphème et la religion catholique comme étant celle de la majorité des Français. Les dispositions du Concordat furent appliquées aux cultes protestant et juif – après que le Grand Sanhédrin fut contraint de reconnaître le droit commun.

 

Deuxième République et Second Empire : la place renforcée de l’Église

Ni la Restauration, ni même la monarchie de Juillet, ne remirent en cause le Concordat. Il n’était évidemment pas question de remettre à l’ordre du jour la loi de 1795. Pour autant, les lignes de fracture étaient bel et bien présentes et des partis pris bien distincts se dessinaient au grand jour, sous la Deuxième République. L’opposition entre le Comte Alfred de Falloux, Ministre de l’Instruction publique du Président Louis-Napoléon Bonaparte, et le député Victor Hugo – qui était devenu républicain –, illustre parfaitement les enjeux d’alors, qui, dans une certaine mesure, pourraient bien être également ceux d’aujourd’hui… Falloux souhaitait la fin du monopole de l’État sur l’Instruction publique, plaidait pour l’enseignement catholique dans le « primaire » et le « secondaire » et surtout, voulait que les évêques siégeassent aux conseils académiques. Il résuma lui-même sa pensée sans laisser planer la moindre ambiguïté : « Dieu dans l’éducation, le Pape à la tête de l’Église, l’Église à la tête de la civilisation. » Le Concordat paraît bien timoré face à cette conception. Hugo se positionnait aux antipodes du ministre de l’Instruction publique : « L’État chez lui, l’Église chez elle ! » Le député républicain posait un préalable, décrété par le Directoire : la séparation.

Hugo allait au-delà et surtout, il avait compris, face à la détermination de Falloux, que les enjeux pour établir une société de libres penseurs, émancipée et libérée du dogme, se cristallisaient au niveau de l’instruction. Aussi Hugo plaida-t-il pour une instruction primaire obligatoire et un enseignement public donné et réglé par l’État : « Je veux […] la liberté de l’enseignement, mais je veux la surveillance de l’État. » Surtout, il affirma : « L’État n’est pas et ne peut pas être autre chose que laïque ! »

Cependant, Falloux sorti vainqueur de ce duel et le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte accouchant du Second Empire et de Napoléon III, éloignait pour longtemps le possible laïque en France.

Je n’ai pas l’intention de développer ici l’opposition Ollivier / Bismarck, les conceptions françaises et pan-germanistes, ce n’est pas mon sujet – j’en traiterai dans mon livre –, mais la défaite de Sedan le 2 septembre 1870 puis la proclamation de la République le 4, allait raviver les vieux rêves révolutionnaires. La France perdait l’Alsace et les départements mosellans, ce qui ne serait pas sans conséquence pour le sujet qui nous occupe. La Commune, se faisant un vibrant écho de la Commune insurrectionnelle de Paris de la Révolution française, établit un projet audacieux et franchement anticlérical. Les Communards publient des textes proprement révolutionnaires : l’Église est séparée de l’État, le budget des cultes est supprimé, les biens religieux sont déclarés propriétés nationales et surtout, l’École est libérée de l’emprise de l’Église. Un projet qui ne voit pas le jour puisque l’armée des Versaillais ensanglante la Commune pendant une semaine : trébuchant au cimetière du Père Lachaise, la République sociale et laïque s’éloigne encore.

Ainsi, la IIIème République ne s’impose pas d’elle-même, et il faut attendre les lois de Jules Ferry, républicain « opportuniste », et une foisonnante production intellectuelle pour établir et définir le principe de Laïcité. La IIIème République sera laïque.

 

La Laïcité, point de convergence des forces républicaines

Le « parti » républicain ne peut pas ne pas revendiquer la Révolution française, mais tous les républicains ne revendiqueront pas la même – pour les détails, il faudra acheter le livre 😉 –. Néanmoins, tous, plus ou moins unis autour de l’anticléricalisme – « Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! », dira le « commis-voyageur » de la République) –, voyait dans le grand bouleversement de la fin du XVIIIème siècle la volonté de libérer la société, la Nation, donc les citoyens, du joug religieux. Ils allaient s’y rattachés pour définir un principe puissant, radical (si si), la Laïcité ! Le chemin jusqu’à 1905 fut long et sinueux, dans une République tenue, aux premières heures, par une chambre monarchiste alliée à des libéraux, le Président Thiers par exemple.

Gambetta, qui pourtant ne revendiquait pas l’héritage de la Révolution démocratique et sociale, est l’un des premiers à gravir la montagne. Ainsi, en 1875 : « Le grand effort de la Révolution française a été pour affranchir la politique et le gouvernement du joug de diverses confessions religieuses. » Ainsi donc, le catholicisme n’est pas seul mis en cause. Les penseurs de la laïcité avaient bien structuré leur combat au-delà de la seule Église catholique.

J’invite celles et ceux qui voient dans l’expression « penser leur combat » une forme d’excès à se saisir d’un dictionnaire et à chercher les définitions des mots « affranchir » et « joug », ou encore à se demander qui, historiquement, est affranchi.

C’est parce que les Républicains voulaient une société laïque, bien au-delà des seules institutions, qu’ils concentrèrent leurs efforts, dans un premier temps, sur l’École primaire – c’était alors la seule exclusivement confessionnelle. Elle était à la fois une conséquence et un point de départ. Les lois portées par le ministre de l’Instruction publique, Jules Ferry, étaient de facto fers de lances de ce projet. Ferry indiquait même, en 1880 : « La neutralité religieuse de l’École, la sécularisation de l’École, […], c’est […] la conséquence du pouvoir civil et de toutes les institutions sociales […] ».

