Communication pour la journée d’étude IRHiS Lille-GRHiS Rouen du 10 février 2023,

Être ou ne pas être républicain, une notion à l’épreuve des itinéraires individuels et collectifs.

 

            Les Antipolitiques d’Aix, dont le nom ne peut laisser indifférent, étaient un club de cultivateurs et d’artisans, fondé par un abbé anticlérical, Jean-Joseph Rives, que Michel Vovelle avait désigné comme « un Marat aixois[1] ». Dès leur installation dans le chef-lieu du jeune département des Bouches-du-Rhône, les Antipolitiques se révélèrent être de fervents partisans de la révolution démocratique et sociale, donc bien avant l’avènement de la République. Leur ligne politique pourrait être illustrée par une déclaration de l’Abbé Rive adressée au Commissaires du Roi en janvier 1791 :

« Sommes-nous libres en France, ou la liberté dont on nous y flatte, n’est-elle qu’un leurre ? […]. Si nous y sommes véritablement libres, nous y sommes égaux, parce que nous y sommes tous hommes, & qu’il n’y a point d’homme qui y soit plus homme qu’un autre. Il ne nous y faut donc que de vrais démagogues, & de justes démophiles[2]. »

Au-delà des termes démagogues et démophiles qui portent intrinsèquement, dans la pensée de l’auteur, une dimension méliorative, il faut noter que l’idée maîtresse, celle de la liberté envisagée comme un lien social, condition même de l’égalité, fut résolument la rose des vents des Antipolitiques d’Aix tout au long de leur vie chahutée, de 1790 au 15 mars 1795[3]. Il faudrait également ajouter une certaine ouverture de la société aux femmes.

            Point de républicanisme précoce aux Antipolitiques cependant, a contrario des Cordeliers à Paris, comme l’a si bien démontré Albert Mathiez[4]. Pas de revendication de la République, même après le coup de semonce des Antipolitiques envoyé par les clubistes à Louis XVI en personne[5] le 1er janvier 1792, pour manifester leur soutien à l’adresse des patriotes de Caen à l’Assemblée législative[6]. Les Aixois avertissaient sans laisser planer la moindre ambiguïté :

« Règne, mais règne par la Loi & par ton attachement pour celles qui seront décrétées ; c’est le seul moyen de te concilier pour jamais l’amour des Français[7]. »

Nonobstant, à l’été 1792, devant l’inéluctable chute de la monarchie, les Antipolitiques d’Aix se positionnèrent avec force : ils envoyèrent deux d’entre eux, Ayme et Pascal, rejoindre le bataillon des Marseillais[8] qui joua le rôle que l’on sait aux Tuileries. Dès lors, les Antipolitiques d’Aix devenaient les artilleurs d’un républicanisme radical ; la notion mérite bien sûr d’être définie, mais les clubistes eux-mêmes apportent des précisions par leur délibération du 26 juillet 1792, lorsqu’ils appelaient à « […] écrire une circulaire à [leurs] Sociétés affiliées de [leurs] département pour les inviter à […] venir se réunir avec les antipolitiques d’Aix à l’effet de former un Bataillon d’antipolitiques, c’est-à-dire un Bataillon inaccessible aux modérés[9]. »

            Je vous propose donc d’envisager l’adhésion républicaine des Antipolitiques, citoyens pour l’essentiel de condition modeste, et leur activisme en la matière, en analysant les procédés d’acculturation politique et l’appropriation de figures antiques, mais également des fêtes civiques structurées en véritables démonstrations de force, ou encore en prenant la mesure de l’élaboration d’un champ lexical qui ne laisse planer aucune ambiguïté, voire qui participe à l’ouverture d’une voie martiale au républicanisme français.

Les manifestations républicaines par le verbe

            Les secrétaires du clubs, qui sont parfois plusieurs à se succéder au sein d’une même séance, manifestent ostensiblement dans les procès-verbaux de délibérations le républicanisme de la société populaire. Tout d’abord, on rapporte les acclamations rituelles qui ouvrent les séances, et l’une d’entre elle est récurrente : « Vive la République[10] ». Une République que l’on va s’attacher très vite à qualifier, en écho aux décrets de la Convention Nationale de septembre 1792 : « Vive la République une et indivisible », « Vive la République française une et indivisible[11] ».  Par ailleurs, qualifier la République consiste également, pour les sociétaires, à en définir l’essence et la finalité : la démocratie ! Effectivement, s’il peut paraître évident pour un citoyen du XXIème siècle d’associer, de lier en France République et démocratie, quoique, ce lien n’était pas assuré au XVIIIème siècle. Souvenons-nous que Montesquieu avait indiqué que la République pouvait adopter les formes d’une démocratie ou d’une aristocratie[12]. Les Antipolitiques d’Aix n’avaient probablement pas lu Montesquieu, notamment les plus modestes, analphabètes, mais avaient certainement connaissance des saillies de Camille Desmoulins – ils étaient liés au conventionnel Moïse Bayle, qu’ils reconnaissaient pour l’un de leurs membres[13], et qui d’ailleurs leur faisait adresser le Bulletin de la Convention[14]. Desmoulins, en écho à Montesquieu, pour explicitaient de façon lapidaire les conceptions républicaines qui opposaient Girondins et Montagnards, désignaient les premiers comme « républicains aristocrates » quand les seconds étaient « républicains démocrates[15] ».

Ainsi, pour les Antipolitiques, la République est la démocratie : « Vive la République […] démocratique[16] » écrit-on régulièrement. Si la Révolution avait été perçue par les Antipolitiques comme la restauration de la liberté antique perdue – on affirmait d’ailleurs, à l’établissement du cercle, « L’homme ne vit véritablement qu’en homme libre, et ne goûte aucun plaisir vrai sur la Terre, si la liberté [ne le lui ai pas échu au] lui départ[17] ? » – la République était de facto l’annonce du règne de l’égalité.

Ainsi, alors que l’on écrivait, dans les premiers temps du nouveau régime, « L’an 4ème de la liberté », on ne manquait pas d’ajouter « & le 1er de l’égalité[18] » – à noter qu’il ne s’agit pas là à proprement parler d’une originalité antipolitique[19]. Actons qu’il ne s’agissait pas d’une simple déclaration d’intention ni d’un pur effet de style, comme l’attestent les nombreux combats de la société populaire en faveur des pauvres. L’une des grandes forces du club fut même de se saisir de la « question sociale » – l’expression peut paraître anachronique, je vous prie de m’en excuser – pour la porter fondamentalement dans le champ de l’action politique – et jamais décorrelée des principes de liberté ou de « laïcisation ». A ce titre, le combat pour l’application du Maximum est éloquent, nombre de séances étant l’occasion de chercher les moyens les plus efficaces d’exercer des pressions fortes sur les corps constitués locaux[20]. On dénonce les accapareurs, on veut les contraindre à respecter les prix du Maximum[21]. Néanmoins, notons que la municipalité d’Aix ne s’était pas laissée désarçonner face à cette attaque en règle du club dont elle était d’ailleurs issue, et renvoya même les Antipolitiques à leur responsabilité, rétorquant que certains membres, eux-mêmes commerçants, ne se pliaient pas à la loi[22]. Le scandale était trop grand, le délit trop grave ; tels Brutus exigeant, au nom de la vertu publique, l’exécution de deux de ses fils qui avaient violé les lois de la République romaine, les Antipolitiques frappèrent, mais ici sans faire couler le sang. Ils prirent la décision d’exclure de leur sein les spéculateurs[23].

            Le combat pour le Maximum, pour partie réalisation de cette République démocratique exigée, était d’ailleurs bientôt associé aux acclamations d’ouverture de séance, puisque l’on se mit à crier « Vive le Maximum[24] », parfois souligné, et face aux difficultés précitées, on se sentit obligé d’ajouter « et son entière exécution[25] ». A l’occasion d’une séance, un membre contesta même la rédaction du procès-verbal car on avait omis la mention « Vive le Maximum et son entière exécution[26] ». Remarquons que cette dynamique perdura même après Thermidor – du moins pour un temps –, accueilli plutôt favorablement par ces clubistes montagnards – les Antipolitiques, fers de lance de la déchristianisation en Provence, furent , pour l’essentiel, sur une ligne clairement hébertiste ; une analogie de plus aux Cordeliers.

            Oui, c’est bel et bien la République de la Montagne que les Antipolitiques s’évertuèrent à revendiquer – voire à anticiper. Ils le signifient explicitement avec leur registre de délibérations ouvert à la veille de l’insurrection fédéraliste, en avril 1793[27] : on peut y lire « L’an 2 de La République française une et indivisible et La Montagne ». Les pages sont parsemées de Vive la Montagne[28], que l’on crie en début de séance, lorsque là aussi, on ne s’offusque pas de l’avoir omis sur le procès-verbal[29].

Après le 9 Thermidor, que l’on n’envisage pas comme la mort de la Montagne, bien au contraire, on continue à scander cette acclamation. Ces corrections d’omission témoignent que derrière le conformisme politique ou la recherche de consensus identifiés par Haim Burstin[30], il n’y a pas un effacement de l’individu, c’est-à-dire ici du citoyen, pleinement en capacité de contester ce que le bureau exécutif soumettait à son aval. La société populaire devenait, d’une certaine manière, une micro-république dans la République, où l’on faisait l’apprentissage du débat politique, au préalable en s’appropriant les symboles et en soulignant, parfois au sens propre, leur importance.

Déjà, une démonstration, certes sur un registre purement formel, de l’agentivité du mouvement populaire, à partir d’un exemple local. Cette acculturation politique qui allait jusqu’à l’appropriation d’une maîtrise des symboles très forte passait également et bien évidement par la prestation du serment que tout nouveau membre devait prêter[31], serment que l’on avait pris soin de modifier, d’abord au lendemain du 10 août[32], puis après l’installation de la République, quand l’on jurait « d’être fidéle à la nation […] & de vivre & mourir en véritable républicain[33]. » Par ailleurs, les femmes Antipolitiques, disons celles qui fréquentaient le club, lequel avait par-là même un statut hybride, devait prêter serment dès avant la République : « Je jure d’être fidèle à la nation, à la loi et au roi, de maintenir de tout mon pouvoir la constitution du royaume décrétée par l’assemblée nationale et sanctionnée par le roi, d’élever mon enfant dans les principes de cette Sainte constitution et de les encourager dans leur jeune âge, à vivre libre ou de [à] mourir[34]. »

Je dois ici préciser l’importance de l’étude des sources, en l’occurrence les procès-verbaux de délibérations de la société, et le corpus des Antipolitiques est extrêmement dense.

La prestation de serment amène la dimension sacrée du combat révolutionnaire et, par extension, de la République française, que les Antipolitiques d’Aix inscrivaient tout à la fois dans l’héritage de la Rome antique et de la philosophie des Lumières.

Les manifestations publiques, empreintes de références antiques, et la conquête

 

            Dans un article pour les Annales historiques de la Révolution française, Suzanne Levain relevait que Camille Desmoulins, républicain de la première heure et assurément démocrate, parsemait ses écrits de références antiques explicites et interrogeait : « Desmoulins se rendait-il compte qu’en citant l’Antiquité, il excluait potentiellement tous les lecteurs qui n’avaient pas reçu une éducation aussi soignée que la sienne[35] ? » Toutefois, elle amenait immédiatement une nuance de taille : « On ne peut […] nier l’existence d’une culture de l’Antiquité au-delà du cursus des études : sujet très présent au théâtre, l’histoire et la mythologie antique étaient florissantes surtout en cette fin du XVIIIème siècle dans l’art[36]. » On ne s’étonnera donc pas que les Antipolitiques d’Aix, dont le cœur des membres et ses pourtours immédiats étaient des gens de peu d’instruction – voire sans –, aient pu considérablement imprégner leur républicanisme d’une romanité classique, et ce d’autant plus qu’ils étaient soutenus par une société d’artistes, les Amis patriotes, qui consacraient des représentations destinées au soulagement des indigents[37].

Du reste, quoi de plus naturel dans une cité, Aix, qui est la première ville romaine de France[38] ? Ainsi, les Antipolitiques allaient procéder à une appropriation de la Rome républicaine qui pousserait jusqu’à l’assimilation de figures antiques à des personnalités de la société. C’est à la toute fin de l’année 1792 que la société populaire allait explicitement réaliser ce mariage civique.

Effectivement, tandis que les Jacobins marseillais ambitionnaient d’être « la Montagne de la République[39] », les sociétaires aixois ne revendiquaient rien moins que la filiation avec la République romaine ; ils étaient héritiers de Brutus, son fondateur, celui-là même qui chassa le dernier roi de Rome, Tarquin le Superbe. Dans le contexte de décembre 1792 et les délibérations relativement au futur procès du roi, la portée politique du geste est considérable. On rapportait donc ainsi le déroulement de la séance extraordinaire du 27 décembre 1792 :

« La société assemblée extraordinairement pour aller chercher en cérémonie le buste de l’illustre républicain Brutus, le citoyen président a ouvert la marche avec le citoyen président des comités. […] On a été à la Commune prendre le corps administratif et de là [les clubistes] se sont portés à la maison du citoyen maire prendre le buste du républicain Brutus[40]. »

Au-delà des marqueurs proprement révolutionnaires, nous serons attentifs au fait que la société populaire est identifiée comme un acteur politique de premier plan. Acceptée ou non comme tel, elle réussit néanmoins à prendre les officiers municipaux et le rituel élaboré amène le cortège jusque chez le maire. La pression sur la commune devait être très forte, et ce jour-là en présence de députés Marseillais – les Antipolitiques pouvaient s’appuyer sur eux en même temps qu’ils leur démontraient leur assise sur la ville. De surcroît, les Antipolitiques ne demandent pas le buste de Brutus, ils ne prient pas la Commune de le leur remettre, ils vont le chercher en corps ! Le défilé n’est pas ici qu’un cérémonial patriotique et républicain, il s’agit d’une véritable démonstration de force. Quant à la filiation entre, sinon Rome républicaine et la société populaire, mais entre la première et la ville d’Aix, elle allait être poussée à un degré paroxystique, puisque l’on délibéra que l’on ferait faire « le buste du digne citoyen maire et du digne citoyen Ferréol, commandant d’un bataillon national », de part et d’autre du buste de Brutus[41]. De surcroît, un membre de la société offrit « un distique pour être mis au bas du buste de Brutus, connu en ces termes :

« Rome a gardé mon Corps, Aix aura mon génie. »

On pouvait difficilement faire plus clair. Brutus, lègue fondateur de la République ; le maire, garant de la Révolution de l’Égalité ; le commandant de la Gardes Nationale, son bras armé. Et à travers ce triomphe républicain, les Antipolitiques disaient implicitement qu’ils étaient les défenseurs de la patrie en cette ville d’Aix, protégeant les « Sans-culottes » et veillant à l’exercice vertueux du pouvoir par les mandatés, escortés au lieu de leur administration. Ce récit antico-moderne gravé dans le marbre fut parachevé au printemps 1793, lorsqu’un membre proposa de porter dans la société le buste de l’abbé Rive, « père-fondateur » du club, afin de le placer à côté du buste de Brutus[42]. » La société était alors déjà aux prises avec les sections de la ville.

 

            L’assimilation à Brutus ne se ferait pas uniquement par le prisme d’un buste dans la salle, mais également par l’adoption de son nom comme pseudonyme. Ainsi, le citoyen Raynaud, Antipolitique canal historique, adjoint-il à son nom, en 1793, celui de l’illustre personnage[43], quand il ne se fait pas simplement appelé « Brutus[44] ». Par ailleurs, nous relèverons, sur le même registre, un emprunt aux philosophes du siècle ; ainsi, un Antipolitique se fait appeler Voltaire[45] – orthographié « Volthere », ou « Voltere[46] ». Cependant, la démarche finit par choquer quand elle devient illégale, un membre évoquant le 14 fructidor an II (31 août 1794) l’« infraction qui vient de se commettre à un décret de la Convention Nationale. Il a entendu nommer le Citoyen Reynaud Brutus, tandis que par ce même décret, il est défendu aux citoyens de se décorer des noms des grands hommes[47]. » On interdit donc de porter à l’avenir le nom des « hommes illustres que leur Patrie s’est honorée de posséder[48] », mais la délibération ne fut pas tenue puisque le 22 vendémiaire an III (13 octobre 1794), on nommait commissaire pour la rédaction d’une pétition le citoyen… Volthère[49] !

              Les porteurs originels de ces illustres noms n’en furent pas pour autant laissés pour compte, bien au contraire. Effectivement, le 3 vendémiaire an III (24 septembre 1794), un membre offrit à la société les bustes de Voltaire et Rousseau, dont on affirmait que « par leurs lumières & par leurs sublimes écrits », ils n’avait rien moins fait que de préparer « notre heureuse Révolution[50] », du sein de laquelle était née la République.

Oui, aux Antipolitiques, on revendiquait la République française comme fille des Lumières, et la fille avait permis le triomphe de la Raison sur les cultes, sur tous les cultes. En effet, lors de la séance du 11 germinal an II (31 mars 1794), « Un membre, au nom du comité, annonce à la société que les prêtres qui étaient encore dans cette Commune ont abdiqué leurs fonctions et que la raison et la philosophie ont renversé tous les cultes[51] » ;

effectivement, il ne s’agissait pas d’envisager le seul catholicisme comme obstacle à la raison et aux progrès de la Révolution portés par une République que les clubistes voulaient complètement laïcisée, puisqu’ils se félicitaient également que « les citoyens attachés au culte israélite » avaient fait d’eux-mêmes l’abandon, nous supposons des fonctions de rabbins. Pour célébrer ce triomphe de la raison sur les cultes, la société délibérait « de faire une adresse à la Convention Nationale pour l’instruire qu’il n’exist[ait] plus parmi [les Antipolitiques] de prêtres […][52] ». Ces clubistes d’extrême-gauche, qui combattaient depuis leur établissement pour une révolution radicale, entendre démocratique et sociale, rappelaient qu’être républicain passait par renverser les croyances et les superstitions. D’ailleurs, dans le même temps de cette délibération, les Antipolitiques lisaient un « nouveau catéchisme républicain[53] ». Protagonistes de premier plan de la déchristianisation, ils décrétaient « que dans chaque séance on en lira une partie pour l’instruction publique et qu’en outre [on] en demandera la lecture chaque decadi dans le temple de la raison[54] » – à savoir la cathédrale d’Aix. Dans ce contexte, on ne s’étonnera pas de l’adhésion, sans la moindre difficulté, au calendrier républicain. D’ailleurs, c’est de façon lapidaire et péjorative que l’on évoquerait le grégorien en réclamant l’application de la loi du 17 septembre 1793, datation qualifiée de « vieux style[55] ».

        L’ensemble de ces choix tranchés doit nous permettre de réaliser que les Antipolitiques n’envisageaient pas comme recevable un « républicanisme de demi-mesure » ou une « révolution sans révolution[56] ». Toute volonté de nuancer le républicanisme, entendons de relativiser ses principes, l’application des mesures démocratiques, sociales, anti-religieuses ou d’exception en période de crise, en somme, toute forme de modérantisme, étaient immédiatement perçues comme suspectes. D’ailleurs, le modérantisme était explicitement associé à la Contre-Révolution. A titre d’exemple, un extrait de la séance du 2 vendémiaire an III (23 septembre 1794), lorsque les clubistes refusent de répondre à la sollicitation de détenus à Orange – dans le Vaucluse.

« Après avoir lu une page de cette lettre dont les principes de modérantisme sont tous opposés aux principes purs & Révolutionnaires que notre société professe constamment & ne cessera jamais de professer », le club « délibère d’avoir en exécration de tels principes qui paraissent [contraires ?] au Gouvernement Révolutionnaire & a manifesté son mépris pour les signataires de cette lettre, dont la lecture a été discontinuée du moment que la société s’est aperçue du style, sinon contre-révolutionnaire, du moins modéré que cette lettre présente[57]. »

            Les protagonistes populaires de la Révolution française à Aix furent donc, sinon le, du moins un fer de lance du républicanisme en Provence, un républicanisme sans concession – dimension démocratique, « laïcisation », visée économique et sociale, indivisibilité de la République – d’où la qualification de « radical » signalée en début de communication. Les Antipolitiques, en tant que club à la sociologie plutôt populaire, offre une originalité d’approche par rapport à notre thématique de recherche. Je me permets d’insister sur la richesse du matériau, PV, adresses et la correspondance considérable du club.

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia, Doctorant Université Lille III, IRHiS.

 

[1] Histoire d’Aix-en-Provence, coll., Aix, Edisud, 1977, P. 234, « Entre Révolution et Contre-Révolution », p. 234.

[2] Bibliothèque numérique Gallica, Bibliothèque Nationale de France, 8 – LN27 – 34846 (6) : Lettres des vénérables frères antipolitiques et de l’abbé Rive, présentée à MM. Les commissaires du Roi, dans le département des Bouches-du-Rhône, le 13 janvier 1791 avec une autre lettre du même abbé Rive, aux mêmes  commissaires, p. 16.

[3] ADBR, L 2032 : Procès-verbal de délibérations du 25 ventôse an III (15 mars 1795), p. 139.

[4] Albert Mathiez, Le Club des Cordeliers pendant la crise de Varennes et le massacre du Champs-de-Mars, Nouveaux documents inédits, publiés avec des éclaircissements et des notes, Librairie ancienne Honoré Champion, Editeur, 1913.

[5] Aff. 1792, 2 : Adresse des citoyens actifs, connus dans la ville d’Aix, sous le nom des frères anti-politiques, portant adhésion solennelle de leurs frères de Caen, à l’Assemblée nationale [suivie de] Adhésion des Amis de la Constitution de cette ville ; adresse au Roi des Français, 1er janvier 1792.

[6] Les archives de la Révolution française ; 6.2.2699 : Adresse des citoyens de la ville de Caen, département du Calvados, à l’Assemblée nationale ; Au roi : adresse des citoyens de la ville de Caen, département du Calvados ([Reprod.]), 28 décembre 1791.

[7] Les archives de la Révolution française ; 6.2.2699, […], op. cit., PP. 2-3.

[8] ADBR, L 2027 : Procès-verbal de délibérations du 4 juillet 1792.

[9] ADBR, L 2027 : Procès-verbal  de délibérations du 26 juillet 1792, p. 29.

[10] ADBR L 2029 : Registre de procès-verbaux de délibérations, page de garde.

[11] ADBR L 2028 : Procès-verbal de délibérations du 6 frimaire an II (26 novembre 1793), p. 163.

[12] Charles de Secondat de Montesquieu, De l’esprit des lois, 1758, Le CDI École alsacienne, Edition électronique, Édition établie par Laurent Versini, Paris, Éditions Gallimard, 1995.

[13] Sur l’adhésion du 1er janvier 1792 à l’adresse de Caen, son nom est inscrit en deuxième, après celui du Président Ferrand, alors qu’il n’est pas même secrétaire, Fond patrimonial de la bibliothèque municipale Méjanes d’Aix en Provence, Aff. 1792, 2 : Adresse des citoyens actifs, connus dans la ville d’Aix, sous le nom des frères anti-politiques, portant adhésion solennelle de leurs frères de Caen, à l’Assemblée nationale [suivie de] Adhésion des Amis de la Constitution de cette ville.

[14] ADBR, L 2027 : procès-verbal de délibérations du 12 octobre 1792, pp. 69-70. « Député à la Convention Nationalle » a été ajouté en marge.

[15] Hervé LEUWERS, Camille et Lucile Desmoulins : un rêve de République, Chapitre 13, Les brissoteurs de démocratie, Fayard, 2018, pp. 243-247.

[16] Pour exemple, ADBR, L 2031 : procès-verbal de délibérations du 2ème messidor an II (20 juin 1794), p. 84/264.

[17] AD BR, L 2025 : Cercles des Antipolitiques établis dans la ville d’Aix le 1er novembre 1790, Discours d’ouverture, p. 2.

[18] ADBR, L 2027 : procès-verbal de délibérations du 27 septembre 1792, p. 58.

[19] Cf. Côme Simien, Vie et abandon du Calendrier révolutionnaire, Le Paratonnerre, 8 septembre 2022, http://leparatonnerre.fr/2022/09/08/vie-et-abandon-du-calendrier-revolutionnaire/

[20] ADBR, L 2031 : procès-verbal de délibérations du 24 floréal an II (13 mai 1794), p. 58/205.

[21] ADBR, L 2031 : procès-verbaux de délibérations des 8 floréal an II (27 avril 1794), p. 48/186 et 7 fructidor an II (24 août 1794), p. 147/395.

[22] ADBR, L 2031 : procès-verbal de délibérations du 10 floréal an II (29 avril 1794), p. 50/189.

[23] ADBR, L 2031 : procès-verbal de délibérations du 23 floréal an II (12 mai 1794), p. 57/203.

[24] ADBR, L 2031 : procès-verbal de délibérations de la 2ème sans-culottide (18 septembre 1794), p. 191/530.

[25] ADBR, L 2031 : procès-verbal de délibérations du 5ème sans-culottide (21 septembre 1794), p. 194/552.

[26] référence

[27] ADBR, L 2029 : registre commencé le 28 avril 1793, page de garde.

[28] Pour exemple : ADBR, L 2031 : procès-verbal de délibérations 3 prairial an II (22 mai 1794), p. 62/214

[29] ADBR, L 2031 : procès-verbal de délibérations du 4 vendémiaire an III (25 septembre 1794), p. 204/571-572

[30] Haim Burstin, L’invention du sans-culotte, Regard sur le Paris révolutionnaire, Chapitre II, Sans-culottes et Jacobins, Avant-gardes politiques, militants révolutionnaires et masses populaires, La notion de sans culotte : entre idéal tyoe et stéréotype, p. 77.

[31] ADBR, L 2027, L 2028 et L 2029 : procès-verbaux de délibérations de septembre 1792 à mai 1793.

[32] ADBR, L 2027 : procès-verbal de délibérations du 21 août 1792, p. 42.

[33] ADBR, L 2027 : procès-verbal de délibérations du 30 octobre 1792, p. 80.

[34] ADBR, L 2027 : Procès-verbal de délibérations du 10 janvier 1792, p. 160.

[35] La magistrature de la presse au miroir de l’Antiquité selon Camille Desmoulins, le public des Révolutions de France et de Brabant face à la référence à l’Antiquité, Annales historiques de la Révolution française, N° 384 – Avril-Juin 2016, avec le soutien de l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS et du Centre National du Livre, p. 57.

[36] Ibid.

[37] Jean-Baptiste Budjeia, La société des Antipolitiques d’Aix période II – 10 août 1792-8 juin 1793, IV) Une vocation sociale et une mission « d’éducation populaire » – Soulager les indigents (10 août 1792-2 juin 1793), Mémoire de recherche de Master II, sous la direction de Marc Belissa, Université Paris Nanterre, 2020.

[38] Elle fut fondée en 122 avant Jésus-Christ par le Consul Caius Sextius Calvinus.

[39] Jacques Guilhaumou, Marseille républicaine (1791-1793), Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1992, Chapitre 3, Le fédéralisme jacobin, Premier moment (hiver 1792-1793), La « politique révolutionnaire » des Jacobins marseillais (janvier-avril 1793), Un trajet thématique : de la dénonciation des appelants » à l’autodésignation « Montagne de la République », p. 160.

[40] ADBR, L 2028 : procès-verbal de délibérations du 27 décembre 1792, séance extraordinaire, p.25.

[41] Ibid.

[42] ADBR, L 2028 : Procès-verbal de délibérations du 21 avril 1793, séance extraordinaire à 9 heures du matin, p.118.

[43] Voir ADBR, L 2031 : notamment procès-verbal de délibérations Du 18. florèal an 2 (7 mai 1794

) de la RFUI, 54 / 198.

[44] Voir ADBR, L 2031 séance du 8 prairial an 2 (27 mai 1794) de la RFUID, 65 / 220

[45] ADBR L 2031 voir notamment PV de délibérations des séances des 27 fructidor an 2eme de la RFUID (13 septembre 1794), pp. 182 / 510-511, et 29 fructidor an 2nd de la RFUID (15 septembre 1794) , pp. 188-189 / 524-525.

[46] Procès-verbal de délibérations de séance du 27 fructidor an 2eme de la RFUID (13 septembre 1794), 181 / 509-510.

[47] ADBR L 2031, Procès-verbal de délibérations de séance du 14 fructidor an II (31 août 1794), pp. 157 / 419.

[48] Ibid.

[49] ADBR L 2031, procès-verbal de délibérations de séance du 22 vendémiaire an III (13 octobre 1794), p. 233 / 715.

[50] ADBR L 2031 : procès-verbal de délibérations de séance du 3 vendémiaire an III (24 septembre 1794), pp. 202-203 / 567-569.

[51] ADBR L 2031, Procès-verbal de délibérations de séance du 11 germinal an II (31 mars 1794), p. 25/128.

[52] ADBR, L 2031 : procès-verbal de délibérations du 11 germinal an II (31 mars 1794), p. 25 / 128.

[53] Ibid.

[54] Ibid., p. 25/127.

[55] ADBR L 2031, procès-verbal de délibérations de séance du 16 vendémiaire an 3eme de la RFUID (7 octobre 1794), p. 221 / 625

[56] Réponse de Robespierre à Louvet lors de la séance de la Convention du 5 novembre 1792, Cf. Hervé Leuwers, Maximilien Robespierre, Presse Universitaire de France, 2019, p. 155 à 183, https://www.cairn.info/maximilien-robespierre–9782130800279-page-155.htm

[57] ADBR L 2031, procès-verbal de délibérations de séance du 2 vendémiaire an III (23 septembre 1794), p. 199 / 561.

        S’il est couramment et heureusement admis que la Commune fut un mouvement d’insurrection populaire qui porta haut l’idée de la République sociale, il est toujours malheureusement nécessaire de rappeler que la Commune fut animée par une ferveur patriotique et la volonté de défendre la Nation contre les envahisseurs prussiens et les ennemis de l’intérieur, qu’ils fussent « opportunistes » négociant une paix au bénéfice des notables ou monarchistes décidés à rétablir les Bourbon ou les Orléans sur le trône de France. La Commune s’inscrit en effet dans un contexte de grandes tensions européennes, des suites de la confrontation brutale entre la France du IInd Empire et de la puissance continentale qui connaissait alors une émergence diplomatique et militaire fulgurante, confortée par son écrasante victoire contre l’Autriche à Sadowa (3 juillet 1866), la Prusse. C’est en effet sur fond de crise diplomatique que le conflit trouve ses racines. Cela faisait deux ans, en 1870, que le trône d’Espagne était vacant. Le « ministre-président » de Prusse, Otto von Bismarck, proposa alors que Léopold de Hohenzollern-Sigmaringen, cousin du Roi Guillaume, se portât candidat. Un scandale pour la France de Napoléon III, qui se trouverait par-là même encerclée par un puissant rival au Sud et à l’Est, comme aux temps des Habsbourg[1]. Face au risque imminent d’embrasement, Léopold renonça. Voilà Bismarck prêt à démissionner, mais le futur « chancelier de fer » se saisit du refus – « poli », « extrêmement courtois », nous dit Éric Anceau[2] – du roi de Prusse Guillaume d’offrir des garanties au comte Vincent Benedetti, ambassadeur de France, pour inventer une fausse humiliation. La France tombe dans le piège, le « guet-apens prussien[3] » se referme sur elle.

Par ailleurs, Bismarck inscrit son action politique dans un projet pangermaniste : les peuples de culture et de langue allemandes auraient ainsi vocation à se fondre dans l’Empire allemand en devenir. Une conception aux antipodes du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, au principe des nationalités, défendus par Napoléon III. Une tension s’ajoutant à une autre, début juillet 1870, la majorité du corps législatif valide les crédits de guerre réclamés par l’empereur des Français. Le 19 du même mois, la guerre est déclarée à la Prusse !

Napoléon III, soutenu dans son offensive par le peuple français, prend la tête de ses armées, c’est un Bonaparte. Des soldats qui prennent le chemin du champ d’honneur presque « la fleur au bout du fusil ». Les Italiens, qui ne pardonnent pas à Napoléon III d’avoir pris contre eux le parti de la papauté en 1864[4], n’entrent pas dans le conflit. Les premières défaites annoncent le désastre à venir… Après l’enfermement du général Bazaine dans Metz, l’empereur et le maréchal Mac Mahon sont encerclés dans la cuvette de Sedan. Le 1er septembre, les troupes françaises sont écrasées, Napoléon III, qui chercha en vain la mort, survécut. « Monsieur mon frère, écrivit-il le 2 septembre à Guillaume abasourdi que l’empereur fût parmi ses hommes, n’ayant pu mourir à la tête de mes troupes, il ne me reste qu’à remettre mon épée entre les mains de votre majesté. » La nouvelle allait rapidement parvenir à Paris. L’opposition républicaine fond dans la brèche, le peuple de Paris s’agite le 4 septembre devant le Palais Bourbon, accompagné de députés comme Jules Favre et Jules Ferry, et voilà que Gambetta proclame la République sur le parvis de l’Hôtel de Ville. « Français ! Le Peuple a devancé la Chambre, qui hésitait. Pour sauver la Patrie en danger, il a demandé la République. Il a mis ses représentants non au pouvoir, mais au péril.
La République a vaincu l’invasion en 1792, la République est proclamée. La Révolution est faite au nom du droit, du salut public. Citoyens, veillez sur la Cité qui vous est confiée ; demain vous serez, avec l’armée, les vengeurs de la Patrie ! » Gambetta s’inscrivait donc directement dans l’héritage de la Révolution française – encore faudrait-il définir laquelle – convoquant le vibrant écho de Valmy, il annonçait presque la filiation avec les soldats de l’an II ! Pour autant, cette IIIème République était alors fragile. Les monarchistes, toutes tendances confondues, se tenaient en embuscade. Quant aux républicains libéraux, « modérés », ils se rangeaient à l’avis des premiers : la paix et – pour ? – l’ordre social. Bismarck, qui souhaitait une paix rapide pour installer l’Empire d’Allemagne, voulut non seulement un gouvernement légal – il n’était pas question de voir cette paix et ses conclusions contestées par une France en capacité militaire de prendre sa revanche – mais en plus favorisa l’établissement… de la République !

Effectivement, on ne répète pas assez que le « chancelier de fer » y avait tout intérêt, car cela lui permettait d’isoler diplomatiquement la France prise en étau entre les monarchies européennes. Une République aux mains des royalistes faut-il le rappeler[5] ? Une « République bourgeoise » s’installait, car portée par des « opportunistes », présidée par le très libéral Adolphe Thiers, lesquels rêvaient d’un régime des possédants, une République contre le peuple, comme la pensèrent jadis les Girondins.