La laïcité est un principe complexe, résultat de la longue histoire de l’émancipation de l’Homme, émancipation sinon du divin, du dogme religieux. La laïcité parachève cette histoire. Il n’appartient pas à ceux qui la sacrifient sur l’autel du clientélisme électoral ethnico-religieux de la définir. Il me paraît plus judicieux et pertinent de céder cette tâche à celui qui l’a –  probablement – définie le premier, Ferdinand Buisson. En effet, le mot apparaît probablement pour la première fois dans son Dictionnaire de pédagogie de l’instruction primaire, publiée en 1887, avant d’être réédité en 1911. Dans la seconde édition, alors que la loi de 1905 a été promulguée, c’est belle et bien une ligne que les tenants du relativisme qualifie de « dure » qui est affirmée. Ainsi, l’entrée « Laïcité » s’ouvre en les termes suivants :

« Ce mot est nouveau, et, quoique correctement formé, il n’est pas encore d’un usage général. Cependant le néologisme est nécessaire, aucun autre terme ne permettant d’exprimer sans périphrase la même idée dans son ampleur. »

L’ampleur du concept semble par définition bien éloignée de l’idée de compromis, qui porte a contrario intrinsèquement celle de petitesse ou d’insuffisance. Buisson se livre à une brève explication sur la progressivité historique des mesures d’émancipation de la tutelle de l’Église, évoquant les institutions, les différents pouvoirs. Si Buisson s’arrêtait là, il accréditerait l’idée absurde – nous y reviendrons – des tenants du relativisme – par définition contraire à la laïcité – qui soutient « c’est l’État qui est laïque, pas les citoyens. » Bien au contraire, Buisson poursuit : « Mais la sécularisation n’est pas complète quand sur chacun de ces pouvoirs et sur tout l’ensemble de la vie publique et privée le clergé conserve un droit d’immixtion, de surveillance, de contrôle et de veto. » De fait, si la laïcité n’est pas l’athéisme d’État, elle entend bien préserver la vie publique des immixtions des institutions religieuses et armer les consciences individuelles – nous y reviendrons également. La référence à la Révolution ne se fait pas attendre, le propos de Buisson mettant à terre sans coup férir les mesures relativistes qu’une ministre de l’Éducation nationale avait instituées : « La Révolution française fit apparaître pour la première fois dans sa netteté entière l’idée de l’État laïque, de l’État neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique. » Nous noterons que cette définition de 1887 avant la promulgation de la loi, est confirmée en 1911, dans un ouvrage à destination des enseignants. Les relativistes, les pourfendeurs du concept, les acteurs du compromis, des tractations hésitantes, du consensus mou, diront « Buisson écrit l’État » – comme s’il s’agissait d’une entité abstraite coupée des citoyens, ce qui est par ailleurs le contraire de la démocratie –, mais Buisson fracasse ces inepties et cible très ouvertement, déjà, ce que l’on appelle aujourd’hui, le relativisme culturel : « Malgré les réactions, malgré tant de retours directs ou indirects à l’ancien régime, malgré près d’un siècle d’oscillations et d’hésitations politiques, le principe a survécu : la grande idée, la notion fondamentale de l’État laïque, c’est-à-dire la délimitation profonde entre le temporel et le spirituel, est entrée dans nos mœurs de manière à n’en plus sortir. Les inconséquences dans la pratique, les concessions de détail, les hypocrisies masquées sous le nom de respect des traditions, rien n’a pu empêcher la société française de devenir, à tout prendre, la plus séculière, la plus laïque de l’Europe. » Voilà qu’au-delà de la définition de la laïcité, – certains diront de « la laïcité à la française » – Buisson revendique haut et fort les spécificités, l’exceptionnalité, la radicalité du choix politique de la société française. Car oui, il est bien question de politique, de philosophie, donc d’une opinion assumée. La laïcité ne se réduit pas à une modalité juridique – et n’est-il pas temps de rappeler qu’il n’appartient pas au pouvoir judiciaire de défaire ou de s’opposer à ce que le pouvoir législatif a façonné.

 

Un principe politique radical traduit en droit

            Ni athéisme d’État ni œcuménisme. En 1903, Georges Clémenceau et Émile Combes cernent les deux piliers qui vont soutenir la loi à venir promulguant la Laïcité. « Cette séparation de l’Église et de l’État que j’appelle, […] j’entends qu’elle ait lieu dans des conditions de libéralisme telles que personne, qu’aucun des Français qui voudront aller à la messe ne puisse se trouver dans l’impossibilité de le faire. » Clémenceau assure donc la protection de la liberté de culte – dans l’Ancien Régime, on aurait probablement dit la liberté religieuse. Nous verrons bientôt que la liberté de culte n’est pas la liberté de conscience. La liberté de culte est une garantie qui permet de facto de distinguer la laïcité de l’athéisme d’État. Quant à Combes, il affirme : « Tout ce que nous demandons à la religion, parce que nous avons le droit de lui demander, c’est de s’enfermer dans les temples, de se limiter à l’instruction de ses fidèles et de se garder de toute immixtion dans le domaine civil et politique. » Le choix des mots illustrent la radicalité du concept. Certains diront « Combes fut le grand perdant » des « disputations » dans le camp laïque. Or, rien n’est plus faux, ou disons plus en nuance, plus inexact, car si Briand – rapporteur de la loi – s’est montré rassurant auprès de l’Église, qui craignait d’être dépossédée de ses biens et que l’on institua l’interdiction du culte – surtout elle comprenait qu’on lui retirait tout pouvoir –, il n’a pas cédé un pouce de terrain aux catholiques. Au cours des débats parlementaires, il s’est montré aussi âpre et radical que Combes, alors Président de l’Assemblée nationale. Mais le manque de rigueur intellectuelle de certains acteurs aujourd’hui, la volonté peut-être de semer le trouble et la confusion, la confusion justement et enfin, entre la position radicale des Clémenceau, Combes, Jaurès (si si !) avec l’extrémisme de Maurice Allard, qui voulait que « l’areligion devint la norme », suffit à certains à faire passer Aristide Briand pour un acteur du compromis – de la compromission ? J’ajouterais à cette liste de griefs que les nombreux articles que j’ai lus, y compris sur des sites académiques, poussent jusqu’à supprimer tout le vocabulaire de combat employé par Jaurès et Briand pour ne garder que les verbes tempérés, réels évidemment, des députés, dans le but de faire croire que l’on procédait à une loi de compromis… La malhonnêteté intellectuelle flirte ici allègrement avec la manipulation et l’indécence.