Mais c’était sans compter sur l’acharnement patriotique de Léon Gambetta d’une part, et sur les radicaux, les démocrates, les socialistes, les communistes, les anarchistes, bref, les « Républicains de gauche » d’autre part, en effervescence dans la capitale, qui allaient proclamer la Commune.

  1. La défense de la Patrie

Gambetta : organiser la riposte

        Paris est assiégé. Son gouverneur militaire, Trochu, est dépassé autant par les évènements que par un républicain du Cabinet, Léon Gambetta.  Le 7 octobre, l’épisode est célèbre, il quitte Paris en ballon pour Tours afin d’y organiser la riposte. Il devrait par la suite prendre la direction de Bordeaux. Ses efforts considérables lui permettent de lever quatre armées et onze camps de volontaires dans tout le pays. Une mobilisation acharnée qui pourrait repousser les Prussiens de l’autre côté du Rhin, Bismarck en a conscience. Mais la capitulation de Bazaine le 27 octobre – il livre ainsi une armée de 170 000 hommes[6] – et la volonté du gouvernement de s’accorder avec l’envahisseur pour conclure une paix rapide font voler la stratégie d’union nationale de Gambetta, désormais très suspicieux à l’endroit des officiers monarchistes et des républicains « pacifistes ». Par ailleurs, on meurt de faim dans Paris bombardé.

Le peuple de Paris : le refus de la défaite et la crainte de la Restauration

            Les scènes de guerre et de misère sont terribles. Pour autant, le courage de nombre de Parisiens, qui voient défiler l’ennemi vainqueur, ne faiblit pas. Comble de l’humiliation, le IIème Reich, l’Empire d’Allemagne, est déclaré le 18 janvier 1871 dans la Galerie des Glaces à Versailles, après la proclamation de Guillaume de Prusse empereur. Si les élections législatives donnent une très nette majorité aux partisans du roi, quatre-cent monarchistes – légitimistes et orléanistes –, « soit environ deux-tiers des sièges », font face à environ deux-cent républicains, « […] du centre gauche à l’extrême-gauche[7] », signe d’une lassitude de la guerre dans le pays, la ferveur patriotique reste intacte dans Paris, bien décidée à défendre la Patrie. Nonobstant, l’armistice est signée le 28 janvier et Jules Simon, qui a rejoint à Tours celui qui deviendrait « le commis-voyageur » de la République, lui fait savoir que « le gouvernement veut renoncer à la guerre afin d’organiser rapidement des élections et désigner une assemblée qui aura compétence de négocier le traité de paix avec l’Allemagne[8]. » Dès lors, la « République bourgeoise[9] » qui s’installait n’aurait de cesse de prendre une série de mesures conservatrices, de provocations à l’encontre des républicains sociaux et des démocrates.

La volonté de confisquer les canons de la Butte-Montmartre et l’insurrection populaire

            Le traité de Francfort avait cédé l’Alsace et une partie de la Lorraine, les départements mosellans notamment, à la jeune nation allemande – une cession qui ne serait pas sans conséquences en 1918, alors que ces départements reviendraient à la République française, désormais laïque.

L’Assemblée monarchiste prit des mesures « perçues comme une succession de provocations : le 15 février, elle supprime la solde de la Garde nationale composée de volontaires ; le 10 mars, l’Assemblée vote la fin des moratoires sur les loyers et les effets de commerce ; de surcroît, elle décide que désormais elle siégerait à Versailles. Adolphe Thiers, qui dirige le Gouvernement, ordonne le 18 mars la confiscation des canons financés par les Parisiens pendant la résistance au siège.

Ces canons avaient été mis à l’abri des Prussiens sur la Butte Montmartre par la Garde nationale, en prévision de leur entrée dans la capitale[10]. » Afin de les récupérer, Thiers fait donner la troupe : le Général Lecomte entend ouvrir le feu sur les insurgés, mais ces derniers sont ralliés par des soldats. Lecomte et le général Clément-Thomas, reconnu par des insurgés, l’un des « bourreaux » qui réprima dans le sang la Révolution de 1848, sont fusillés, malgré les efforts du jeune maire du XVIIIème arrondissement de Paris qui essaie alors d’endiguer la violence, un républicain radical, Georges Clemenceau.

  1. L’élaboration d’un « programme » laïque et social

La proclamation de la Commune et l’héritage du Paris révolutionnaire

        Dès lors, le mouvement populaire porté par la gauche républicaine et la Garde Nationale, mouvement de défense de la Patrie, se mue en mouvement politique. Ces hommes et ces femmes, enivrés par le souvenir de la « Grande Révolution », du Paris phare de la Révolution, convoquent des élections. Le 26 mars 1871, la Commune est proclamée. Là encore, l’héritage revendiqué est une évidence pour les contemporains. Souvenons-nous : au lendemain du 10 août 1792, alors que les fédérés des départements, les Cordeliers, les sections parisiennes avaient fait trébucher la monarchie aux Tuileries, l’avant-garde révolutionnaire de la capitale s’était constituée en Commune insurrectionnelle. Cette Commune insurrectionnelle qui vit le jour à l’été 1792 s’était imposée en pouvoir concurrent de la Convention – la première Assemblée nationale républicaine en France – exerçant, en lien avec les sociétés populaires du pays, des pressions permanentes sur les députés et les « mandataires infidèles ». La Commune de 1871 était donc l’arrière-petite fille de la Commune insurrectionnelle de Paris de 1792-1794. Du mouvement politique patriotique au « programme » laïque et social, il n’y avait qu’un pas à franchir.

Qui sont les Communards ?

            Nous l’avons compris, les Communards sont d’abord les patriotes parisiens mus par la volonté de défendre la Nation et craignant un retour à la monarchie. Bien que partageant un socle de principes et de valeurs, leurs nuances politiques et leur sociologie n’en sont pas moins variées. Radicaux – entendre « républicains radicaux », par opposition aux républicains « modérés », les libéraux, c’est-à-dire ce que l’on appellerait les républicains « opportunistes » –, socialistes, communistes, anarchistes, ces militants sont des hommes et des femmes issus du mouvement ouvrier, des syndicalistes, mais également des étudiants, des « progressistes » de la petite et moyenne bourgeoisie.

Contrairement aux opportunistes dont sont notamment Ferry et… Gambetta, les radicaux et les différentes mouvances inspirées du socialisme qui constituent la gauche du bloc républicain entendent que le régime ne fût pas celui des notables et que les ouvriers ne fussent pas simplement considérés comme une force d’appoint dans la nécessaire alliance du peuple et de la bourgeoisie pour établir la République française[11]. La gauche qui court des radicaux aux anarchistes – au sens où on l’entendait au XIXème siècle – exige une république démocratique et sociale.

Les opportunistes revendiquaient donc l’héritage des Girondins, « républicains aristocrates » et conservateurs[12], la « bonne révolution de 1789 », alors que les républicains de gauche s’inscrivaient dans la filiation des Montagnards, des sociétés populaires et de la Commune insurrectionnelle de Paris qui firent enfin basculer la Révolution dans un sens plus social et démocratique en 1792, et plus encore en 1793. Pour autant, droite et gauche du « parti » républicain voulaient raviver l’œuvre de laïcisation de « la Grande Révolution » et de ce point de vue-là, la Commune fut une tête de pont, une avant-garde offensive.

Le ciment anticlérical et laïque, fondement de la libre pensée

        L’anticléricalisme est un composant essentiel de la pensée républicaine en France. Par ailleurs, le républicanisme français ne s’est jamais privé d’attaquer frontalement la religion. Anticléricalisme, blasphème, rationalité sont évidemment un triptyque qui porte la pensée libre, dont l’École est le temple, nous allons y revenir. Ce ciment anticlérical et laïque est au cœur du projet de république démocratique et sociale des Communards.

Effectivement, la Commune établit un projet audacieux et farouchement anticlérical. Les Communards publièrent des textes proprement révolutionnaires. Ce programme prévoyait que le budget des cultes fût supprimé. Relevons que cette proposition avait été portée dès novembres 1792 par le Conventionnel montagnard Cambon, et finalement actée par une loi de la Convention dite « thermidorienne » en septembre 1794.

Par ailleurs, le projet communard décrète que l’Église est séparée de l’État, ce qu’avait fait la Révolution française[13] !  Le « programme » de la Commune exige également que les biens religieux soient déclarés « propriété nationale » – là encore, c’est une imitation d’un décret adopté dès les premiers mois de la Révolution[14]. De surcroît, poursuivant le souhait de Victor Hugo[15], l’École est pensée libérée de l’emprise de l’Église. Un projet qui ne vit pas le jour puisque l’armée des Versaillais ensanglanta la Commune pendant une semaine.

L’École laïque, berceau de la République sociale

        Le savoir, c’est le pouvoir. Ce serait un doux euphémisme que d’affirmer que démocrates sociaux et conservateurs libéraux, que révolutionnaires et réactionnaires, avaient déjà parfaitement intégré cette réalité, les premiers afin de se donner les moyens de transmettre le savoir aux masses, les seconds afin de s’assurer qu’elles en fussent toujours privées, ou au moins écartées. La Révolution française avait fait de l’instruction du peuple une préoccupation première. La multiplicité des projets d’instruction de la Convention l’attestent autant que les missions des sociétés populaires dans tout le pays, dans lesquelles on apprenait à lire, à comprendre la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, écrite dans la langue de la liberté, le français ; on y faisait l’apprentissage des lois ou l’on apprenait à combattre, au nom de la Déclaration, à combattre les lois et décrets « anticonstitutionnels[16] ».

Les débats de 1850 autour de la loi Falloux avait permis au « parti » républicain d’établir clairement, par la voix du député Victor Hugo, un lien indéfectible entre république sociale et république laïque. Hugo, qui réclamait L’instruction primaire obligatoire et laïque, exigeait en même temps que l’enseignement public fût donné et réglé par l’État[17], là où le comte de Falloux voulait mettre fin à son monopole, Hugo poursuivant  « L’État n’est pas et ne peut pas être autre chose que laïque. »

La Commune avait estimé à son tour que dans un État laïque, une Nation laïque, non-seulement l’École de la République française devait être un espace neutre du point de vue de la manifestation confessionnelle, mais en plus qu’elle ne pouvait être autre chose que le sanctuaire de la République laïque, le Temple de la Raison, le lieux de l’instruction d’excellence et de l’éducation du citoyen à l’idéal laïque !

        Les Versaillais eurent raison de la Commune au cours de la tristement célèbre « semaine sanglante[18] » ; 20 000 personnes furent massacrées, la Commune fut achevée au cimetière du Père Lachaise. Alors que la « République bourgeoise » allait rester aux mains des monarchistes jusqu’en 1877[19] et que Mac Mahon ne démissionna qu’en janvier 1879[20], la République sociale et laïque semblait s’éloigner encore. Cependant, le « programme » de la Commune devint un nouveau point de références des républicains-démocrates, dans la filiation directe de la Révolution française et dans l’héritage du projet porté jadis par la Montagne et le grand mouvement des sociétés populaires.

Les Communards, patriotes de la première heure, avait compris ce que la gauche semble avoir oublié aujourd’hui : il ne peut y avoir de République sociale sans République laïque ! Comment penser l’égalité dans un système où le point de référence des normes sociales, politiques et juridiques est la religion, c’est-à-dire un système de croyances irrationnelles et dogmatiques dans lequel le croyant est inféodé à Dieu, dans lequel les fidèles doivent s’en remettre à un clergé – ou des autorités de nature ecclésiastique – et soumis à un pouvoir temporel légitimé par le divin ? Rappelons par ailleurs que la charité et l’aumône ne sont pas une politique sociale…

La libre pensée ne peut souffrir un état théocratique ou assimilé, la République démocratique et sociale ne peut s’épanouir que dans une Nation où la libre pensée est souveraine. C’est ce qu’avait compris la Commune, c’est l’héritage dont nous sommes le glaive et le bouclier. Cédons le mot de la fin à Georges Clemenceau, alors qu’il réclamait à la Chambre, à l’adresse du Président du Conseil, l’amnistie des Communards[21] : « Je vous le demande, où prendrions-nous le droit d’être implacables ? Nous ne pouvons plus invoquer le droit divin. Nous n’avons pas de maître ! Quelle fatalité nous mène ? Faut-il donc que par des chemins divers, républiques parlementaires et monarchies s’acheminent vers les mêmes catastrophes ? »

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

[1] Les études de l’historien du IInd Empire, Éric Anceau, sont sur point précis éclairantes.

[2] Conférence : « La guerre de 1870 », pour le Musée de la Grande guerre ; https://www.youtube.com/watch?v=nYw5Zbb-kf8

[3] Se reporter aux travaux de l’historien allemand Josef Becker.

[4] L’empereur voulut alors rassurer en France les catholiques…

[5] Les royalistes avaient remporté les élections législatives de février 1871.

[6] Éric Anceau, conférence : « La guerre de 1870 », pour le Musée de la Grande guerre ; https://www.youtube.com/watch?v=nYw5Zbb-kf8

[7] Jean-Marie Mayeur, Léon Gambetta, La Patrie et la République, Fayard 2008, p. 133.

[8] Jean-Philippe Dumas, Gambetta, le commis-voyageur de la République, Belin 2011, p. 46.

[9]Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia, article Gambetta ou la théorie de la « République bourgeoise », https://lhistoirealaloupe.com/2020/12/03/383/#_ftnref1

[10] Ibid.

[11] Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia, article Gambetta ou la théorie de la « République bourgeoise », https://lhistoirealaloupe.com/2020/12/03/383/#_ftnref1

[12] Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia, conférence Les Girondins, « républicains aristocrates » et conservateurs, https://lhistoirealaloupe.com/conferences-presentations/ L’expression « Républicains aristocrates » est de Camille Desmoulins, voir Hervé Leuwers, Camille et Lucile Desmoulins, un rêve de République, Fayard, 2018.

[13] Se reporter à la loi du 3 ventôse an III (21 février 1795) ; c’est évidemment le Concordat napoléonien de 1801 qui y mit fin.

[14] Décret du 2 novembre 1789.

[15] Alors député républicain – IIème République –, Hugo avait déclaré à l’Assemblée, dans son opposition à la loi portée par le comte de Falloux « L’État chez lui, l’Église chez elle ».

[16] Par exemple, la division du corps électoral en deux catégories de citoyens, « actifs » et « passifs », sur des bases censitaires, contrevenant à l’affirmation d’égalité en droit proclamée par la Déclaration de 1789.

[17] « Je veux […] la liberté de l’enseignement ; mais je veux la surveillance de l’État. »

[18] Du 21 au 28 mai 1871.

[19] Les républicains avaient remporté les élections législatives des 14 et 28 octobre 1877.

[20] Les républicains venaient de gagner la Chambre haute.

[21] L’amnistie générale ne serait votée qu’en juillet 1880.

Pour passer l’histoire à la loupe, il y avait un site, ce site ; maintenant il y a une association. Le Cercle Laïque d’Animation et de Formation d’Éducation Populaire et Sportive (CLAFEPS), dont le nom cible bien les objectifs affichés et à tenir, est enfin paru au Journal Officiel. Nous avons créé cette association pour que vous, citoyens et/ou associations, puissiez partager notre passion de l’Histoire, notre combat pour la République française laïque, démocratique et sociale, dans les règles de l’art. Après un petit contre-temps, nous vous prions de nous en excuser, il ne reste plus qu’à ouvrir le compte en banque, vous pourrez alors nous adresser vos adhésions. D’ici là, réservez votre matinée du 23 janvier 2022 pour notre premier « Petit déjeuner de l’histoire« , où nous plongerons dans les Commentaires sur la guerre des Gaules de Jules César. (10€ pour les adhérents au CLAFEPS, 20€ pour les non-adhérents).

Entendons-nous bien, par « histoire d’aujourd’hui », il n’est nullement question de cette « vogue » de « l’histoire du temps présent », qui relève du non-sens, mais de s’interroger sur les échos dans notre propre contemporanéité de la Révolution française, de son potentiel, notamment politique. Ce préalable posé, suit mon échange à bâton rompu avec Yanis Kuyukan, étudiant en Master II d’Histoire contemporaine, dans le cadre de l’un de ses séminaires de recherche. Les questions sont posées en fonction de ce qui lui a été demandé…

Pouvez-vous vous présenter et nous expliquer votre lien avec la Révolution française ?

Je suis essayiste (deux livres publiés[1], le troisième à venir[2]), j’ai été professeur d’Histoire dans le secondaire et je suis militant laïque. J’anime le site de vulgarisation historique – vulgarisation, pas simplification – lhistoirealaloupe.com
Ma passion pour l’histoire politique m’a amené à reprendre mes études après plus de dix ans d’interruption, et sur la Révolution française. Je m’intéresse, dans le cadre de ma recherche, aux dynamiques démocratique et sociale de la Révolution, aux politiques de laïcisation, à l’autonomisation du puissant mouvement populaire. Ma recherche a commencé avec mon Master. J’ai commis un mémoire de MI, La société populaire des Antipolitiques d’Aix Période I : 1er novembre 1790-10 août 1792[3](179 pages), suivi d’un mémoire de MII : La société populaire des Antipolitiques d’Aix Période II : 10 août 1792-8 juin 1793 (388 pages). Ma thèse de doctorat s’intitule Les Antipolitiques d’Aix et leur réseau d’affiliation (1790-1795), une illustration de l’exercice démocratique pendant la Révolution française[4]. Ma recherche est dirigée par Hervé Leuwers, Professeur des Universités à Lille, actuel président de la Société des Études Robespierristes (S.E.R.), dont nous allons reparler. Si je viens tout juste d’obtenir un contrat doctoral, mon travail de thèse effectif a démarré il y a un an déjà.

Enfin, pourquoi avoir choisi la Révolution française ? Je pense que l’on ne se porte pas sur elle par hasard, que le simple intérêt ou la curiosité ne suffisent pas à l’expliquer – sauf peut-être dans de très rares cas. Au préalable, souvenons-nous que notre culture politique contemporaine est directement issue de la Révolution française, dès même les notions de « gauche » et de « droite ».

Si notre système d’organisation est hérité de Napoléon et non de la Révolution, le potentiel démocratique, laïque et social révolutionnaire reste puissant. Cet évènement d’une intensité exceptionnelle, avec des bouleversements qui le furent tout autant sur une décennie – si toutefois l’on fixe les dates extrêmes de 1789 à 1799, ce qui est toujours en débat – fut le point de référence des républicains sociaux et des démocrates au XIXème siècle, y compris en-dehors de France, et jusqu’à la Commune[5], dont le nom est une référence directe et explicite à la Commune insurrectionnelle de Paris de 1792-1794, qui s’était imposée, au lendemain du 10-aout, en pouvoir concurrent de l’Assemblée nationale. Enfin, les architectes de la loi de 1905 étaient convaincus, à tort ou à raison, de parachever la Révolution française.

Toutes ces raisons et mon intérêt pour ces questions, mon engagement sur le terrain de l’Éducation populaire et du combat laïque, m’ont poussé à devenir historien de la Révolution française, à la questionner, non en militant, mais en scientifique, sans trahir ni falsifier les sources bien entendu, ce qui n’empêche pas ma recherche de nourrir mon engagement.

 

Que représente pour vous les annales historiques de la révolution française en tant qu’historien et qu’est-ce qu’elles apportent aux amateurs comme moi et aux professionnels de l’histoire comme vous?

Les Annales Historiques de la Révolution Française (AHRF), des synthèses scientifiques au service de l’historien érudit et de l’amateur éclairé ; les AHRF sont publiées par la S.E.R. en partenariat avec la maison Armand Colin. Elles sont une revue scientifique consacrée à l’étude érudite de la Révolution française. Les numéros – quatre par an – se centrent sur des thématiques différentes, par exemple, celui de juillet-septembre questionne la Révolution dans le quotidien et dans les guerres[6], le précédent était consacré au travail du grand historien Michel Vovelle[7], l’année civile fut ouverte par un numéro qui traitait des royalismes[8]. Les articles – une vingtaine de pages en moyenne – sont écrits par des historiens chercheurs[9] – enseignants ou doctorants – et proposent des analyses et des perspectives de recherche relativement à la période. C’est donc un travail d’enquêteur, érudit, scientifique, qui est proposé. De l’histoire de « première main ». Ainsi, les chercheurs peuvent faire connaitre leur travail, proposer des synthèses ou des éléments parcellaires mais approfondis de l’état de leurs travaux. Le lien entre les historiens de la Révolution française, dans une dynamique de travail en équipe, au-delà de l’étude archivistique, s’en trouve resserré. L’amateur éclairé y puisera des informations fiables et des études fouillées, des analyses précises sur la période révolutionnaire, souvent « maltraitée » – et sur le fond et sur la forme – par les canaux médiatiques, y compris par les intellectuels qui s’y expriment et relaient même des falsifications de l’histoire quand ils n’en sont pas directement les auteurs – je pense ici notamment à Michel Onfray.

 

La S.E.R. n’est-elle qu’une arme de propagande en l’honneur de Robespierre ou fait-elle de l’histoire dite « objective » ?

La S.E.R. [Société des études robespierristes, NDLR] est une société savante ; dans l’expression, le terme important est « savante ». Elle a été fondée en 1907 par Albert Mathiez, le premier historien à avoir mené un travail érudit sur la Révolution française, ce qui lui permit, travail à partir des sources oblige – y compris celles hostiles à « l’Incorruptible » –, de démontrer en quoi Robespierre avait été la pierre angulaire du courant démocratique et social pendant la Révolution française. Dans la Grande Revue d’avril 1920, il publiait un texte, Pourquoi sommes-nous robespierristes ?, dans lequel on peut lire notamment :

« C’est une société [la S.E.R.] historique, un atelier de libres recherches qui a poursuivi son œuvre, j’ose le dire, sans autre préoccupation que celle de la vérité. […] Nous remarquions que les thermidoriens eux-mêmes, depuis Cambon jusqu’à Barras en passant par Barère, avaient déploré amèrement, au temps de l’Empire et de la Restauration, la lourde faute qu’ils avaient commise en renversant avec Robespierre la République honnête, la République véritable. Nous enregistrions leurs mea culpa et nous constations que tous les républicains de la période héroïque, ceux qui connaissaient plus les prisons et les échafauds que les places et les honneurs, avaient vénéré la mémoire de Robespierre comme celle d’un grand patriote qui n’avait jamais désespéré de la victoire et qui avait été l’âme du glorieux Comité de Salut public, comme celle d’un grand démocrate, victime de sa foi, dont ils se proclamaient fièrement les disciples et les continuateurs[10]. »

Ainsi, la S.E.R. entendit dans un premier temps réhabiliter la mémoire et l’œuvre politique de Robespierre à partir de l’étude objective – je reprends le terme de votre question, nous y reviendrons – de l’histoire. La S.E.R. embrasse évidemment tout le champ de la recherche universitaire relativement à la Révolution française et remet depuis 2003 tous les deux ans le prix Albert Mathiez à une thèse de doctorat ou un mémoire de recherche en Master II, écrit en langue française. Je le précise tout de suite, les membres de la S.E.R. ne vouent pas un culte à « Robespierre divinisé » ni ne se réunissent en « cérémonies transcendantales » pour espérer être touchés par l’esprit de « l’Incorruptible » – et moi-même membre de la société depuis janvier dernier, je ne suis pas robespierriste, je suis clairement maratiste, « c’est pire ! »

Quant à la question de l’histoire dite « objective », définissons d’abord clairement les termes du sujet. « Objectivité » est souvent confondue avec « neutralité », la première étant souvent entendue comme la seconde, ce qui me paraît absurde. Effectivement, l’histoire n’est pas neutre et la Révolution française n’est pas non-plus une « matière » neutre, comme le prouvent du reste les nombreux courants historiographiques qui « se disputent » depuis plus de deux siècles[11] – je ne développe pas pour l’heure puisque vous me posez une question liée.

Être objectif, c’est constater l’objet d’étude tel qu’il est, lire sans les filtres propres à chacun et sans tomber dans l’écueil de l’anachronisme, sans prendre l’histoire pour de la sociologie – même si nous utilisons à raison et à dessein des concepts de sociologie – les évènements historiques, et de ce point de vue-là, je ne suis pas certain que le « wokisme » débridé – pour ne pas écrire fanatique – entre dans le champ de l’histoire dite objective. Selon moi, c’est à partir de l’étude factuelle des évènements que l’historien va proposer une analyse scientifique, objective, mais aura nécessairement – et heureusement ? – une lecture – politique – qui elle sera évidemment subjective – ce qui ne signifie pas falsifier l’histoire.

Par exemple, lorsque je regarde historiquement et objectivement l’opposition entre Montagnards et Girondins, je me positionne politiquement du côté des premiers, mais je ne vais pas mentir sur ce qu’ont fait, été et représenté les seconds, ce que fait par exemple Michel Onfray qui, probablement par ignorance, relate de nombreuses inepties sur les Girondins qui, soit écrit en passant, étaient jacobins ! La S.E.R., qui organise chaque année – hors Covid – deux à trois colloques où des universitaires présentent des travaux de recherche érudit, s’inscrit de fait totalement dans le champ de l’histoire dite objective. Elle ne promeut évidemment pas les thèses ubuesques des penseurs contre-révolutionnaires. Lorsque j’écris « ubuesque », je ne suis pas neutre du tout, en revanche, je suis impeccablement objectif, ce que je vais m’évertuer à démontrer dans ma réponse à votre question suivante.

 

Que pensez-vous personnellement du rôle de Robespierre sur les massacres de Vendée ?

Les massacres de Vendée ? Est-il question des massacres de républicains commis par les royalistes vendéens ? Quand on parle de massacres en Vendée – certains se sont même imprudemment risqués à évoquer un génocide[12] –, on fait souvent allusion aux « colonnes infernales » de Turreau en janvier 1794, qui commirent des atrocités, mais l’on omet – pour ne pas écrire occulte – systématiquement les atrocités des insurgés vendéens qui allaient former l’Armée catholique et royale, omission d’atrocités commises depuis le 3 mars 1793, ce qui n’est pas très… objectif ! La levée en masse décrétée en février 1793 était le déclencheur d’une insurrection dans le grand ouest – et dont la Vendée était l’épicentre – qui allait se faire rencontrer l’anti-révolution et la contre-révolution[13], dans une partie du territoire qui avait déjà manifesté peu ou prou son hostilité à la Révolution, son attachement au roi et aux prêtres réfractaires. L’insurrection de Cholet le 3 mars 1793 se solde par l’assassinat d’un garde-national.

Les Vendéens massacrent les patriotes dans les villes et les villages. Des républicains sont enterrés vivant ici, subissent là le « chapelet vendéen » – ce qui consistait à installer au bord d’une douve des hommes et des femmes attachés les uns aux autres, et à en pousser quelques-uns, au besoin aidés d’une baïonnette ou d’une fourche par exemple. On n’évoque jamais ces massacres-là, lesquels ont duré des mois ! Le 20 mars, les corps administratifs de Nantes évoquent « des rebelles qui ont pillé, volé, dévasté, brûlé et massacré […] avec toute la rage qui inspire le fanatisme », « […] animés de passions si violentes qu’il est impossible de leur faire entendre raison », ce qui impliquait la nécessité de la force. Les premiers mois, « les bleus » – les armées républicaines, qui portent une veste d’uniforme bleue – n’ont de cesse de fuir devant « les blancs » – les paysans du bocage portant la cocarde blanche, symbole de ralliement à la royauté. Le 5 mai, Quétineau fit lever le drapeau blanc à Thouars pour éviter à ses hommes et aux habitants de la ville d’être massacrés.

Quasiment jusqu’à l’été, les armées régulières bleues fuient en poussant des « cris d’effroi » tant le fanatisme des « rebelles » de l’armée catholique et royale leur inspire la terreur[14]. Par ailleurs, l’armée catholique et royale, en coordination avec le gouvernement de Pitt, tente de prendre les villes côtières de façon à faire entrer les armées anglaises sur le territoire national. Dans ce contexte précis et celui des massacres à la chaîne perpétrés par les Vendéens, la Convention, qui a connaissance tardivement de cette guerre civile, proclame un décret le 19 mars, dont l’article VI stipule : « Les prêtres, les ci-devant nobles, les ci-devant seigneurs, les agents et domestiques de toutes ces personnes, les étrangers, ceux qui ont eu des emplois ou exercé des fonctions publiques dans l’ancien gouvernement ou depuis la révolution, ceux qui auront provoqué ou maintenu quelques-uns des révoltés, les chefs, les instigateurs, et ceux qui seraient convaincus de meurtre, d’incendie et de pillage subiront la peine de mort[15] […]. » Petitfrère ne manque pas de faire justement remarquer que « n’ayant d’autre alternative à la mort que la révolte, elle [la mesure] nourrit l’insurrection au lieu de la calmer[16]. » La Convention, c’est l’ensemble des députés, dont Robespierre, qui siège du « côté gauche » – les Girondins siègent du « côté droit » – n’est que l’un d’entre eux, même si l’est également l’un des plus populaires. Le député montagnard, membre éminent des Jacobins, s’exprimerait avec intransigeance de la tribune du club, le 8 mai 1794, soit quelques massacres plus tard, quelques villages de plus dévastés, pillés, brûlés, par les Vendéens alliés de l’ennemi anglais, lui-même coalisé avec les monarchies européennes qui veulent éteindre le feu révolutionnaire. « Il n’y a plus que deux partis en France, le peuple et ses ennemis. Il faut exterminer tous ces traîtres vils et scélérats, qui conspirent éternellement contre les droits de l’homme et contre le bonheur de tous les peuples[17]. »

Ici, il est essentiel de relever qu’il n’y a aucune opposition entre les Droits de l’Homme et les mesures d’exception, bien au contraire ! C’est justement parce que les Droits de l’Homme sont en péril qu’il est indispensable d’adopter des mesures d’exception et de faire usage de la violence révolutionnaire. A toute fin utile, il faut se reporter aux réflexions de Yannick Bosc, maître de conférence à l’université de Rouen, qui démontre qu’il n’y a pas, pour ceux-là mêmes qui les pensèrent, d’opposition entre la Déclaration des Droits de l’Homme et la terreur[18], une fois encore, bien au contraire ; « La terreur est une conséquence du principe général de démocratie appliquée aux plus pressants besoins de la Patrie [19]. »

Dans le contexte – et la contextualisation est à la base du travail d’historien – d’une violence contre-révolutionnaire extrême, d’une contre-révolution nourrie par le fanatisme religieux et liée aux armées étrangères, Robespierre, qui avait réclamé presque seul l’abolition de la peine de mort durant l’Assemblée constituante, comprend, avec tous les démocrates, qu’il n’y a pas d’autres moyens de sauver la Révolution, la jeune République française, pas d’autres solutions pour installer la démocratie. Barère, un député de la Plaine – le centre de la Convention – percevait les évènements de la même façon ; alors qu’il fit voter le 1er août un décret qui précisait les modalités d’intervention de l’armée commandée par Kléber et dont l’article VIII stipulait « Les femmes, les enfants et les vieillards seront conduits dans l’intérieur, il sera pourvu à leur subsistance, à leur sûreté avec tous les égards dus à l’humanité […][20] », l’écrasante défaite de l’armée de l’Ouest à Torfou le 19 septembre l’amena à durcir considérablement le discours. Le 1er octobre en effet, il dit à ses collègues, de la tribune de la Convention, une proclamation dont l’anaphore est explicite : « Détruisez la Vendée[21] ». Il y établit clairement le lien entre la sauvegarde de la Révolution, de ses principes – et donc la Déclaration très démocratique des Droits de l’Homme de 1793 et la Constitution qui en découlait –, la survie de la République, et l’anéantissement des « rebelles » vendéens, liés de facto avec les Prussiens, les Autrichiens, les Anglais, les Espagnols, avec les ennemis de l’intérieur – rappelons du reste que les Girondins avaient massacré la municipalité favorable aux Montagnards à Lyon ou que les royalistes avaient livré Toulon aux Anglais. Revenons-en au discours de Barère et relevons, sur la forme, qu’il revendique sans mot dire une filiation directe entre la République romaine et la Révolution française, puisque le mot était « emprunté » à Caton l’Ancien qui, au IIème siècle avant Jésus-Christ, s’inquiétant du relèvement fulgurant de la rivale de Rome après la deuxième guerre punique, aurait déclaré au Sénat, Delenda Carthago, « Il faut détruire Carthage ! »

J’ajoute, mais cela mériterait un développement plus conséquent, que Maximilien Robespierre n’entre que le 27 juillet 1793 au Comité de Salut public, que ce Comité n’est pas un gouvernement – c’est-à-dire qu’il n’est pas un organe exécutif – et qu’il n’est pas non-plus autonome. Ce comité, renouvelable tous les mois – il le fut sept fois sur la période qui nous intéresse ici – était ce que nous appellerions aujourd’hui une « commission parlementaire », placée sous le contrôle direct de la Convention.

 

La S.E.R. et les Annales historiques de la Révolution française s’inscrivent-elles selon vous dans un courant historiographique ?

Il existe quatre grands courants historiographiques qui travaillent sur la Révolution française. Commençons par celui dont je me réclame, le courant dit « républicain », ou « jacobin », ou encore « social », voire « socialiste ». Il voit dans la Révolution française un mouvement populaire et social, il prend toute la mesure des enjeux liées à l’autonomisation du mouvement populaire, des combats pour l’installation d’une démocratie et d’une république sociale, les luttes acharnées de « classes ». C’est le courant qui court d’Albert Mathiez à Marc Belissa, de Michel Vovelle à Hervé Leuwers ; c’est le courant historiographique majoritaire au sein de l’Université française et bien entendu à la S.E.R., mais il est ultra minoritaire si l’on prend en compte d’autres cercles, je vais y revenir. La deuxième tendance a des proximités avec l’historiographie « socialiste », c’est le courant dit « marxiste », porté par des historiens comme Albert Soboul ou Georges Lefebvre, ou encore Claude Mazauric. Si bien entendu cette historiographie saisit le potentiel social de la Révolution française, elle y voit surtout et avant tout le moment clé de l’émergence de la bourgeoisie, de la bourgeoisie d’affaire ; une Révolution qui en somme n’aurait pas été assez loin et des « démocrates » qui auraient posé des principes sociaux importants mais dans le cadre restreint d’un système libéral, affirmation s’appuyant sur le fait que les Montagnards – la gauche – n’avaient pas décrété « la loi agraire » – perçue par nombre d’entre eux comme une chimère –, ni mit fin à la propriété – pourtant subordonnée à la théorie du « droit naturel » et donc au « droit à l’existence ».