Comprendre la loi de 1905 n’est pas connaître les 44 articles qui la composent. Tout le monde sait lire et est capable de cliquer sur Légifrance. Il est nécessaire de comprendre l’exposé des motifs – dont j’ai proposé ici une synthèse – et surtout, l’esprit de la loi. Et c’est bel et bien une loi équilibrée et de combat, à la fois un bouclier ET un glaive, que le bloc des Gauche façonna, avec radicalisme[1] et sans excès. Rappelons que l’Alsace et les départements mosellans étaient alors toujours allemands…

L’article le plus important, celui qui exprime le plus clairement le divorce prononcé – là où le Concordat est un « mariage de raison » – est sans nul doute le premier.

« La République assure la Liberté de conscience. Elle garantit la libre expression des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. »

Il me paraît indispensable de définir la liberté de conscience. Elle est par définition individuelle, même si elle peut être exprimée dans un collectif. La liberté de conscience, c’est la liberté pour les individus de ne pas croire, pas celle « de croire ou de ne pas croire ». La liberté de conscience, c’est le pouvoir rendu aux Hommes de penser par eux-mêmes, c’est le pouvoir brisé des Églises, autrefois exercé sur les consciences.

La liberté de conscience, c’est la supériorité réaffirmée de la science et de la raison sur la croyance et les superstitions, c’est la maxime des Lumières de nouveau reconnue : « Chaque chose du monde doit être éclairée par les lumières de la raison. » Cédons la parole au parait-il très modéré Monsieur Briand qui, à l’occasion des débats, n’a eu de cesse d’opposer « libres penseurs » et « catholiques ». À titre d’exemple, un propos tout à fait modéré de Briand, lors des discussions de l’article 34, qui prévoit des sanctions pénales (si si !) contre le ministre du culte – c’est-à-dire celui qui assure le culte. Briand : « Vous ne pouvez pas assimiler le cas d’un orateur public devant des citoyens avertis, c’est-à-dire habitués à ramener les paroles entendues à de justes proportions, avec le cas du ministre du culte parlant dans l’église, du haut de sa chaire, sous une protection spéciale devant un public de fidèles, courbés sous sa parole, qu’ils n’ont jamais discutée. » Ici, Briand dénie rien moins aux croyants que la possibilité de penser par eux-mêmes – ce qu’on appelle la conscience libre –, voilà une étrange façon de chercher le consensus… La liberté de culte n’en est pas moins garantie et protéger par la loi, contre les velléités d’un projet excessif, soutenues par les positions ultra-rouges d’un Maurice Allard par exemple. Nous noterons du reste que la loi prévoit de restreindre – de soumettre ? – la pratique d’un culte à l’intérêt de l’ordre public. S’il est question des cultes, et de l’exercice des cultes, non du catholicisme, alors il n’y a pas de raison, sauf à verser dans le clientélisme électoral ethnico-religieux, de soustraire l’islam aux lois de la République. Ce qui a été imposé aux cultes catholique, protestant, luthérien, juif, a simplement vocation à être imposé de la même façon au culte musulman !

            Il est d’ailleurs important de rappeler ici aux chroniqueurs apprentis sorciers qui s’improvisent historiens ou philosophes, l’article 2 et ce qu’il engage – c’est pourtant évident…

« La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. »

À l’occasion  d’une émission de seconde partie de soirée qui ambitionne de nous empêcher de dormir le samedi, un chroniqueur aux sourcils grincheux disait à une future ex-députée de Droite déjà sans voix, que la République ne savait pas ce qu’était une religion, ne connaissait pas la religion, c’est ce que signifiait « ne reconnaît pas »,  – comme par exemple vous qui me lisez sans connaître mon visage, « vous ne me connaissez pas ». Oui, abstenons-nous ici de citer Audiard, et rappelons simplement que « ne reconnaît pas » signifie « n’admet pas la légitimité de… ou à … ». L’on pourrait par ailleurs rappeler l’article 2 à ces élus qui subventionnent des associations cultuelles islamiques sous couvert de projet soi-disant culturels. De la même manière, il nous faut leur rappeler ce que stipule le nouvel article 26 :

« Il est interdit de tenir des réunions politiques dans les locaux servant habituellement à l’exercice d’un culte. »

Chaque période de campagne électorale nous rappelle l’amnésie de certains candidats… Plus prompts à aller dans des mosquées du reste que dans des églises – depuis peu frappées par une étrange maladie, l’incendite aiguë… J’entends déjà – mais j’ai l’habitude – les habituels « islamophobe » en écho avec les traditionnels « collabeur » – j’ai aussi l’habitude –, qui rappelle que les hérauts de l’extrême-droite islamique aujourd’hui jouent sur le même registre que ceux de l’ultra-droite catholique d’hier. Briand moquait ainsi le député Groussau, lors de la séance du 26 juin 1905, où l’on débattait des processions religieuses : « L’esprit critique de M. Groussau à des ressources inépuisables. Quelque puisse être notre projet, même libéral à l’excès, nous sommes d’avance bien certains que, par quelque côté, l’honorable M. Groussau le trouvera encore intolérant et persécuteur. »

C’est par ailleurs le lendemain que l’on discuta de la question des emblèmes religieux et de leur emplacement. L’article 26 – attention, devenu 28 – est écrit en ces termes :

« Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires ainsi que des musées ou expositions. »

Je pourrais commencer par écrire que la question des crèches dans les mairies a donc déjà été tranchée. Le Président des Maires de France n’a donc pas à solliciter des maires leur bon vouloir, mais simplement à énoncer un rappel à la loi.

Aujourd’hui, il n’est pas rare d’entendre que les termes « emplacement public » définissent les seuls bâtiments de l’État. Il y aurait ici un flou juridique, exploité par les partisans de la coexistence œcuménique héritée des modes de vie anglo-saxons. Il se trouve qu’en 1905, les catholiques eux-mêmes avaient essayé d’exploiter une « soi-disant » faille qui relevait de la malhonnêteté intellectuelle de la Droite diront certains, de la naïveté de Briand diront d’autres. Toujours est-il que le rapporteur de la loi, en artisan du compromis parait-il, moqua purement et simplement ses adversaires de Droite et leurs arguments de son point de vue fallacieux, réinvestis aujourd’hui par… la Gauche ! C’est probablement l’une des plus longues interventions de Briand – ce qui pourrait conforter les partisans de « sa naïveté » car la rédaction n’a pas pour autant été modifiée.