Le courant dit « marxiste » partage donc paradoxalement une conception défendue par l’historiographie dite « libérale ». En effet, celle-ci estime que la Révolution était une nécessité car il fallait mettre fin aux « abus » de l’Ancien Régime. Le courant dit « libéral » – ou « critique » depuis François Furet – estime qu’il y eut donc une « bonne Révolution », celle de 1789, c’est-à-dire celle qui vit la bourgeoisie mener le processus en tentant de museler le « mouvement populaire », dont elle se servit néanmoins[22] – et une « mauvaise Révolution », celle de 1792, plus encore de 1793-1794, c’est-à-dire dès l’instant où le Peuple mena réellement le processus révolutionnaire, où il parvint enfin à imposer des mesures démocratiques et sociales – les mesures d’exception et la violence sont bien moins frontalement attaquées que le prétendu « centralisme jacobin », qui est une fiction, ou la participation active du peuple dans les affaires de la Cité.

Ce courant historiographique fut porté très tôt, dans les années 1820 déjà, par des auteurs comme Mignet[23] ou Thiers[24] ; Tocqueville s’y inscrit, puis au XXème siècle, des historiens comme Patrice Gueniffey ou des auteurs de « la nouvelle gauche », François Furet par exemple, ou Mona Ozouf. Arrêtons-nous sur ces deux courants historiographiques – « libéral » et « jacobin » – : ils scindèrent idéologiquement, d’autant plus après la Révolution de 1848, le mouvement républicain en deux tendances. D’un côté, les Républicains libéraux, qui revendiquaient 1789-1792, puis l’héritage politique des Girondins, les conservateurs de la Convention, de l’autre, les Républicains démocrates, les courants de gauche – des radicaux aux communistes – qui, sans renier 1789, pensée comme une étape, revendiquaient le moment de bascule que représentent 1792 et s’inscrivaient dans la filiation du « programme » de la Montagne et ses exigences et mesures démocratiques et sociales. Droite – Ferry, Gambetta[25], Favre – et gauche – Clémenceau[26], Jaurès [27], – du « parti » républicain se revendiquaient toutes deux de la Révolution française mais n’en réclamaient pas la même part d’héritage. Enfin, il existe un courant historiographique contre-révolutionnaire qui porte un regard exclusivement néfaste sur la Révolution, jugée mauvaise en elle-même. Porté généralement par des historiens royalistes, nostalgiques de l’Ancien Régime, même les réformes libérales ne trouvent grâce à ses yeux, pas plus que la politique conservatrice des Girondins. C’est de ce courant que sort notamment la fiction du « génocide vendéen[28]». Ce récit historiographique court de l’abbé Barruel, qui voyait dans la Révolution française un complot des philosophes des Lumières, des Francs-Maçons et de « la secte » qui en résulta, les Jacobins, à Reynald Secher, dont je confirme qu’il n’est pas membre de la S.E.R. et n’écrit pas pour les AHRF. Relevons que les courants libéraux et contre-révolutionnaires sont en réalité majoritaires ; majoritaires à l’Académie française, en Droit et en Histoire du Droit, dans les médias, avec des personnalités comme Franck Ferrand, Lorànt Deutch ou Stéphane Bern – les deux derniers cités n’étant pas historiens.

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia
Doctorant en Histoire moderne – Université de Lille – IRHiS

 

[1] La Plume et le Sabre, Deux armes indissociables pour avancer sur la Voie du Guerrier, Éditions Landogne, Collection Savoir, 2016, et Shogun, Introduction à une politique de la guerre dans le Japon des Samuraï, Le Lys Bleu Éditions, septembre 2021.

[2] De la laïcité. Manifeste d’un Libre-penseur, pour L’Harmattan, Collection Débats laïques.

[3] Recherche dirigée par Marc Belissa, Université Paris-Nanterre, 2019.

[4] Ibid., 2020.

[5] Je viens d’ailleurs d’ailleurs de finir un article, La Commune, mouvement patriotique au carrefour du combat laïque et du combat social, pour Adogma, la revue de l’Association des Libres-Penseurs de France (ADLPF).

[6] Vivre la Révolution (1792-1795), AHRF, N°405, Armand Colin, Juillet-Septembre 2021.

[7] La Révolution Michel Vovelle, AHRF, N°404, Armand Colin, Avril-Juin 2021.

[8] Royalismes et royalistes dans la France révolutionnaire, AHRF, N°403, Armand Colin, Janvier-Mars 2021.

[9] Je devrais pour ma part soumettre une proposition d’article au comité de lecture des AHRF d’ici à la fin de l’année universitaire, en vue probablement d’une publication l’an prochain.

[10] https://www.etudesrobespierristes.com/2015/02/23/pourquoi-nous-sommes-robespierristes/

[11] Entendre au sens de la disputation.

[12] Reynald Secher, La Vendée-Vengé, Le génocide franco-français, Perrin, juillet 2006.

[13] La distinction entre les deux notions est de Claude Mazauric, voir notamment Autopsie d’un échec : la résistance à l’anti-Révolution et la défaite de la Contre-Révolution, in Roger Dupuy, François Lebrun (dir.), Les résistances à la Révolution, Paris, Imago, 1987, p. 237-244.

[14] Se reporter notamment à Claude Petitfrère, La Vendée et les Vendéens, publication originale, Folio histoire, 1981, Éditions Gallimard, 2015.

[15] Cité in Claude Petitfrère, La Vendée et les Vendéens, publication originale, Folio histoire, 1981, Éditions Gallimard, 2015, iBooks, pp. 49-50.

[16] Ibid., p. 50.

[17] Cité in Hervé Leuwers, Robespierre, Fayard, 2014.

[18] Yannick Bosc, Robespierre ou la Terreur des droits de l’homme, colloque Henri Guillemain, 2015. https://www.youtube.com/watch?v=D97uswCx9e4

[19] Ibid.

[20] Cité in Claude Petitfrère, La Vendée et les Vendéens, publication originale, Folio histoire, 1981, Éditions Gallimard, 2015, iBooks, p. 45.

[21] Ibid., pp. 45-47.

[22] L’avocat grenoblois Barnave, qui avait affirmé que la « nouvelle répartition de la richesse » imposait « une nouvelle répartition du pouvoir », avait prôné la nécessaire alliance du peuple et de la bourgeoisie.

[23] Histoire de la Révolution française de 1789 jusqu’en 1814, publiée en deux volumes en 1824.

[24] Histoire de la Révolution française, publiée en plusieurs volumes de 1823 à 1827.

[25] Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia, article Gambetta, ou la théorie de la « République bourgeoise », https://lhistoirealaloupe.com/2020/12/03/383/

[26] « Messieurs, que nous le voulions ou non, que cela nous plaise ou que cela nous choque, la Révolution française est un bloc. », discours du 29 janvier 1891, pour justifier le soutien de la censure de la pièce Thermidor, de Victorien Sardou, jouée à la Comédie française.

[27] Histoire socialiste de la Révolution française, publiée en plusieurs volumes en 1908.

[28] Notons que Jean-Clément Martin, le grand spécialiste de « la Vendée militaire », qui admet la notion de « crimes de guerre » relativement aux atrocités des « colonnes infernales », conteste formellement l’usage inapproprié du terme de « génocide ».

Puisons aux sources de la République française !

 

        La République française serait-elle une expression vide de sens, la simple juxtaposition d’un nom et d’un adjectif devenus tellement courants que l’on en aurait perdu l’essence ? En ces temps de crise grave où l’équilibre de la Nation et la paix civile sont menacés, il nous paraît fondamental de nous réapproprier un concept, une histoire, une façon de faire de la politique. Relevons tout d’abord une banalité apparente, à l’heure où certains esprits – de camps parfois adverses – voudraient opposer « République » et « France ».

S’il est un lieu commun d’affirmer que la République française n’est ni la République fédérale nord-américaine ni la République populaire de Chine, encore faut-il savoir pourquoi et en quoi. Notre République est profondément ancrée dans nos racines, dans une Histoire qui puise à la source antique, « à l’École de Rome ». Notre République est ancrée dans la culture française : celle des belles-lettres, des grands auteurs, des dramaturges d’hier aux romanciers d’aujourd’hui ; une culture qui fait se côtoyer la Philosophie et les Beaux-Arts. Nous devons nous souvenir que les Humanités sont aux fondements de la République française.

Si la République des Lettres a précédé le régime républicain en France, elle l’a assurément nourri, et ce, dans le but de forger la pensée libre. D’aucuns ne verront ici que des grandes incantations, voire un lyrisme dépassé. Curieux – et honteux ? – paradoxe que ce qui fonderait, peut-être, la modernité, soit jugé obsolète par les partisans de l’utilitarisme primaire, dont le paroxysme prend des allures de consumérisme débridé, ceux-là même qui peuvent également s’offusquer, à raison, que l’on puisse caractériser des commerces comme non-essentiels, à l’instar des études jugées hier « non-utiles ». Les crises actuelles pourraient bien révéler, enfin, ou nous rappeler, que la capacité à penser le monde et le cas échéant trancher fermement, sont bien plus essentiels que les clercs de la « post-modernité » et de « la fin de l’Histoire » ont bien voulu nous le dire et faire répéter comme un mantra.
Dans cette période charnière que nous vivons, il est… utile, de se souvenir ce qu’engage la République française, démocratique, laïque, souveraine et sociale !

 

        Certes, l’Histoire de France ne commence pas en 1789 et il n’est pas question de gommer d’un trait de plume dans les ouvrages la monarchie catholique, mais incontestablement, la Révolution française est l’acte fondateur de notre culture politique, l’acte fondateur de ce qui allait devenir la République française. En accord avec la philosophie de Montesquieu, les patriotes estimaient que la monarchie constitutionnelle, déjà, était une Res publica. En effet, désormais, le peuple était le souverain, le roi n’était plus que le premier des citoyens. Certes, de 1789 à 1792 s’opposent deux visions de la Révolution et se dessinent déjà une contradiction entre la légalité – des « décrets anticonstitutionnels » – et la légitimité – d’une action politique populaire et démocrate portée par ceux qui s’arriment à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Le vaste mouvement de la sociabilité politique, ou des sociétés populaires, serait l’illustration vibrante de cette appropriation de l’exercice politique par les Citoyens. Ainsi, le réseau des clubs Jacobins, dans les villes et les campagnes, réseau totalement décentralisé soit dit en passant ; les affiliations de sociétés, dans toute la Provence et même au-delà, aux Antipolitiques, dont le premier club, à Aix, était porté par des cultivateurs et des artisans ; le très démocratique et populaire Club des Cordeliers, à Paris ; toutes ces associations politiques, sous la monarchie constitutionnelle déjà, puis sous la République, ont exercé des missions de veille et de vigilance. Leurs membres ont parcouru le territoire pour « faire parler la loi » selon l’expression proposée par l’historien Jacques Guilhaumou.

Ces citoyens, hommes et femmes, se sont engagés dans la défense de la Patrie, les armes à la main, ou en organisant des contributions « sociales » pour venir en aide aux familles des volontaires. Ils ont exigé la régulation des prix, se sont battus pour cela dans les départements, avant de l’obtenir par la loi, quand ils ne l’avaient tout simplement pas arraché sur leurs communes. Leurs séances, généralement ouvertes au public, ont contribué à l’instruction du peuple, à diffuser largement la presse, à élaborer des projets « d’éducation populaire » afin d’assurer aux enfants l’accès au savoir, ou à essayer de le faire.

Des missions que les députés de l’Assemblée législative, puis de la Convention, prirent à bras le corps à travers les projets portés par les Comités d’instruction publique. Les Jacobins, les Cordeliers, les Antipolitiques, les citoyennes et les citoyens engagés dans les départements ont façonné la « République » avant qu’elle ne soit un régime. Il n’est pas question de faire l’impasse sur les protagonistes nationaux, qu’ils se fussent appelés Desmoulins, Robespierre, Marat, Danton, … mais les « citoyens ordinaires » ne furent pas les simples spectateurs de l’événement, loin s’en faut ! Cela doit nous amener à comprendre que l’instruction populaire est une arme politique ; le citoyen éclairé jouit d’un esprit libre et détient un réel pouvoir d’influence et d’action. Le savoir, c’est le pouvoir. C’est la raison pour laquelle, durant tout le XIXème siècle, les courants socialistes pensent l’instruction ; un combat qui serait porté également par le Commune de Paris en 1871, qui aboutirait à une réalisation dans le cadre de l’École, sous la IIIème République, avec les lois de 1881 et 1882 portées par le républicain « opportuniste » Jules Ferry. Cette flamme du savoir et de l’éveil de l’esprit, cette volonté d’ouvrir aux masses populaires l’accès à la culture, et même au loisir, fut évidemment au cœur de la démarche des réseaux d’Éducation populaire, du Front populaire en 1936, trouvant peut-être son point d’orgue avec le sous-secrétariat d’État au Sport et à l’organisation des Loisirs de Léo Lagrange.Sculpter l’esprit à l’aune de la culture et de la science pour affûter la pensée et ainsi, remettre au citoyen les armes lui permettant d’être un membre agissant dans le corps civique. Chaque individu, d’où qu’il vienne, peut s’engager au service de la loi commune, participer à l’élaboration de celle-ci et s’y « soumettre » ; car en effet, le rôle de la loi juste, est de protéger et de libérer, même lorsqu’elle interdit. Ici, la République est démocratique. En réinvestissant la Révolution française, en observant les sociétés populaires, on constate déjà que la volonté d’instruire le peuple avait une finalité émancipatrice, et celle-ci, revendiquant l’héritage de la philosophie des Lumières, a poursuivi la lutte engagée contre l’obscurantisme et l’influence de la religion.

 

        L’une des grandes œuvres de la Révolution française fut la réforme de l’Église. En établissant la Constitution civile du clergé en juillet 1790 – après l’échec de la motion de Dom Gerle en avril, qui voulait établir le catholicisme comme religion d’État –, puis le serment civique en novembre de la même année, elle réinvestissait le principe gallican, celui-ci passant du profit du roi à celui de la Nation. Les prêtres et les évêques, désormais élus par les citoyens et rétribués par l’État, étaient des fonctionnaires. Le libre accès des protestants au statut d’électeur, la citoyenneté accordée aux juifs, affirmaient bel et bien que l’on était citoyen français fondu dans le corps social, à égalité devant la loi, la loi de la Nation ayant la primauté sur celle de la religion. Ainsi, lorsque les Antipolitiques établissent leur cercle à Aix le 1er novembre 1790, un orateur à la tribune affirme : « Vous êtes libres, vous ne devez à cette Religion inventée par les hommes seuls d’autre confiance intérieure, et d’autre respect extérieur que celui que vous impose à son égard l’ordre civil qui vous gouverne, parce que c’est cet ordre seul qui a pu autoriser vos prétendus inspirés à l’établissement de leurs cérémonies extérieures. »

L’absence de sacralité ne devint pas pour autant la norme, car la loi revêtit ce caractère sacré. D’ailleurs, aux Antipolitiques comme ailleurs, on plante des arbres de la liberté, on parle de « l’Auguste Assemblée Nationale », on prête serment, on met en place des rituels, bref, on façonne une « religion civique ». Ce transfert de sacralité, ce besoin d’une forme de « spiritualité civique », aboutit à l’établissement du culte de l’Être Suprême – initialement proposé par Danton et non par Robespierre – et la « laïcisation » – relevons immédiatement que l’on ne peut parler de laïcité sans verser dans l’anachronisme – de la société et des institutions civiles poussa jusqu’à l’établissement du calendrier révolutionnaire et ses vendémiaire ou fructidor.

Entre-temps, des journalistes comme Desmoulins ne manquèrent pas de pourfendre l’institution religieuse ni même de moquer la religion. La Révolution avait aboli le délit de blasphème !
Il ne faut pas oublier les conflits religieux, la guerre civile de religion ; il ne faut pas négliger « l’activisme » tout aussi convaincu d’un clergé « non-jureur » – ou réfractaire – et du lien avec la contre-révolution. Face à ce danger, la Révolution, la République françaises, ne faiblirent pas, ne transigèrent pas ! Il est faux de prétendre, comme peuvent le faire aujourd’hui les tenants d’un relativisme cultu(r)el délétère, que la France n’a pas connu de problème de tensions religieuses avant la présence de l’islam, cherchant ainsi à plaider en faveur de perpétuels accommodements déraisonnables. La République française a été ferme hier, elle doit l’être aujourd’hui !
En septembre 1794, la Convention décrète « La République ne paie ni ne salarie plus aucun culte. » Le 21 février 1795, elle décidait… la séparation de l’Église et de l’État ! Voilà deux événements qui seraient, en 1905, deux précédents. Cependant la Convention thermidorienne permit le retour des émigrés, la pratique du « culte réfractaire » ; les tensions religieuses, loin de s’apaiser, se renflammèrent. C’est ce qui explique que l’on parle du souci du Consul Bonaparte de rétablir la paix religieuse – et avec l’Église romaine –, voilà qui mène à l’adoption du Concordat de juillet 1801. Celui-ci stipule alors en préambule que « la religion catholique, apostolique est romaine, est la religion de la grande majorité des citoyens français. » Pour autant, l’héritage issue de la récente Révolution française ne disparaît pas, il serait même l’un des points de clivage entre républicains et monarchistes ou bonapartistes sous la Deuxième République. Cette opposition se cristallise probablement dans le duel que se livrent, à l’Assemblée, le Ministre de l’Instruction publique, le Compte Alfred de Falloux, et le député Victor Hugo. Si le premier revendique « Dieu dans l’éducation, le Pape à la tête de l’Église, l’Église à la tête de la Civilisation », le second déclare qu’il veut « l’État chez lui, l’Église chez elle. » Hugo, dont rappelons qu’il évolua de l’ultra-droite à la gauche républicaine, affirmait « L’État n’est pas et ne peut pas être autre chose que laïque. » Duel perdu par Hugo, mais combat poursuivi par les socialistes, les radicaux, les anarchistes, …

Enfin, avec la IIIème République, la nécessité d’un néologisme, la Laïcité, pour définir un concept qui n’était pas l’exclusive de l’État, mais qui engageait l’ensemble de la société.

Aussi Ferdinand Buisson écrivit-il dans son Dictionnaire de la Pédagogie (1887, réédité en 1911) : « Malgré les réactions, malgré tant de retours directs ou indirects à l’ancien régime, malgré près d’un siècle d’oscillations et d’hésitations politiques, le principe a survécu : la grande idée, la notion fondamentale de l’État laïque, c’est-à-dire la délimitation profonde entre le temporel et le spirituel, est entrée dans nos mœurs de manière à n’en plus sortir. Les inconséquences dans la pratique, les concessions de détail, les hypocrisies masquées sous le nom de respect des traditions, rien n’a pu empêcher la société française de devenir, à tout prendre, la plus séculière, la plus laïque de l’Europe. » Pour l’un des pères fondateurs de la Laïcité, avant-même qu’elle ne soit décrétée, celle-ci n’est pas seulement républicaine, elle est une composante de l’identité française ! La Laïcité est un principe de philosophie politique que la loi de 1905 n’est pas venue définir, mais a traduit en droit. Elle est aussi une spécificité française et la République n’entend pas que d’autres États, y compris partenaires, alliés, amis, lui dictent sa conduite à tenir à l’endroit des questions religieuses.

 

        La Nation décide, la Nation est souveraine. La Nation, c’est l’assemblée des citoyens ; la Nation, c’est donc le Peuple. L’article 3 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, à la tête de notre bloc de Constitutionnalité, stipule « Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. » La Nation est donc, dans la République française, le cadre et la condition de la Démocratie.

C’est parce que la Nation républicaine est indépendante qu’elle est souveraine. Aussi, il nous paraît important de souligner que si le terme de souverainisme existe, c’est parce que les politiques européistes, fédéralistes, voire atlantistes, ont procédé, en violation du principe de souveraineté nationale – et jusqu’à jeter aux ordures le Référendum du 29 mai 2005 –, au transfert de la souveraineté du peuple et de ses représentants à des instances dont la légitimité démocratique est discutable. Le néologisme « souverainisme » n’est rien d’autre que la revendication de ce dont il est fondamentalement : la souveraineté !

Une Nation n’est d’ailleurs pas souveraine du seul fait de proclamer et de défendre ses principes et les valeurs qui en découlent. Une Nation est souveraine lorsqu’elle a la maîtrise de sa politique. La crise liée à la Covid-19 et à sa gestion a révélé aux naïfs et aux euro-libéraux béats les fractures graves qu’ils n’avaient pas voulu voir jusqu’alors. Ainsi, l’on admet que les milliards que l’on n’avait pas investi dans l’Hôpital, et ce malgré les nombreux cris d’alerte lancés par les professionnels de santé, sont bel et bien des milliards perdus, et pis, des vies inutilement sacrifiées ! La santé publique et la sécurité sanitaire des citoyens ont été sacrifiées sur l’autel d’une vision « court-termiste », une vision de gestionnaires – dont la responsabilité ne peut incomber au seul gouvernement actuel – prisonniers d’un dogme : le libéralisme à tout crin, c’est-à-dire y compris sur ce qui n’est pas et ne peut pas être une marchandise. La République française est souveraine si, par exemple, elle est maîtresse de sa politique publique de santé.
On a voulu faire croire que la notion « d’État stratège », que la volonté de régulation économique, la nécessité de mettre au pas les marchés, ou encore que les projets même les plus « modérés » de taxation des spéculations et transactions boursières, étaient non-seulement dépassés, obsolètes, mais en plus étaient des formes de « relents bolchéviques », du stalinisme presque. Pourtant, force est de constater que les politiques favorables à un capitalisme débridé, la désindustrialisation et son corollaire les délocalisations, n’ont pas apporté, loin s’en faut, la prospérité économique et le bonheur de tous les peuples promis par les « grands prêtres » de la religion libérale. Ainsi, les être humains sont les protagonistes d’une concurrence marchande dérégulée permanente, y compris au sein de l’Union européenne. Les crises sociales que cela provoque, ajoutées aux conflits au Proche-Orient, génèrent des flux migratoires conséquents. Par ailleurs, la République française est souveraine lorsqu’elle a la capacité et la volonté de réguler ces flux migratoires.

Réguler l’immigration et en avoir le contrôle n’est pas, comme le répètent paresseusement certains, de la xénophobie. C’est une démarche de bon sens qui permet de préserver l’équilibre de la Nation, la paix civile, autant que d’accueillir, dans la mesure de ses capacités, celles et ceux qui désirent être français ou fuient la guerre. Il apparaît alors évident de définir clairement ce qu’est l’asile politique et de le distinguer tout aussi clairement, dans la réalité des faits, de l’immigration économique, qu’un État souverain est légitime à réguler.

Lorsque l’on évoque la souveraineté du Peuple, une certaine oligarchie, une classe politique et médiatique conservatrice – quand bien même elle se dit « progressiste » – a vite fait de dégainer l’arme absolue : « populisme ! » Ainsi, comme jadis les Girondins taxaient les démocrates d’« anarchistes » ou de « niveleurs » dans le but de les discréditer auprès des « possédants », le sobriquet « populiste » entend disqualifier celui qui en est affublé, accusé de ne s’adresser qu’aux émotions et aux bas instincts de son auditoire, « la plèbe ». Tous les arguments fallacieux, y compris les plus ridicules, sont employés pour éviter de parler de politique. La campagne et le résultat du Brexit ont atteint de ce point de vue-là un paroxysme ; rendez-vous compte, les Anglais ne viendront plus acheter des pommes en Normandie !

La République souveraine n’est pas la France emmurée dans un hexagone, ne parlant qu’à elle-même. Bien au contraire, la République souveraine est celle qui a la maîtrise de ses relations diplomatiques, en Europe bien sûr – dont il faut rappeler l’évidence, elle est un continent avant d’être une entité opaque et pas réellement démocratique – et à l’international.

Le Général De Gaulle n’était pas moins l’allié des États-Unis d’Amérique en entretenant des relations diplomatiques avec l’URSS ou en recevant Khrouchtchev. Le retour de la France dans le commandement intégré de l’O.T.A.N., décidé par Nicolas Sarkozy, est un renoncement à notre souveraineté induisant une volonté d’alignement sur la politique américaine. Les déclarations du – probable – futur ex-président Trump avaient de surcroît souligné la fragilité de l’édifice, dont Emmanuel Macron lui-même avait affirmé qu’il était « en état de mort cérébrale ». Nonobstant, les questions relatives au « souverainisme » se cristallisent essentiellement autour de l’Union européenne ; celle-ci n’est pas une Nation. Si la République française est le membre moteur de l’U.E. – sans la France, il n’y a plus d’Union européenne –, elle n’a pas à se faire dicter sa politique et ses choix par une commission exécutive dont les membres ne sont même pas élus par les citoyens. La République française doit discuter, dialoguer, avec ses partenaires, mais elle doit rester souveraine, car le Peuple est le noyau atomique de la Démocratie !

 

        Le citoyen est assurément au cœur de la Nation. Sa liberté, qui est un droit inaliénable et paradoxalement conquis de hautes luttes, engage sa responsabilité. Les droits de l’individu sont aussi ses devoirs à l’endroit de la collectivité, la Nation étant une « communauté de destin ». Aussi, la liberté du citoyen ne doit pas être confondue avec l’individualisme délétère qui anéantit la conscience humaine et les devoirs que nous avons les uns envers les autres. En 1791, l’abbé Rive, « inspirateur » des Antipolitiques, écrivait : « Sommes-nous libres en France, ou la liberté dont on nous y flatte, n’est-elle qu’un leurre ? C’est ce qu’il faut nécessairement expliquer au Peuple. Si nous y sommes véritablement libres, nous y sommes égaux, parce que nous y sommes tous hommes, & qu’il n’y a point d’homme qui y soit plus homme qu’un autre. »

Nous devons penser la liberté à l’instar de la conception des Montagnards pendant la Révolution française : la liberté est un lien social en République. La République française assure la Liberté parce qu’il y a l’Égalité et cette dernière ne peut pas être qu’une promesse, elle doit être un combat. La Fraternité qui en découle est sa quintessence. La valeur qui résulte de la fraternité républicaine est la solidarité ; dès lors, nous pouvons penser et façonner la République sociale.

Les services publics n’en sont pas la finalité, mais ses moyens de réalisation – d’où la nécessité d’y mettre justement… les moyens nécessaires ! Outre la santé, l’éducation que nous avons également évoquée, en est le ferment. L’École républicaine, qui a été sabrée de part en part, ébranlée par des méthodes pédagogistes qui ont fragilisé ceux qui étaient accueillis en son sein, doit être bien entendu le temple de la Raison, mais également le cœur et la vitrine de la République sociale. Nous savons cependant qu’il ne suffit pas d’affûter les esprits, d’éveiller les consciences libres en devenir ; il faut également et avant tout se nourrir. L’ouvrier qui produit, l’artisan qui travaille, doit vivre dignement. La répartition des richesses, l’effort demandé à celle ou celui qui a accumulé de la richesse, n’est pas du racket. L’actionnaire qui reçoit des dividendes ne peut impunément s’enrichir sur le dos des femmes et des hommes qui produisent. Il ne peut y avoir d’authentique République, du moins de République démocratique, là où il n’y a pas de justice sociale ! Le salaire brut, celui qui est concédé par l’employé et payé par l’employeur, n’est pas une amputation par des « charges », mais une mutualisation par des « cotisations sociales ».

La personne qui se retrouve au chômage après la perte de son emploi, recevant ses indemnités, n’est pas une « assistée » : elle reçoit son dû, car elle a cotisé pour cela, comme elle cotise pour sa retraite. La retraite n’est pas non plus un privilège accordé à « des Gaulois réfractaires » : elle est un droit du travailleur, un devoir de la République sociale !

L’âme de la République sociale réside dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de… 1793 ! Son article 21 proclame que « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler. » L’article 22 qui lui fait suite affirme quant à lui que « L’instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens. » Il n’y a donc pas de contradiction entre d’un côté, l’instruction qui façonne l’esprit patriotique du citoyen, et procède ainsi, osons l’expression, d’un « catéchisme républicain », et de l’autre, les secours publics et le combat contre l’indigence, la mise en place d’une économie sociale au service d’un devoir républicain populaire. C’est précisément – et notamment – cela qui est constitutif de l’essence de la démocratie, de sa définition la plus explicite, livrée à la postérité par Abraham Lincoln : « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple. » Le politique et l’économie sont liées, n’envisager la République sociale que par le – nécessaire – prisme économique est une aberration. « La garantie sociale consiste dans l’action de tous pour assurer à chacun la jouissance et la conservation de ses droits ; cette garantie repose sur la souveraineté nationale » nous dit l’article 23 de la Déclaration des Droits de 1793. S’il ne faut pas sombrer dans « l’économisme », les républicains démocrates, souverains, laïques et sociaux doivent évidemment avoir une vision économique, ou plus précisément une vision de l’économie politique. La fiscalité, la finalité de l’impôt, sa juste proportionnalité, doivent être minutieusement pensées.

De surcroît, tout entrepreneur n’est pas un capitaliste libéral qui vit dans l’opulence au détriment du peuple. La République sociale doit protéger le salarié qui travaille, produit, comme le patron vertueux qui investit dans l’économie, en soulageant la fiscalité des – vraies – petites et moyennes entreprises. Elle doit aussi avoir une vision stratégique de l’entreprise justement, de l’investissement dans l’industrie, les services, les filières professionnelles du développement durable, veiller à une utilisation raisonnée et raisonnable des ressources naturelles, en somme, imposer que l’économie servît un projet politique.

C’est cette démarche fondamentalement politique, emprunte de la vertu, au sens où on l’entendait au XVIIIème siècle, c’est-à-dire une éthique dans laquelle l’intérêt général prît le pas sur les intérêts individuels et les particularismes, qui fondent la Res publica et qui en font une réalité, non pas seulement une grande incantation.

 

        La République, c’est tous les citoyens. La France a ainsi façonné ce régime ; il n’est pas un concept creux que l’on peut décocher comme un trait approximatif à l’occasion d’une joute verbale ; du moins théoriquement. En effet, si la République française repose sur des principes, des valeurs, un cadre, encore faut-il se donner les moyens de les traduire dans la réalité quotidienne. Cela requiert détermination, force et courage politiques. Mais à l’instar de la République, la Politique n’est pas, ne doit pas être, l’affaire de quelques-uns qui laisseraient entendre que l’on serait en démocratie sur le seul prétexte que l’on ait le droit de vote. Chaque citoyen doit se réapproprier les concepts, se responsabiliser et agir. Chaque citoyen doit comprendre que sa liberté est garante de celle de l’autre, que ce qui le concerne dans sa vie intime, familial, et le cas échéant, confessionnelle, n’a pas vocation à régenter la vie civile. Ainsi, la République laïque est par définition une et indivisible, et, toujours par définition, ne peut être « communautariste ». Souvenons-nous que laos, laïkos, c’est le peuple. Ce qui est commun à tous s’impose donc à tous dans l’espace public, civil, politique, où doivent au contraire s’effacer les particularismes. Par ailleurs, le délit d’outrage à la morale religieuse a été aboli en 1881 par la loi sur la liberté de la presse. La République française doit punir sévèrement ceux qui la menacent – et bien au-delà du fanatisme islamique – ; il n’y a pas de contradiction entre autorité de l’État et Démocratie.
Être une République, c’est aussi veiller à l’exercice vertueux du pouvoir, qui est délégué et jamais abandonné, veiller à l’utilisation responsable et au service de l’intérêt général des deniers publics. Pour assurer efficacement, authentiquement ses missions, ses devoirs et être garante des libertés, la République qui protège, qui exige le respect de la loi et le cas échéant qui punit, doit être souveraine et maîtresse de son destin. C’est cette voix que la République française doit faire entendre, c’est cette voie qu’elle doit suivre pour retrouver sa cohésion.

La Laïcité est aujourd’hui de nouveau mise en débat, ce qui doit nous inquiéter, car à partir des attaques à son encontre, la République française a été attaquée en son cœur. Et après la laïcité, ce ne sont rien moins que l’égalité, la liberté d’expression, qui ont été mises en débat à leur tour et amputées.

La laïcité est un principe, pas une valeur. Princeps, « premier ». C’est sur les principes que les valeurs reposent ; ils sont les fondations, elles sont les ramifications. Lorsque l’on fait de l’Histoire, il est essentiel de chercher, d’analyser, de comprendre, les origines d’un objet d’études – et c’est souvent le plus difficile, car les dites origines ne sont pas aussi évidentes qu’il ne le semble. Les architectes de la loi de 1905 étaient convaincus de parachever la Révolution française. On pourra toujours s’interroger sur laquelle (89 pour Gambetta et Ferry, 93 pour Clemenceau), mais ils se référaient à la « Grande Révolution », dont ils étaient convaincus être les héritiers.

 

L’œuvre révolutionnaire

Tout au long du XVIIIème siècle, les Lumières avaient ébranlé le catholicisme, en tant qu’institution bien sûr (l’Église), mais en tant que culte également (la religion elle-même). La Révolution française allait rendre possible ce que des individus éclairés avaient pensé – et malgré toutes les nuances que l’on peut trouver entre un déiste comme Voltaire ou un athée comme Diderot.

La question de la religion, de sa place dans la société et du rôle des ecclésiastiques, est éminemment complexe durant toute la Révolution. Ainsi, en avril 1790, Dom Gerle est mis en échec lorsqu’il propose que le catholicisme soit déclaré « religion d’État ».