« Il convient de s’entendre tout d’abord sur la signification exacte et la portée réelle de l’article 26. Je n’aurais pas cru nécessaire de fournir les explications que demandait tout à l’heure l’honorable M. Aynard, parce que j’avais pensé que la seule lecture de cet article suffirait à en dégager tout le sens. »

Ainsi donc, Briand ne voit pas dans l’article de flous quant aux intentions du législateur. Mais dans les débats, il prend le temps de préciser sans la moindre ambiguïté :

« Par les termes « emplacements publics », nous visons les rues, les places publiques ou les édifices autres que les églises et les musées. »

Dans les nombreux articles que j’ai lu, il a été systématiquement relevé le fait que Briand expliquait qu’il n’était nullement interdit à un particulier de décorer la façade de sa maison ou son terrain privé selon ses goûts, fussent-ils cultuels. La chose est en effet incontestable. Je m’étonne cependant de deux éléments :

  • Cela est rédigé de telle façon à faire dire que les signes et emblèmes religieux peuvent être partout en dehors des bâtiments de l’État, soit exactement le contraire de ce qu’affirme Aristide Briand – je développerai davantage de précisions dans l’ouvrage, en livrant d’autres propos de Briand, je ne fais ici qu’une synthèse.
  • Le passage sous silence des propos sans concessions – et emprunts de radicalisme – de Briand sur la nécessité de préserver l’espace public des manifestations religieuses, en clair, les propos traduisant la pensée tranchée du député socialiste.

« Dans notre société moderne l’art peut heureusement se manifester sous d’autres formes que la forme religieuse. » Chacun appréciera l’ironie teintée d’une forme de mépris sympathique du rapporteur, qui se définit comme un libre penseur, face à ceux qu’ils nomment, en séances, « les catholiques ». « Au surplus, si les catholiques ont une persistance pour cette forme de l’art, libre à eux de la satisfaire chez eux, dans leurs propriétés particulières ; mais qu’ils n’aient pas la prétention exorbitante d’accommoder à leur goût exclusif les rues et les places publiques qui sont à tous les citoyens français sans exception. » Il me semble que l’on a pu faire plus modéré… Non seulement Briand ne fléchit pas, mais en plus il insiste sur l’émancipation de l’espace public. Il ira jusqu’à dire « […] ne nous obligez pas à subir ces manifestations […] ». Il n’est pas question ici de nier le souci, réel, des architectes de la loi de 1905, de garantir la liberté de culte, de la protéger, mais de comprendre qu’il était évident pour eux que le culte s’exerçait dans les lieux de cultes. Doit-on s’étonner, s’inquiéter, que des personnalités publiques et des universitaires ne mettent en exergue que les éléments, essentiels, garantissant le libre exercice des cultes, pour mieux passer sous silence les prises de positions radicales des législateurs, Briand en ligne de front ? Le député socialiste ira jusqu’à préciser :

« Je vous indique que par ces mots « emblèmes, signes religieux », nous entendons désigner des objets qui ont un caractère nettement symbolique, qui ont été érigés moins pour rappeler des actions d’éclat accomplis par les personnages qu’ils représentent que dans un but de manifestation religieuse. »

N’est-il pas étonnant dès lors d’évoquer quelque ambiguïté, quelque inflexion modérée ? Par ailleurs, en quoi cette posture radicale, déterminée, de combat, serait-elle excessive, catophobe ou islamophobe – usons des qualificatifs « tartes à la crème » de notre époque idiocratique – puisqu’elle n’interdit en rien l’exercice des cultes ? Y a-t-il là quelque persécution des croyants ?

Ne doit-on au contraire percevoir la volonté de protéger la raison et l’espace public des immixtions de TOUTE religion ?

Ce radicalisme de la position républicaine, de ce que certains appellent une « laïcité de combat » – tautologie – est de surcroît une bonne nouvelle pour le croyant : le culte est entièrement tourné vers la foi, centré sur sa vocation première, essentielle, la spiritualité. Laquelle spiritualité ne saurait être limitée à la seule religion. De la même manière, la laïcité ne saurait être limitée au principe de séparation. Affirmer l’inverse reviendrait à soutenir – rassurez-vous, ils osent – que les États-Unis d’Amérique sont un pays laïque, puisque la séparation de l’Église et de l’État est garantie par la Constitution. Au tribunal, on y jure pourtant encore sur la Bible. Par ailleurs et dans le même ordre d’idées, il me faut préciser ici que Jésus n’est pas non plus laïque. Certes, il répond « Il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », mais il dit aussi « Heureux ceux qui croient sans avoir vu », ce qui est l’exact opposé de la liberté de conscience, élément premier de la laïcité.

            Je voudrais finir cette synthèse – j’insiste, synthèse – par les deux éléments les plus offensifs de la laïcité, prévus par la loi de 1905. Il est absolument nécessaire de les rappeler, moins pour se distancier d’une vision édulcorée qui prétendrait que la laïcité n’est pas un glaive, que pour répondre à celles et ceux qui se réfugient dans les bras de l’extrême-droite nationaliste et de l’ultra-droite catholique, convaincus que la laïcité est un principe œcuménique incapable de protéger la société, la République française, des velléités politiques de l’islam.

 

Article 34 (modifié par l’ordonnance du 19 septembre 2000) :

« Tout ministre d’un culte qui, dans les lieux où s’exerce ce culte, aura publiquement par des discours prononcés, des lectures faites, des écrits distribués ou des affiches apposées, outragé ou diffamé un citoyen chargé d’un service public, sera puni d’une amende de 3750 € et d’un emprisonnement d’un an, ou de l’une de ces deux peines seulement.

La vérité du fait diffamatoire, mais seulement s’il est relatif aux fonctions, pourra être établi devant le tribunal correctionnel dans les formes prévues par l’article 52 de la loi du 29 juillet 1881. Les prescriptions édictées par l’article 65 de la même loi s’appliquent aux délits du présent article et de l’article qui suit. »

Les législateurs avaient parfaitement conscience de la position de prestige, de la perception par la population d’une certaine rectitude morale, dont jouissaient les ecclésiastiques. En conséquence ils savaient que celles-ci donnaient à leurs paroles « une force de pénétration toute particulière » (Briand). C’est la raison pour laquelle, disait Briand, « il est […] indispensable que des précautions soient prises contre l’abus qu’il [le ministre du culte] peut en faire. » – A l’époque, la Gauche applaudissait, aujourd’hui, elle crie à l’islamophobie… Ne sont-ils pas nombreux ceux qui affirment que l’on ne dispose pas d’éléments pénaux pour lutter contre le fanatisme – une fois encore, le terme « radicalisation » n’a aucun sens en la matière ? Ne sont-ils pas nombreux à dévoyer la notion « d’État de droit », affirmant que toute mesure d’exception serait une dérive grave ? Briand leur répond, à plus d’un siècle de distance, et du haut de son supposé modérantisme :

« […] le prêtre qui, dans l’église, dans la chaire, se laissera entraîner à outrager, à calomnier des agents de l’autorité publique, sera indigne de la bienveillance de la loi. Sa culpabilité ne peut relever du droit commun, elle est exceptionnellement grave et, comme telle, elle appelle aussi logiquement ces sanctions exceptionnelles. »

À l’époque, la Gauche exultait dans un tonnerre d’applaudissements, aujourd’hui, elle crie aux mesures liberticides… Briand n’a jamais fait preuve de modérantisme, il a fait preuve de tempérance, ce qui n’est pas exactement la même chose. Le législateur allait plus loin, conscient des risques de guerre civile que pouvaient engendrer le prosélytisme religieux, l’excitation du fanatisme, et c’est bel et bien le glaive qu’il leva alors.

 

Article 35 :

« Si un discours prononcé ou un écrit affiché ou distribué publiquement dans les lieux où s’exerce le culte, contient une provocation directe à résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l’autorité publique, ou s’il tend à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres, le ministre du culte qui s’en sera rendu coupable sera puni d’un emprisonnement de trois mois à deux ans, sans préjudice [= sans compter] des peines de la complicité, dans le cas où la provocation aurait été suivie d’une sédition, révolte ou guerre civile. »

Lorsque des journalistes ou des politiques affirment que l’on ne peut rien faire à l’encontre d’imams salafistes par exemple, qui tiendraient des propos haineux appelant à la violence, sous prétextes qu’ils seraient prononcés dans la mosquée, et que le principe de séparation rendrait l’État impuissant en la matière, ils se trompent, ou ils mentent. Ce n’est pas que l’on ne peut rien faire, mais on ne veut rien faire. Nonobstant pour quelles raisons ? Complaisance ? Lâcheté ? Complicité ? Ignorance ? Collaboration ? Clientélisme électoral fondé sur des bases ethnico-religieuses ? Les réponses sont contenues dans les questions.

Jaurès, quant à lui, ne s’est guère montré plus flexible. Alors que bien souvent, on le présente comme un homme ayant cherché le compromis parce qu’opposé au schisme proposé par Allard – Jaurès savait que le schisme, c’était la guerre civile, et rappela « La France n’est pas schismatique, elle est révolutionnaire ! » –,  il fustigea au contraire cette notion de compromis. « Il [notre pays] ne se refuse point à demi, il ne se réfugie pas dans l’incertitude des compromis ! ».

S’il rappela en effet et à raison que le législateur ne faisait pas une œuvre de brutalité mais de sincérité, il ne se montra pas moins radical que ses amis Clémenceau ou Combes, usant avec la force de conviction que l’on reconnaît au philosophe, un vocabulaire de combat. Pour exemple :

« Et c’est en dressant contre ces Églises, la grande association des Hommes travaillant au culte nouveau de la justice sociale et de l’humanité renouvelée, c’est par-là, et non par des schismes incertains, que vous ferez progresser ce pays conformément à son génie ! »

Nous devons comprendre que la Laïcité est un principe exceptionnellement efficace, parce qu’à la fois équilibré et déterminé, parce qu’à la fois raisonnable et radical, parce qu’à la fois le bouclier et le glaive. Pourquoi la laïcité ? Parce qu’il est nécessaire qu’une Nation, qu’un État, assure aux citoyens les moyens de se façonner une pensée libre, émancipée des dogmes, pour préserver de facto la liberté de conscience, non celle de se soumettre. Comment ? En instituant la séparation des cultes, de tous les cultes, et de l’État.

Les coups de boutoirs du Conseil d’État, ceux de l’abattoir national de la laïcité, mais aussi notre désarmement intellectuel, notre incapacité aujourd’hui à concevoir et replacer la laïcité dans sa dimension historique, essentiellement politique, sont autant de menaces pour la laïcité elle-même bien sûr, mais pour la société toute entière, pour la République française, pour la Nation, – oserais-je écrire pour la Patrie ? Et la Nation, c’est chacun d’entre nous, quelles que soient nos options spirituelles, nos convictions politiques, nos origines ethniques. Si nous perdons de vue la finalité, « chaque chose du monde doit être éclairée par les lumières de la raison », et ce que cette finalité induit, les heures sombres que nous vivons auront des conséquences plus terribles que celles que les moins timorés projettent.

Nous pouvons mettre en perspective, questionner, critiquer la louve capitoline. Nous devons pouvoir faire de même avec Abraham, Jésus, Muhammad, Bouddha, Amaterasu,

 

Enfin, à ceux qui ont l’outrecuidance de soutenir cette absurdité : « C’est l’État qui est laïque, pas les citoyens », répondons raisonnablement – au sens propre du terme.

  • D’abord, les architectes de la loi de 1905 ne faisaient pas cette distinction. Cette dichotomie dans une Nation qui se veut démocratique est récente, dégainée pour servir des intérêts bassement électoralistes.
  • La Démocratie vise à resserrer le lien entre l’État et les citoyens, à les unir, non à en faire deux entités distinctes, à les désunir. L’État, c’est nous. L’État, c’est l’appareil administratif, politique, de la Nation, émanation des citoyens.
  • « C’est l’État qui est laïque, pas les citoyens » ? « Laïque », laikos, « le peuple »…

 

[1] « Radical », définition Littré entrée 6 : « Terme de politique. Qui travaille à la réformation complète, absolue, de l’ordre politique dans le sens démocratique. » Mais aujourd’hui, nous utilisons les termes « radical » ou « radicalisé », dans le contexte du terrorisme islamique, pour ne pas employer ceux qui conviennent en réalité : « fanatique », « fanatisé ».