Trois mois plus tard, le 12 juillet 1790, la Constituante décréta la Constitution Civile du Clergé, dont Monseigneur Boisgelin, archevêque et député d’Aix, avait été l’un des architectes. Cette forme de « gallicanisme civilisé » créait une Église constitutionnelle : le clergé était désormais rétribué par l’État, – la Nation possédait déjà les biens autrefois d’Église, novembre 1789 – et les évêques eux-mêmes étaient élus. Face aux réticences au sein de l’Église de France, l’assemblée décida le serment civique à la Constitution, en novembre 1790, pour les prêtres et les évêques. Mais un clergé réfractaire s’organisa, et celui-ci fut dans un premier temps toléré. La crise s’accentua avec la prise de position du Pape, contre la Constitution civile et le serment civique, qui ne pouvait que provoquer la guerre civile de religion. Plutôt que d’entrer dans les détails par le haut, je souhaiterais amener ici des détails « par le bas », ce qui donnera une image assez nette de la situation. Nous sommes à Aix, à l’automne 1790. Les chanoines du chapitre de Saint-Sauveur refusent d’appliquer un arrêté du département des Bouches-du-Rhône – qui siège alors à Aix –, excitant le fanatisme en laissant croire qu’on veut les priver du sacerdoce. Les très modérés et libéraux Amis de la Constitution d’Aix, donc jacobins, en vinrent à écrire : « Mais on observe que la hardiesse des ennemis de la chose publique ne provient que de la trop grande tolérance des corps chargés de veiller au maintien de la Constitution, et à l’exécution des Lois. » Plus marquant encore est le cas des Antipolitiques d’Aix, – qui sont le sujet de ma thèse –, également jacobins, club politique de cultivateurs et artisans catholiques d’extrême-gauche, inspirés par un abbé anticlérical (si si). Ils fustigeaient ce qu’ils appelaient « la religion du dehors », mettant en avant que le patriotisme et les valeurs civiques étaient la manière la plus juste de rendre grâce à Dieu, et surtout, ils furent l’un des fers de lance dans la lutte contre le fanatisme et contre le clergé réfractaire dans le Midi provençal. A l’instar d’autres protagonistes qui voulaient réintégrer les prêtres dans les rangs des citoyens, les sociétaires pétitionnèrent même auprès de la municipalité pour qu’elle interdise le port de la soutane en public. Pour les Antipolitiques d’Aix, comme pour bien des Patriotes, la religion devait se soumettre à la loi des Hommes.

Certes, comme écrit précédemment, sur la question de la religion les oppositions furent criantes. La déchristianisation de l’an II les exacerba. Je ne développerai pas non plus ici cette question, mais celle-ci fut violente, initiée notamment par des personnages comme Hébert, substitut du procureur de Paris et journaliste (Le Père Duchêne) et Fouché, commissaire de la Convention envoyé dans la Nièvre, qui prit des mesures radicales, d’autres excessives. Robespierre, a contrario, s’est toujours montré très prudent en matière de mesures anti-religieuses.

La « laïcisation » de la vie civile et politique poussa jusqu’à la mise en place du calendrier révolutionnaire (avec ces « Germinal », « Thermidor ») et la fête de l’Être suprême, à l’instigation de Danton (et non de Robespierre), qui n’est pas un culte catholique laïcisé comme le laissent entendre les tenants de la théorie « Robespierre, le parti prêtre ».

Tous ces jalons posés n’étaient pas la seule boussole des architectes de la Loi de 1905. La Révolution avait créé un précédent, montré un possible : la séparation pure et simple des pouvoirs spirituel et temporel ! En effet, sous le Directoire, dès septembre 1794, « la République ne paie ni ne salarie plus aucun culte » et, le 21 février 1795, on décrète la première séparation de l’Église, ou plus exactement des cultes et de l’État. Parmi les quelques mesures phares et fortes, citons :

« La loi ne reconnaît aucun ministre de culte : nul ne peut paraître en public avec les habits, ornements ou costumes affectés à des cérémonies religieuses. » ; « Aucune proclamation ni convocation publique ne peut être faite pour y [au lieu de culte] inviter les citoyens. » « Aucun signe particulier à un culte ne peut être placé dans un lieu public, ni extérieurement, de quelque manière que ce soit. »

Soumettre l’institution religieuse, soumettre le culte à la loi, assurer la prééminence des lois de la République, ou encore lutter vertement contre le prosélytisme, contre toute forme de prosélytisme, semblent avoir été le souci des législateurs. Mais le souvenir de l’intolérance et des persécutions religieuses devait être aussi prégnant, puisqu’au-delà de la liberté de culte, le culte lui-même était protégé : « Quiconque troublerait par violence les cérémonies d’un culte quelconque, ou en outragerait les objets, sera puni suivant la loi du 22 juillet 1791 sur la police correctionnelle. »

Le souvenir des guerres de religion, jusque très récemment pour les contemporains, expliquent l’intransigeance manifeste qui les animait et allait inspirer, 110 ans plus tard, les républicains et la radicalité de la Loi de séparation des Églises et de l’État.

 

Bonaparte et l’Église

Je ne m’étendrais pas ici sur le coup d’arrêt porté par Napoléon Bonaparte – fusse le seul coup d’arrêt aux acquis de la Révolution par ailleurs ? –, mais le Concordat de 1801 assurait à l’État et au Consul la tutelle sur l’Église de France. Il reconnaissait en outre le délit de blasphème et la religion catholique comme étant celle de la majorité des Français. Les dispositions du Concordat furent appliquées aux cultes protestant et juif – après que le Grand Sanhédrin fut contraint de reconnaître le droit commun.

 

Deuxième République et Second Empire : la place renforcée de l’Église

Ni la Restauration, ni même la monarchie de Juillet, ne remirent en cause le Concordat. Il n’était évidemment pas question de remettre à l’ordre du jour la loi de 1795. Pour autant, les lignes de fracture étaient bel et bien présentes et des partis pris bien distincts se dessinaient au grand jour, sous la Deuxième République. L’opposition entre le Comte Alfred de Falloux, Ministre de l’Instruction publique du Président Louis-Napoléon Bonaparte, et le député Victor Hugo – qui était devenu républicain –, illustre parfaitement les enjeux d’alors, qui, dans une certaine mesure, pourraient bien être également ceux d’aujourd’hui… Falloux souhaitait la fin du monopole de l’État sur l’Instruction publique, plaidait pour l’enseignement catholique dans le « primaire » et le « secondaire » et surtout, voulait que les évêques siégeassent aux conseils académiques. Il résuma lui-même sa pensée sans laisser planer la moindre ambiguïté : « Dieu dans l’éducation, le Pape à la tête de l’Église, l’Église à la tête de la civilisation. » Le Concordat paraît bien timoré face à cette conception. Hugo se positionnait aux antipodes du ministre de l’Instruction publique : « L’État chez lui, l’Église chez elle ! » Le député républicain posait un préalable, décrété par le Directoire : la séparation.

Hugo allait au-delà et surtout, il avait compris, face à la détermination de Falloux, que les enjeux pour établir une société de libres penseurs, émancipée et libérée du dogme, se cristallisaient au niveau de l’instruction. Aussi Hugo plaida-t-il pour une instruction primaire obligatoire et un enseignement public donné et réglé par l’État : « Je veux […] la liberté de l’enseignement, mais je veux la surveillance de l’État. » Surtout, il affirma : « L’État n’est pas et ne peut pas être autre chose que laïque ! »

Cependant, Falloux sorti vainqueur de ce duel et le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte accouchant du Second Empire et de Napoléon III, éloignait pour longtemps le possible laïque en France.

Je n’ai pas l’intention de développer ici l’opposition Ollivier / Bismarck, les conceptions françaises et pan-germanistes, ce n’est pas mon sujet – j’en traiterai dans mon livre –, mais la défaite de Sedan le 2 septembre 1870 puis la proclamation de la République le 4, allait raviver les vieux rêves révolutionnaires. La France perdait l’Alsace et les départements mosellans, ce qui ne serait pas sans conséquence pour le sujet qui nous occupe. La Commune, se faisant un vibrant écho de la Commune insurrectionnelle de Paris de la Révolution française, établit un projet audacieux et franchement anticlérical. Les Communards publient des textes proprement révolutionnaires : l’Église est séparée de l’État, le budget des cultes est supprimé, les biens religieux sont déclarés propriétés nationales et surtout, l’École est libérée de l’emprise de l’Église. Un projet qui ne voit pas le jour puisque l’armée des Versaillais ensanglante la Commune pendant une semaine : trébuchant au cimetière du Père Lachaise, la République sociale et laïque s’éloigne encore.

Ainsi, la IIIème République ne s’impose pas d’elle-même, et il faut attendre les lois de Jules Ferry, républicain « opportuniste », et une foisonnante production intellectuelle pour établir et définir le principe de Laïcité. La IIIème République sera laïque.

 

La Laïcité, point de convergence des forces républicaines

Le « parti » républicain ne peut pas ne pas revendiquer la Révolution française, mais tous les républicains ne revendiqueront pas la même – pour les détails, il faudra acheter le livre 😉 –. Néanmoins, tous, plus ou moins unis autour de l’anticléricalisme – « Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! », dira le « commis-voyageur » de la République) –, voyait dans le grand bouleversement de la fin du XVIIIème siècle la volonté de libérer la société, la Nation, donc les citoyens, du joug religieux. Ils allaient s’y rattachés pour définir un principe puissant, radical (si si), la Laïcité ! Le chemin jusqu’à 1905 fut long et sinueux, dans une République tenue, aux premières heures, par une chambre monarchiste alliée à des libéraux, le Président Thiers par exemple.

Gambetta, qui pourtant ne revendiquait pas l’héritage de la Révolution démocratique et sociale, est l’un des premiers à gravir la montagne. Ainsi, en 1875 : « Le grand effort de la Révolution française a été pour affranchir la politique et le gouvernement du joug de diverses confessions religieuses. » Ainsi donc, le catholicisme n’est pas seul mis en cause. Les penseurs de la laïcité avaient bien structuré leur combat au-delà de la seule Église catholique.

J’invite celles et ceux qui voient dans l’expression « penser leur combat » une forme d’excès à se saisir d’un dictionnaire et à chercher les définitions des mots « affranchir » et « joug », ou encore à se demander qui, historiquement, est affranchi.

C’est parce que les Républicains voulaient une société laïque, bien au-delà des seules institutions, qu’ils concentrèrent leurs efforts, dans un premier temps, sur l’École primaire – c’était alors la seule exclusivement confessionnelle. Elle était à la fois une conséquence et un point de départ. Les lois portées par le ministre de l’Instruction publique, Jules Ferry, étaient de facto fers de lances de ce projet. Ferry indiquait même, en 1880 : « La neutralité religieuse de l’École, la sécularisation de l’École, […], c’est […] la conséquence du pouvoir civil et de toutes les institutions sociales […] ».

La laïcité est un principe complexe, résultat de la longue histoire de l’émancipation de l’Homme, émancipation sinon du divin, du dogme religieux. La laïcité parachève cette histoire. Il n’appartient pas à ceux qui la sacrifient sur l’autel du clientélisme électoral ethnico-religieux de la définir. Il me paraît plus judicieux et pertinent de céder cette tâche à celui qui l’a –  probablement – définie le premier, Ferdinand Buisson. En effet, le mot apparaît probablement pour la première fois dans son Dictionnaire de pédagogie de l’instruction primaire, publiée en 1887, avant d’être réédité en 1911. Dans la seconde édition, alors que la loi de 1905 a été promulguée, c’est belle et bien une ligne que les tenants du relativisme qualifie de « dure » qui est affirmée. Ainsi, l’entrée « Laïcité » s’ouvre en les termes suivants :

« Ce mot est nouveau, et, quoique correctement formé, il n’est pas encore d’un usage général. Cependant le néologisme est nécessaire, aucun autre terme ne permettant d’exprimer sans périphrase la même idée dans son ampleur. »

L’ampleur du concept semble par définition bien éloignée de l’idée de compromis, qui porte a contrario intrinsèquement celle de petitesse ou d’insuffisance. Buisson se livre à une brève explication sur la progressivité historique des mesures d’émancipation de la tutelle de l’Église, évoquant les institutions, les différents pouvoirs. Si Buisson s’arrêtait là, il accréditerait l’idée absurde – nous y reviendrons – des tenants du relativisme – par définition contraire à la laïcité – qui soutient « c’est l’État qui est laïque, pas les citoyens. » Bien au contraire, Buisson poursuit : « Mais la sécularisation n’est pas complète quand sur chacun de ces pouvoirs et sur tout l’ensemble de la vie publique et privée le clergé conserve un droit d’immixtion, de surveillance, de contrôle et de veto. » De fait, si la laïcité n’est pas l’athéisme d’État, elle entend bien préserver la vie publique des immixtions des institutions religieuses et armer les consciences individuelles – nous y reviendrons également. La référence à la Révolution ne se fait pas attendre, le propos de Buisson mettant à terre sans coup férir les mesures relativistes qu’une ministre de l’Éducation nationale avait instituées : « La Révolution française fit apparaître pour la première fois dans sa netteté entière l’idée de l’État laïque, de l’État neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique. » Nous noterons que cette définition de 1887 avant la promulgation de la loi, est confirmée en 1911, dans un ouvrage à destination des enseignants. Les relativistes, les pourfendeurs du concept, les acteurs du compromis, des tractations hésitantes, du consensus mou, diront « Buisson écrit l’État » – comme s’il s’agissait d’une entité abstraite coupée des citoyens, ce qui est par ailleurs le contraire de la démocratie –, mais Buisson fracasse ces inepties et cible très ouvertement, déjà, ce que l’on appelle aujourd’hui, le relativisme culturel : « Malgré les réactions, malgré tant de retours directs ou indirects à l’ancien régime, malgré près d’un siècle d’oscillations et d’hésitations politiques, le principe a survécu : la grande idée, la notion fondamentale de l’État laïque, c’est-à-dire la délimitation profonde entre le temporel et le spirituel, est entrée dans nos mœurs de manière à n’en plus sortir. Les inconséquences dans la pratique, les concessions de détail, les hypocrisies masquées sous le nom de respect des traditions, rien n’a pu empêcher la société française de devenir, à tout prendre, la plus séculière, la plus laïque de l’Europe. » Voilà qu’au-delà de la définition de la laïcité, – certains diront de « la laïcité à la française » – Buisson revendique haut et fort les spécificités, l’exceptionnalité, la radicalité du choix politique de la société française. Car oui, il est bien question de politique, de philosophie, donc d’une opinion assumée. La laïcité ne se réduit pas à une modalité juridique – et n’est-il pas temps de rappeler qu’il n’appartient pas au pouvoir judiciaire de défaire ou de s’opposer à ce que le pouvoir législatif a façonné.

 

Un principe politique radical traduit en droit

            Ni athéisme d’État ni œcuménisme. En 1903, Georges Clémenceau et Émile Combes cernent les deux piliers qui vont soutenir la loi à venir promulguant la Laïcité. « Cette séparation de l’Église et de l’État que j’appelle, […] j’entends qu’elle ait lieu dans des conditions de libéralisme telles que personne, qu’aucun des Français qui voudront aller à la messe ne puisse se trouver dans l’impossibilité de le faire. » Clémenceau assure donc la protection de la liberté de culte – dans l’Ancien Régime, on aurait probablement dit la liberté religieuse. Nous verrons bientôt que la liberté de culte n’est pas la liberté de conscience. La liberté de culte est une garantie qui permet de facto de distinguer la laïcité de l’athéisme d’État. Quant à Combes, il affirme : « Tout ce que nous demandons à la religion, parce que nous avons le droit de lui demander, c’est de s’enfermer dans les temples, de se limiter à l’instruction de ses fidèles et de se garder de toute immixtion dans le domaine civil et politique. » Le choix des mots illustrent la radicalité du concept. Certains diront « Combes fut le grand perdant » des « disputations » dans le camp laïque. Or, rien n’est plus faux, ou disons plus en nuance, plus inexact, car si Briand – rapporteur de la loi – s’est montré rassurant auprès de l’Église, qui craignait d’être dépossédée de ses biens et que l’on institua l’interdiction du culte – surtout elle comprenait qu’on lui retirait tout pouvoir –, il n’a pas cédé un pouce de terrain aux catholiques. Au cours des débats parlementaires, il s’est montré aussi âpre et radical que Combes, alors Président de l’Assemblée nationale. Mais le manque de rigueur intellectuelle de certains acteurs aujourd’hui, la volonté peut-être de semer le trouble et la confusion, la confusion justement et enfin, entre la position radicale des Clémenceau, Combes, Jaurès (si si !) avec l’extrémisme de Maurice Allard, qui voulait que « l’areligion devint la norme », suffit à certains à faire passer Aristide Briand pour un acteur du compromis – de la compromission ? J’ajouterais à cette liste de griefs que les nombreux articles que j’ai lus, y compris sur des sites académiques, poussent jusqu’à supprimer tout le vocabulaire de combat employé par Jaurès et Briand pour ne garder que les verbes tempérés, réels évidemment, des députés, dans le but de faire croire que l’on procédait à une loi de compromis… La malhonnêteté intellectuelle flirte ici allègrement avec la manipulation et l’indécence.

Comprendre la loi de 1905 n’est pas connaître les 44 articles qui la composent. Tout le monde sait lire et est capable de cliquer sur Légifrance. Il est nécessaire de comprendre l’exposé des motifs – dont j’ai proposé ici une synthèse – et surtout, l’esprit de la loi. Et c’est bel et bien une loi équilibrée et de combat, à la fois un bouclier ET un glaive, que le bloc des Gauche façonna, avec radicalisme[1] et sans excès. Rappelons que l’Alsace et les départements mosellans étaient alors toujours allemands…

L’article le plus important, celui qui exprime le plus clairement le divorce prononcé – là où le Concordat est un « mariage de raison » – est sans nul doute le premier.

« La République assure la Liberté de conscience. Elle garantit la libre expression des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. »

Il me paraît indispensable de définir la liberté de conscience. Elle est par définition individuelle, même si elle peut être exprimée dans un collectif. La liberté de conscience, c’est la liberté pour les individus de ne pas croire, pas celle « de croire ou de ne pas croire ». La liberté de conscience, c’est le pouvoir rendu aux Hommes de penser par eux-mêmes, c’est le pouvoir brisé des Églises, autrefois exercé sur les consciences.