 

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

Synthèse de La laïcité, le glaive et le bouclier (à paraître)

La fin brutale du IInd Empire ne laissait pas nécessairement présager l’installation d’une nouvelle République en France. La Deuxième, qui avait commencé à Gauche, était tombée aux mains des monarchistes et des conservateurs à la veille de l’été 1848, et le coup d’État du Président Louis-Napoléon Bonaparte le 2 décembre 1851 avait vu la fin d’une République qui n’en avait que le nom – comparativement à la Ière – et la « restauration impériale ».

C’est sur fond de succession d’Espagne – La France de Napoléon III ne voulait pas être cerclée par les « Allemands » au Sud et à l’Est – et de pangermanisme agressif que l’Empereur et le gouvernement mené par l’ancien républicain Émile Ollivier tombent dans le piège de l’ambitieux chancelier de Prusse, Otto von Bismarck. La France du IInd Empire déclare la guerre à la Prusse ! Tout semblait bien commencer pour les Français, mais très rapidement, les défaites s’enchaînèrent. En réalité, l’armée est mal préparée et Napoléon III, qui part sur le front, est atteint de la maladie de la pierre. Ses troupes finissent bloquées à Sedan ; après avoir subi un feu d’artillerie nourri et livré une résistance héroïque, l’armée française est perdue, le 2 septembre sonne le glas de la défaite.

L’Empereur, qui a combattu à la tête de ses troupes, écrit à Guillaume, roi de Prusse : « Monsieur mon frère, n’ayant pu mourir au milieu de mes troupes, il ne me reste qu’à remettre mon épée entre vos mains. » L’état-major prussien découvre stupéfait la présence du souverain au cœur de la bataille.

Au-delà de la nature héroïque de la chose, il faut relever l’élément fondamentalement politique : Napoléon III est prisonnier de l’ennemi, l’État en France n’a plus de tête. Il n’en fallait pas plus à l’opposition républicaine pour prendre les devants ; il y avait bien longtemps que ce mot puissant, République, raisonnait dans les esprits ; il n’avait pas perdu de sa superbe. Mais, comme en 1792, tous les républicains ne voulaient pas la même République. La pression populaire est forte à Marseille, à Lyon, … à Paris, où le peuple a envahi l’Assemblée nationale ! Ce sont donc deux républicains modérés, – on qualifierait ensuite ce courant d’« opportuniste » –, des libéraux, Jules Favre et Léon Gambetta qui, vont essayer d’éteindre l’incendie. En héritiers des Girondins, il convient d’écarter les royalistes mais de ne surtout pas laisser l’initiative ou le pouvoir au peuple. Du balcon de l’Hôtel de Ville, ils proclament la République ! Gambetta, alors député de Paris, s’exclame : « Le Peuple a devancé la Chambre, qui hésitait. Pour sauver la Patrie en danger, il a demandé la République… la République est proclamée. »

Si la Ière République naissait après une victoire – dont la nature est discutée –, Valmy, la IIIème était accouchée d’une lourde et écrasante défaite. Et ceci changeait radicalement les choses, sur le plan extérieur et diplomatique d’abord. On dit trop peu que Bismarck a favorisé l’émergence de la République française. En effet, le chancelier pensait qu’une République, dans le pays qui avait fait « la Grande Révolution », isolerait diplomatiquement la France, cernée par les monarchies européennes. Mais il y a plus, il y a le contexte intérieur, il y a la fragilité de l’éclatante victoire de Sedan. Certes, dans le cadre des négociations relatives à la paix, transparaissait l’idée de la nécessité d’une reddition légitime, c’est-à-dire qui ne puisse être contestée et réenclencher une guerre. En effet, Gambetta a quitté Paris, encerclée, en ballon. Il entend organiser une armée et fondre sur les Prussiens. Bismarck le sait, le combattant de ce gouvernement – installé à Bordeaux – qui se met en place dispose des forces nécessaires pour… repousser les Prussiens de l’autre côté du Rhin ! C’est une débâcle prussienne qui se prépare, elle est assurée. Mais Gambetta est bien isolé dans ce gouvernement qui lui entend mettre fin au conflit le plus rapidement possible : il n’est pas question de réveiller la ferveur révolutionnaire, patriotique, du siècle précédent, et avec elle, le possible d’une République démocratique et sociale.

La IIIème République naissante est-elle républicaine – au sens où la Révolution l’avait pensée ? Assurément non ! La République est aux mains des monarchistes, et ils portent à la tête de l’exécutif un homme déjà âgé, un provençal, un héritier des Girondins, un ambitieux intelligent qui attend son tour depuis des décennies : Adolphe Thiers. L’homme, conservateur et libéral, rassure les ultras autant que Bismarck.

A Paris, nombreux sont ceux qui n’acceptent pas la défaite et qui craignent un coup d’État, un retour à la monarchie ; la République est fragile. En effet, le peuple a compris qu’il a été trahi par ce gouvernement modéré : ce dernier ne se battrait pas. Pis, il laisse défiler dans la capitale les troupes prussiennes, le 1er mars 1871. Thiers décide de frapper vite et fort. Suivent ce dont on ne parle quasiment jamais, y compris à l’École – on préfère expliquer dans les cercles autorisés que des « infâmes gauchistes revenchards » ont voulu générer l’anarchie et détruire la capitale. Les « infâmes gauchistes » étaient en fait des patriotes, à une époque où ce n’était pas un gros-mot pour l’extrême-gauche française. Thiers agi à plusieurs niveaux ; d’abord, le 10 mars, le gouvernement lève brutalement le moratoire sur les effets de commerce et les loyers, lequel avait été instauré au début de la guerre, donc par l’Empire libéral. Cette mesure anti-sociale est accompagnée d’une autre suppression brutale : la solde de 30 sous quotidiens aux près de 200 000 gardes nationaux de la capitale. Il s’agit ensuite de désarmer la population. Thiers veut récupérer les 227 canons financés par les Parisiens eux-mêmes dans le but de défendre la capitale. Ils ont été placés à l’abri sur les Buttes de Montmartre. Le 18 mars, c’est l’émeute. Les Parisiens ne laissent pas les 4000 hommes du général Lecomte s’emparer de l’artillerie. À la fin de la journée, il est exécuté avec le général Clément-Thomas, accusé d’être l’un des bourreaux de la Révolution de 1848 – qui mit fin à la Monarchie de Juillet. Se constitue alors la Commune – en référence directe à la Commune insurrectionnelle de Paris de 1792-1794. Nous sommes le 28 mars, deux jours après les élections dans la capitale qui avaient réuni une très faible participation. Ultime provocation, l’Assemblée nationale, majoritairement monarchiste, s’était installée à Versailles ! C’est par ailleurs à Versailles que le traité de paix était signé. Les tenants d’un relativisme de l’entre-deux guerre oublient souvent de préciser que ce traité imposait des conditions extrêmement sévères à la France, laquelle se voyait par ailleurs amputée de l’Alsace et des départements mosellans. La IIIème République naît sur un sol spolié.

La Commune pose les jalons d’un programme républicain ambitieux ; en écho aux principes portés autrefois par les Montagnards, les communards pensent une république démocratique, sociale et laïque – oui, c’est initialement la Gauche qui porte la Laïcité – radicales ! Mouvement révolutionnaire, la Commune combat : la république est défendue comme il se doit dans un contexte de guerre et de menaces intérieures : dans la violence et par la violence. La semaine sanglante met fin à ce projet : les Versaillais tuent 20 000 Parisiens. 20 000 morts, en une semaine. Bien des éditorialistes qui expliquent que la IIIème République a fait couler le sang de républicains – c’est factuel et incontestable – oublient de préciser que les monarchistes sont alors au pouvoir… Et ils le sont pour longtemps. La IIIème République, qui n’a pas de Constitution en tant que telle, mais des lois dites « constitutionnelles » ou « organiques », portent à la succession de Thiers – Président du 31 août 1871 au 24 mai 1873 – le Maréchal de Mac Mahon. Légitimiste convaincu, il a des velléités de rétablissement de la royauté. Mais le probable Henri V est trop ultra, même pour les ultras… La victoire des Républicains aux élections législatives de 1876 équilibre les rapports de force, mais un duel de deux ans s’engage dès l’année suivante entre le Président de la République et l’Assemblée Nationale. Mac Mahon est contraint de démissionner en janvier 1879.

 

Il faut donc attendre près d’une décennie pour que la république soit gouvernée par des républicains. Mais là encore, il faut se prémunir de certaines confusions. En un temps où les sièges de Droite sont occupés par les monarchistes, tous les républicains, par la force des choses, siègent à Gauche. De fait, toutes les tendances du républicanisme français s’y trouvent.

Ainsi, les libéraux, les conservateurs favorables à une « République modérée », les Gambetta, Ferry, représentent l’aile droite de cette coalition républicaine. Ils forment le courant « opportuniste », celui qui ne peut pas ne pas revendiquer l’héritage de la Révolution française, mais qui en refuse le versant populaire, social et démocratique. En clair, ils revendiquent « 89 » mais rejettent « 92-94 ». Ils sont en ce sens les héritiers des Girondins, les successeurs du « côté droit ». Gambetta, « le commis-voyageur de la République », ne dit-il pas au banquet républicain de La Ferté-sous-Jouarre, le 14 juillet 1872, « […] deux frères, le paysan et l’ouvrier, l’homme de ville et l’homme de campagne, doivent être réunis et associés par leur frère aîné, celui qui appartient à la bourgeoisie et qui, grâce à une fortune antérieure ou à des sacrifices immédiats, a obtenu une éducation qui doit en faire à la fois un initiateur et un guide. » ? Voilà qui rappelle que le savoir est le pouvoir… L’aile Gauche de ce parti républicain est portée par le courant « radical », ceux qui veulent donc une république radicale, qui ne souffre aucun compromis. Il est question pour Clémenceau alors et avec lui les Radicaux, puis avec les socialistes, les Jaurès, Briand, de créer « la Sociale », c’est-à-dire la République sociale. Se sentant héritiers des Montagnards, successeurs du « côté gauche », les Radicaux et les Socialistes revendiquent l’héritage de 92-94. Ainsi, alors que la Comédie française joue une pièce jugée contre-révolutionnaire, Clémenceau déclare à la Chambre le 29 janvier 1891 : « J’admire tant d’ingénuité. Messieurs, que nous le voulions ou non, que cela nous plaise ou que cela nous choque, la Révolution française est un bloc. » C’est d’ailleurs sous la IIIème que l’on créé une opposition factice entre Danton et Robespierre, que l’on fait du premier, corrompu, un bon républicain, précurseur de la Laïcité, du second un être froid et brutal, image du « parti prêtre ». C’est donc bel et bien sur une triple opposition que se constitue cette IIIème République française : contre ou pour la Révolution, pour « la Révolution de 89 » (bourgeoise) ou celle « de 92 » (populaire), pour ou contre le cléricalisme, et derrière lui, la prééminence – ou plus – du christianisme catholique ; « Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! » s’exclame Gambetta à la Chambre le 4 mai 1877. Oui, la IIIème République serait laïque, et à l’instar des Républicains de 1792 – Girondins et Montagnards –, Droite et Gauche du parti républicain sont unanimes sur la question ! Si la laïcisation de l’École est portée par Jules Ferry dès 1881, c’est le bloc des Gauches, des Radicaux aux communistes, qui arrache une victoire décisive avec la promulgation, enfin, le 9 décembre 1905, de la loi de séparation des Églises et de l’État. La Gauche fustigeait alors ce que nous appellerions aujourd’hui le relativisme culturel. Ferdinand Buisson écrivait dans son Dictionnaire de la Pédagogie, en 1896 puis en 1913, « Malgré les réactions, malgré tant de retours directs ou indirects à l’ancien régime, malgré près d’un siècle d’oscillations et d’hésitations politiques, le principe a survécu : la grande idée, la notion fondamentale de l’État laïque, c’est-à-dire la délimitation profonde entre le temporel et le spirituel, est entrée dans nos mœurs de manière à n’en plus sortir. Les inconséquences dans la pratique, les concessions de détail, les hypocrisies masquées sous le nom de respect des traditions, rien n’a pu empêcher la société française de devenir, à tout prendre, la plus séculière, la plus laïque de l’Europe. » Les catholiques hier n’étaient pas moins attachés à leurs traditions cultuelles que les musulmans aujourd’hui. Buisson revendique la radicalité du principe de laïcité et Briand lui-même le ferait à l’occasion des débats parlementaires, explicitant une application à la société toute entière, et non aux seules institutions de l’État – Cf. mon article « La Laïcité : une philosophie, une politique, une opinion radicales ». La IIIème République entend former une société de libres penseurs, d’où cette place prépondérante accordée à l’École. L’École de la IIIème République, au-delà des images d’Épinal, des blouses noires aux enfants d’ouvriers dans les mines après leur scolarité « primaire », entend apprendre à lire, à écrire, à compter, bref à penser. C’est pourtant cette École qui est jugée « réactionnaire » par celle de la Vème, celle qui produit des illettrés et des diplômés chômeurs à la chaîne.