La liberté de conscience, c’est la supériorité réaffirmée de la science et de la raison sur la croyance et les superstitions, c’est la maxime des Lumières de nouveau reconnue : « Chaque chose du monde doit être éclairée par les lumières de la raison. » Cédons la parole au parait-il très modéré Monsieur Briand qui, à l’occasion des débats, n’a eu de cesse d’opposer « libres penseurs » et « catholiques ». À titre d’exemple, un propos tout à fait modéré de Briand, lors des discussions de l’article 34, qui prévoit des sanctions pénales (si si !) contre le ministre du culte – c’est-à-dire celui qui assure le culte. Briand : « Vous ne pouvez pas assimiler le cas d’un orateur public devant des citoyens avertis, c’est-à-dire habitués à ramener les paroles entendues à de justes proportions, avec le cas du ministre du culte parlant dans l’église, du haut de sa chaire, sous une protection spéciale devant un public de fidèles, courbés sous sa parole, qu’ils n’ont jamais discutée. » Ici, Briand dénie rien moins aux croyants que la possibilité de penser par eux-mêmes – ce qu’on appelle la conscience libre –, voilà une étrange façon de chercher le consensus… La liberté de culte n’en est pas moins garantie et protéger par la loi, contre les velléités d’un projet excessif, soutenues par les positions ultra-rouges d’un Maurice Allard par exemple. Nous noterons du reste que la loi prévoit de restreindre – de soumettre ? – la pratique d’un culte à l’intérêt de l’ordre public. S’il est question des cultes, et de l’exercice des cultes, non du catholicisme, alors il n’y a pas de raison, sauf à verser dans le clientélisme électoral ethnico-religieux, de soustraire l’islam aux lois de la République. Ce qui a été imposé aux cultes catholique, protestant, luthérien, juif, a simplement vocation à être imposé de la même façon au culte musulman !

            Il est d’ailleurs important de rappeler ici aux chroniqueurs apprentis sorciers qui s’improvisent historiens ou philosophes, l’article 2 et ce qu’il engage – c’est pourtant évident…

« La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. »

À l’occasion  d’une émission de seconde partie de soirée qui ambitionne de nous empêcher de dormir le samedi, un chroniqueur aux sourcils grincheux disait à une future ex-députée de Droite déjà sans voix, que la République ne savait pas ce qu’était une religion, ne connaissait pas la religion, c’est ce que signifiait « ne reconnaît pas »,  – comme par exemple vous qui me lisez sans connaître mon visage, « vous ne me connaissez pas ». Oui, abstenons-nous ici de citer Audiard, et rappelons simplement que « ne reconnaît pas » signifie « n’admet pas la légitimité de… ou à … ». L’on pourrait par ailleurs rappeler l’article 2 à ces élus qui subventionnent des associations cultuelles islamiques sous couvert de projet soi-disant culturels. De la même manière, il nous faut leur rappeler ce que stipule le nouvel article 26 :

« Il est interdit de tenir des réunions politiques dans les locaux servant habituellement à l’exercice d’un culte. »

Chaque période de campagne électorale nous rappelle l’amnésie de certains candidats… Plus prompts à aller dans des mosquées du reste que dans des églises – depuis peu frappées par une étrange maladie, l’incendite aiguë… J’entends déjà – mais j’ai l’habitude – les habituels « islamophobe » en écho avec les traditionnels « collabeur » – j’ai aussi l’habitude –, qui rappelle que les hérauts de l’extrême-droite islamique aujourd’hui jouent sur le même registre que ceux de l’ultra-droite catholique d’hier. Briand moquait ainsi le député Groussau, lors de la séance du 26 juin 1905, où l’on débattait des processions religieuses : « L’esprit critique de M. Groussau à des ressources inépuisables. Quelque puisse être notre projet, même libéral à l’excès, nous sommes d’avance bien certains que, par quelque côté, l’honorable M. Groussau le trouvera encore intolérant et persécuteur. »

C’est par ailleurs le lendemain que l’on discuta de la question des emblèmes religieux et de leur emplacement. L’article 26 – attention, devenu 28 – est écrit en ces termes :

« Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires ainsi que des musées ou expositions. »

Je pourrais commencer par écrire que la question des crèches dans les mairies a donc déjà été tranchée. Le Président des Maires de France n’a donc pas à solliciter des maires leur bon vouloir, mais simplement à énoncer un rappel à la loi.

Aujourd’hui, il n’est pas rare d’entendre que les termes « emplacement public » définissent les seuls bâtiments de l’État. Il y aurait ici un flou juridique, exploité par les partisans de la coexistence œcuménique héritée des modes de vie anglo-saxons. Il se trouve qu’en 1905, les catholiques eux-mêmes avaient essayé d’exploiter une « soi-disant » faille qui relevait de la malhonnêteté intellectuelle de la Droite diront certains, de la naïveté de Briand diront d’autres. Toujours est-il que le rapporteur de la loi, en artisan du compromis parait-il, moqua purement et simplement ses adversaires de Droite et leurs arguments de son point de vue fallacieux, réinvestis aujourd’hui par… la Gauche ! C’est probablement l’une des plus longues interventions de Briand – ce qui pourrait conforter les partisans de « sa naïveté » car la rédaction n’a pas pour autant été modifiée.

« Il convient de s’entendre tout d’abord sur la signification exacte et la portée réelle de l’article 26. Je n’aurais pas cru nécessaire de fournir les explications que demandait tout à l’heure l’honorable M. Aynard, parce que j’avais pensé que la seule lecture de cet article suffirait à en dégager tout le sens. »

Ainsi donc, Briand ne voit pas dans l’article de flous quant aux intentions du législateur. Mais dans les débats, il prend le temps de préciser sans la moindre ambiguïté :

« Par les termes « emplacements publics », nous visons les rues, les places publiques ou les édifices autres que les églises et les musées. »

Dans les nombreux articles que j’ai lu, il a été systématiquement relevé le fait que Briand expliquait qu’il n’était nullement interdit à un particulier de décorer la façade de sa maison ou son terrain privé selon ses goûts, fussent-ils cultuels. La chose est en effet incontestable. Je m’étonne cependant de deux éléments :

  • Cela est rédigé de telle façon à faire dire que les signes et emblèmes religieux peuvent être partout en dehors des bâtiments de l’État, soit exactement le contraire de ce qu’affirme Aristide Briand – je développerai davantage de précisions dans l’ouvrage, en livrant d’autres propos de Briand, je ne fais ici qu’une synthèse.
  • Le passage sous silence des propos sans concessions – et emprunts de radicalisme – de Briand sur la nécessité de préserver l’espace public des manifestations religieuses, en clair, les propos traduisant la pensée tranchée du député socialiste.

« Dans notre société moderne l’art peut heureusement se manifester sous d’autres formes que la forme religieuse. » Chacun appréciera l’ironie teintée d’une forme de mépris sympathique du rapporteur, qui se définit comme un libre penseur, face à ceux qu’ils nomment, en séances, « les catholiques ». « Au surplus, si les catholiques ont une persistance pour cette forme de l’art, libre à eux de la satisfaire chez eux, dans leurs propriétés particulières ; mais qu’ils n’aient pas la prétention exorbitante d’accommoder à leur goût exclusif les rues et les places publiques qui sont à tous les citoyens français sans exception. » Il me semble que l’on a pu faire plus modéré… Non seulement Briand ne fléchit pas, mais en plus il insiste sur l’émancipation de l’espace public. Il ira jusqu’à dire « […] ne nous obligez pas à subir ces manifestations […] ». Il n’est pas question ici de nier le souci, réel, des architectes de la loi de 1905, de garantir la liberté de culte, de la protéger, mais de comprendre qu’il était évident pour eux que le culte s’exerçait dans les lieux de cultes. Doit-on s’étonner, s’inquiéter, que des personnalités publiques et des universitaires ne mettent en exergue que les éléments, essentiels, garantissant le libre exercice des cultes, pour mieux passer sous silence les prises de positions radicales des législateurs, Briand en ligne de front ? Le député socialiste ira jusqu’à préciser :

« Je vous indique que par ces mots « emblèmes, signes religieux », nous entendons désigner des objets qui ont un caractère nettement symbolique, qui ont été érigés moins pour rappeler des actions d’éclat accomplis par les personnages qu’ils représentent que dans un but de manifestation religieuse. »

N’est-il pas étonnant dès lors d’évoquer quelque ambiguïté, quelque inflexion modérée ? Par ailleurs, en quoi cette posture radicale, déterminée, de combat, serait-elle excessive, catophobe ou islamophobe – usons des qualificatifs « tartes à la crème » de notre époque idiocratique – puisqu’elle n’interdit en rien l’exercice des cultes ? Y a-t-il là quelque persécution des croyants ?

Ne doit-on au contraire percevoir la volonté de protéger la raison et l’espace public des immixtions de TOUTE religion ?

Ce radicalisme de la position républicaine, de ce que certains appellent une « laïcité de combat » – tautologie – est de surcroît une bonne nouvelle pour le croyant : le culte est entièrement tourné vers la foi, centré sur sa vocation première, essentielle, la spiritualité. Laquelle spiritualité ne saurait être limitée à la seule religion. De la même manière, la laïcité ne saurait être limitée au principe de séparation. Affirmer l’inverse reviendrait à soutenir – rassurez-vous, ils osent – que les États-Unis d’Amérique sont un pays laïque, puisque la séparation de l’Église et de l’État est garantie par la Constitution. Au tribunal, on y jure pourtant encore sur la Bible. Par ailleurs et dans le même ordre d’idées, il me faut préciser ici que Jésus n’est pas non plus laïque. Certes, il répond « Il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », mais il dit aussi « Heureux ceux qui croient sans avoir vu », ce qui est l’exact opposé de la liberté de conscience, élément premier de la laïcité.

            Je voudrais finir cette synthèse – j’insiste, synthèse – par les deux éléments les plus offensifs de la laïcité, prévus par la loi de 1905. Il est absolument nécessaire de les rappeler, moins pour se distancier d’une vision édulcorée qui prétendrait que la laïcité n’est pas un glaive, que pour répondre à celles et ceux qui se réfugient dans les bras de l’extrême-droite nationaliste et de l’ultra-droite catholique, convaincus que la laïcité est un principe œcuménique incapable de protéger la société, la République française, des velléités politiques de l’islam.

 

Article 34 (modifié par l’ordonnance du 19 septembre 2000) :

« Tout ministre d’un culte qui, dans les lieux où s’exerce ce culte, aura publiquement par des discours prononcés, des lectures faites, des écrits distribués ou des affiches apposées, outragé ou diffamé un citoyen chargé d’un service public, sera puni d’une amende de 3750 € et d’un emprisonnement d’un an, ou de l’une de ces deux peines seulement.

La vérité du fait diffamatoire, mais seulement s’il est relatif aux fonctions, pourra être établi devant le tribunal correctionnel dans les formes prévues par l’article 52 de la loi du 29 juillet 1881. Les prescriptions édictées par l’article 65 de la même loi s’appliquent aux délits du présent article et de l’article qui suit. »

Les législateurs avaient parfaitement conscience de la position de prestige, de la perception par la population d’une certaine rectitude morale, dont jouissaient les ecclésiastiques. En conséquence ils savaient que celles-ci donnaient à leurs paroles « une force de pénétration toute particulière » (Briand). C’est la raison pour laquelle, disait Briand, « il est […] indispensable que des précautions soient prises contre l’abus qu’il [le ministre du culte] peut en faire. » – A l’époque, la Gauche applaudissait, aujourd’hui, elle crie à l’islamophobie… Ne sont-ils pas nombreux ceux qui affirment que l’on ne dispose pas d’éléments pénaux pour lutter contre le fanatisme – une fois encore, le terme « radicalisation » n’a aucun sens en la matière ? Ne sont-ils pas nombreux à dévoyer la notion « d’État de droit », affirmant que toute mesure d’exception serait une dérive grave ? Briand leur répond, à plus d’un siècle de distance, et du haut de son supposé modérantisme :

« […] le prêtre qui, dans l’église, dans la chaire, se laissera entraîner à outrager, à calomnier des agents de l’autorité publique, sera indigne de la bienveillance de la loi. Sa culpabilité ne peut relever du droit commun, elle est exceptionnellement grave et, comme telle, elle appelle aussi logiquement ces sanctions exceptionnelles. »

À l’époque, la Gauche exultait dans un tonnerre d’applaudissements, aujourd’hui, elle crie aux mesures liberticides… Briand n’a jamais fait preuve de modérantisme, il a fait preuve de tempérance, ce qui n’est pas exactement la même chose. Le législateur allait plus loin, conscient des risques de guerre civile que pouvaient engendrer le prosélytisme religieux, l’excitation du fanatisme, et c’est bel et bien le glaive qu’il leva alors.

 

Article 35 :

« Si un discours prononcé ou un écrit affiché ou distribué publiquement dans les lieux où s’exerce le culte, contient une provocation directe à résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l’autorité publique, ou s’il tend à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres, le ministre du culte qui s’en sera rendu coupable sera puni d’un emprisonnement de trois mois à deux ans, sans préjudice [= sans compter] des peines de la complicité, dans le cas où la provocation aurait été suivie d’une sédition, révolte ou guerre civile. »

Lorsque des journalistes ou des politiques affirment que l’on ne peut rien faire à l’encontre d’imams salafistes par exemple, qui tiendraient des propos haineux appelant à la violence, sous prétextes qu’ils seraient prononcés dans la mosquée, et que le principe de séparation rendrait l’État impuissant en la matière, ils se trompent, ou ils mentent. Ce n’est pas que l’on ne peut rien faire, mais on ne veut rien faire. Nonobstant pour quelles raisons ? Complaisance ? Lâcheté ? Complicité ? Ignorance ? Collaboration ? Clientélisme électoral fondé sur des bases ethnico-religieuses ? Les réponses sont contenues dans les questions.

Jaurès, quant à lui, ne s’est guère montré plus flexible. Alors que bien souvent, on le présente comme un homme ayant cherché le compromis parce qu’opposé au schisme proposé par Allard – Jaurès savait que le schisme, c’était la guerre civile, et rappela « La France n’est pas schismatique, elle est révolutionnaire ! » –,  il fustigea au contraire cette notion de compromis. « Il [notre pays] ne se refuse point à demi, il ne se réfugie pas dans l’incertitude des compromis ! ».

S’il rappela en effet et à raison que le législateur ne faisait pas une œuvre de brutalité mais de sincérité, il ne se montra pas moins radical que ses amis Clémenceau ou Combes, usant avec la force de conviction que l’on reconnaît au philosophe, un vocabulaire de combat. Pour exemple :

« Et c’est en dressant contre ces Églises, la grande association des Hommes travaillant au culte nouveau de la justice sociale et de l’humanité renouvelée, c’est par-là, et non par des schismes incertains, que vous ferez progresser ce pays conformément à son génie ! »

Nous devons comprendre que la Laïcité est un principe exceptionnellement efficace, parce qu’à la fois équilibré et déterminé, parce qu’à la fois raisonnable et radical, parce qu’à la fois le bouclier et le glaive. Pourquoi la laïcité ? Parce qu’il est nécessaire qu’une Nation, qu’un État, assure aux citoyens les moyens de se façonner une pensée libre, émancipée des dogmes, pour préserver de facto la liberté de conscience, non celle de se soumettre. Comment ? En instituant la séparation des cultes, de tous les cultes, et de l’État.

Les coups de boutoirs du Conseil d’État, ceux de l’abattoir national de la laïcité, mais aussi notre désarmement intellectuel, notre incapacité aujourd’hui à concevoir et replacer la laïcité dans sa dimension historique, essentiellement politique, sont autant de menaces pour la laïcité elle-même bien sûr, mais pour la société toute entière, pour la République française, pour la Nation, – oserais-je écrire pour la Patrie ? Et la Nation, c’est chacun d’entre nous, quelles que soient nos options spirituelles, nos convictions politiques, nos origines ethniques. Si nous perdons de vue la finalité, « chaque chose du monde doit être éclairée par les lumières de la raison », et ce que cette finalité induit, les heures sombres que nous vivons auront des conséquences plus terribles que celles que les moins timorés projettent.

Nous pouvons mettre en perspective, questionner, critiquer la louve capitoline. Nous devons pouvoir faire de même avec Abraham, Jésus, Muhammad, Bouddha, Amaterasu,

 

Enfin, à ceux qui ont l’outrecuidance de soutenir cette absurdité : « C’est l’État qui est laïque, pas les citoyens », répondons raisonnablement – au sens propre du terme.

  • D’abord, les architectes de la loi de 1905 ne faisaient pas cette distinction. Cette dichotomie dans une Nation qui se veut démocratique est récente, dégainée pour servir des intérêts bassement électoralistes.
  • La Démocratie vise à resserrer le lien entre l’État et les citoyens, à les unir, non à en faire deux entités distinctes, à les désunir. L’État, c’est nous. L’État, c’est l’appareil administratif, politique, de la Nation, émanation des citoyens.
  • « C’est l’État qui est laïque, pas les citoyens » ? « Laïque », laikos, « le peuple »…

 

[1] « Radical », définition Littré entrée 6 : « Terme de politique. Qui travaille à la réformation complète, absolue, de l’ordre politique dans le sens démocratique. » Mais aujourd’hui, nous utilisons les termes « radical » ou « radicalisé », dans le contexte du terrorisme islamique, pour ne pas employer ceux qui conviennent en réalité : « fanatique », « fanatisé ».

 

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

Synthèse de La laïcité, le glaive et le bouclier (à paraître)