Les républicains savent alors que le régime est fragile ; de facto, l’exposition universelle de 1889 et son attraction principale, la Tour Effel, pensée pour être provisoire, sont envisagées comme une véritable démonstration de force ! La IIIème République française veut afficher sa puissance à la face du monde. D’ailleurs, elle entend réunir à elle ses membres arrachés, l’Alsace et la Moselle – lesquelles n’étaient pas française en 1905, ce qui serait lourd de conséquences pour l’avenir. Certes, elle dispose d’un Empire colonial, hérité de l’Ancien Régime notamment. Les républicains se divisent d’ailleurs sur la question de la colonisation – amorcée sous la Monarchie, il convient de le rappeler – ; Ferry la défend, Clémenceau la fustige, d’autant qu’il est nécessaire selon lui de consacrer son énergie à préparer « la revanche ». D’où l’investissement de l’Histoire par ce Régime ; une lecture politique de cette histoire.

Vercingétorix, personnage oublié depuis près de 2000 ans, est ainsi désormais revendiqué, présenté comme une figure héroïque incarnant la résistance nationale face à l’invasion étrangère.

Voilà une distorsion de l’Histoire : la France, héritière de la romanité, cherchant l’énergie de la revanche dans une figure celte très éloignée de sa culture. C’est aussi la IIIème République qui « invente » le concept « nos ancêtres les Gaulois », mais dans une optique très différente de celle qui est comprise aujourd’hui. Effectivement, les monarchistes investissent également une lecture politique de l’Histoire. Pour ces derniers, les sources de la France sont la France elle-même : Clovis – dont la déclinaison latine est « Louis » –, et derrière lui « le Roi très chrétien » et la France « fille aînée de l’Église ». Pour les Républicains, les racines de la France sont logiquement antérieures à elle, elles plongent dans l’Antiquité païenne et celte d’abord, puis dans l’Imperium Romanum ensuite. Cette conviction rattache la Laïcité, voulue par les Républicains, à une Histoire, une Histoire de la France et des racines pré-chrétiennes. La IIIème République voit donc s’affronter des protagonistes publics ou anonymes sur l’identité profonde de la France et son héritage, bien au-delà de la Révolution française, pour toutes les parties en présence. Des débats qui ne sont pas clos – le seront-ils un jour ?

Si la IIIème est aussi le Régime qui a vu le Front populaire, qui a arraché les « congés payés », qui façonne une société de loisirs et l’émergence d’un fort tissu associatif d’Éducation populaire, elle est malgré tout une « République bourgeoise », un régime des notables, bien éloignée de la Ière. L’on n’observe pas d’équivalent au formidable et exceptionnel phénomène de la sociabilité politique révolutionnaire, phénomène qui avait vu les citoyens – médecins, avocats, journalistes certes, mais aussi cultivateurs, artisans, ouvriers, hommes et femmes –, se regrouper dans des associations politiques, les sociétés populaires – notamment jacobines – et participer activement à l’exercice politique du pouvoir. Si la IIIème République repose sur un pouvoir législatif très fort, le processus qui établit la loi n’associe en rien les citoyens de modeste condition ; elle est une République sociale mais entend se structurer autour d’un « concept bourgeois », la démocratie représentative, là où la Ière République avait permis aux citoyens, de 1789 à 1794, de « faire parler la loi ».

N’oublions pas non plus que la IIIème République, celle qui à ce jour eût la durée de vie la plus longue, est celle qui refusa, par la voix du gouvernement de Léon Blum, de soutenir les Républicains espagnols, au nom d’un pacifisme délétère alors. C’est la dernière Chambre de la IIIème, majoritairement à Gauche, qui vota les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain. Mais elle est aussi celle qui a inscrit durablement la République comme régime politique de la France, comme Régime politique stable et puissant.

 

Suffit-il de se dire ou de se revendiquer républicain pour exprimer une pensée politique, un engagement pour la Cité ? À y regarder de près, la République est un mot qu’il convient d’habiter, car la République peut revêtir des réalités bien différentes.

La République fédérale américaine n’est pas la République française, une et indivisible. Au-delà de ce dernier élément, comment qualifie-t-on la République ? Est-elle conservatrice, libérale, ne reposant que sur le principe de représentativité ? Est-elle démocratique et sociale ? Le 4 septembre 1870, tous les possibles étaient ouverts, pour toutes les parties en présence. Néanmoins, en un temps, le nôtre, où l’École semble être devenue un immense supermarché et où l’on se soucie plus d’éviter l’ennui aux élèves, de les divertir, que de les instruire, il peut être intéressant – salutaire ? – de se souvenir que les architectes républicains de la IIIème avaient compris que l’on ne pouvait pas façonner un citoyen responsable, émancipé, libre, sans lui donner une instruction exigeante. Restait encore à faire en sorte que cela vaille pour tous les citoyens en devenir, bien au-delà de l’École primaire…

 

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia