Pour passer l’histoire à la loupe, il y avait un site, ce site ; maintenant il y a une association. Le Cercle Laïque d’Animation et de Formation d’Éducation Populaire et Sportive (CLAFEPS), dont le nom cible bien les objectifs affichés et à tenir, est enfin paru au Journal Officiel. Nous avons créé cette association pour que vous, citoyens et/ou associations, puissiez partager notre passion de l’Histoire, notre combat pour la République française laïque, démocratique et sociale, dans les règles de l’art. Après un petit contre-temps, nous vous prions de nous en excuser, il ne reste plus qu’à ouvrir le compte en banque, vous pourrez alors nous adresser vos adhésions. D’ici là, réservez votre matinée du 23 janvier 2022 pour notre premier « Petit déjeuner de l’histoire« , où nous plongerons dans les Commentaires sur la guerre des Gaules de Jules César. (10€ pour les adhérents au CLAFEPS, 20€ pour les non-adhérents).

André Vauchez est historien médiéviste, membre de l’Ecole française de Rome – qu’il a dirigé de 1995 à 2003 – et membre de plusieurs Académies en Europe, dont, en France, la prestigieuse Académie des Inscriptions et Belles Lettres, depuis 1998. Universitaire – il a enseigné à Rouen et à Nanterre –, il est l’un des plus éminents spécialistes de l’histoire de la sainteté médiévale et de la spiritualité en Occident. Auteur d’une thèse intitulée La Sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge (1198-1431) : Recherches sur les mentalités religieuses médiévales, soutenue en 1978, il a publié de nombreux ouvrages thématiques parmi lesquels La Spiritualité du Moyen Âge occidental VIIIe-XIIIe siècle, Presses Universitaires de France, 1975, La Sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge (1198-1431), École française de Rome, 1981, ou encore Saints, prophètes et visionnaires, Le pouvoir surnaturel au Moyen Age, Bibliothèque Albin Michel Histoire, Paris, 1999, dont nous proposerons ici une analyse critique de son article 5, « Les images saintes : représentations iconographiques et manifestations du sacré ».

Resituons au préalable l’ouvrage et son ambition, tels que nous les percevons dans l’introduction de l’auteur.

Il s’agit de comprendre la construction théologique du merveilleux et les tentatives d’encadrement, par l’Église, des pratiques et rituels liés aux miracles et à la sainteté. Il est donc ici question de politique, ou plutôt d’usage politique du « surnaturel chrétien », bien loin de l’idée reçue, comme nous l’avons vu, d’une quelconque perpétuation du paganisme.

Rappelons par ailleurs que l’article 5 que nous nous proposons d’étudier se trouve dans la première partie de l’ouvrage, elle-même intitulée « La sainteté comme pouvoir« . Vauchez nous invite cependant à éviter plusieurs écueils, au premier rang desquels un regard infantilisant considérant, à l’instar des « historiens romantiques » du XIXème siècle, qu’il y aurait de la naïveté dans cette omniprésence du merveilleux ou du surnaturel au Moyen Age. L’auteur, toujours dans son introduction, écrit : « Le surnaturel n’est pas un concept, c’est un monde. Ce livre vise à en prendre la mesure, sans prétendre résoudre les nombreux problèmes que posent encore à l’historien son approche et son étude. » Se pose de facto la question des sources : récits, traditions rapportées, témoignages – quel crédit « scientifique » leur apporter ? –, procès de canonisation, … André Vauchez lui-même prend toutes les précautions d’usage nécessaires, rappelant qu’entre les travaux novateurs de Marc Bloch en 1924 et « la vogue de l’histoire des mentalités » qui avaient suscité un regain d’intérêt pour la thématique que nous questionnons, trente-six ans s’écoulèrent. Aussi, au fil de cette enquête à visée monographique, enrichie par les apports méthodologiques de l’anthropologie, nous noterons, avec l’auteur, que les questions spécifiques de la sainteté médiévale en Occident ont peu été traitées – du moins pendant longtemps – par les historiens, nous y reviendrons. De fait, dans cet article 5, « Les images saintes : représentations iconographiques et manifestations du sacré », Vauchez renvoie souvent aux mêmes sources de premières mains – La légende dorée de Jacques de Voragine évidemment –, aux travaux de Wirth, de Le Goff ou de Hubert, ou plus encore aux siens propres. Nous constaterons enfin que les images saintes elles-mêmes, ou les statues-reliquaires, sont des sources pertinentes, les références à leur sujet et leurs usages attestant en soi de l’importance du phénomène.

 

C’est avec deux cas de cruentatio qu’André Vauchez ouvre son cinquième article. Les deux phénomènes sont mis en parallèle l’un de l’autre : le premier se déroule avec, « en toile de fond », la guerre de cent ans et met en présence deux rivaux : le Duc de Bretagne, Jean de Montfort, vainqueur de Charles de Blois, tué en 1364 lors de la bataille d’Auray, durant la guerre de succession de Bretagne. Le second, un siècle plus tôt, se concentre sur l’évêque de Hereford, Thomas de Cantiloupe, excommunié injustement par son supérieur hiérarchique, John Peckham, archevêque de Canterbury – Cantiloupe fut finalement canonisé par le Pape Jean XXII. Ainsi, les deux récits rapportés par l’auteur placent en leur cœur deux hommes qui, chacun dans un contexte spécifique, prennent une dimension de martyr. Centrons-nous davantage sur les deux phénomènes rapportés.

Dans le cas de Charles de Blois, le récit raconte que le Duc Jean avait fait recouvrir de blanc une fresque représentant son défunt rival, à genoux en armes devant un arbre de vie relatant la légende de Saint-François. Or, le jour de la purification de la Vierge, deux trainées rouges coulèrent de la fresque puis, une fois poignardée par deux soldats anglais – Jean de Montfort était soutenu par les Anglais –, l’écoulement de sang s’accentua.

Dans le second récit, on apprend que l’évêque déchu se rendit en Italie pour plaider sa cause auprès du pape et être relevé dans ses fonctions. Mais Thomas de Cantiloupe mourut à Orvieto et sa dépouille fut ramenée en Angleterre. Lors de la traversée du diocèse placé sous l’autorité de l’archevêque John Peckham, les restes de l’évêque excommunié saignèrent. Ici, André Vauchez nous rapporte deux récits qui ont bien moins la saveur de l’histoire dite « scientifique » que celle d’une légende. Mais peu importe qu’ils soient documentés ou non – Vauchez n’aborde pas ici la nature de ses sources, s’il existe des sources contradictoires –, ni même si une justification politique peut être construite à partir de ces récits. Là n’est pas le propos de l’auteur. Nous devons donc chercher ailleurs les éléments d’analyse relatifs à la pertinence de ce qui est raconté.

Tout d’abord, Vauchez nous raconte une Histoire des saints incarnée, ce qui tend à démontrer le souci que l’Église avait, déjà, de l’Incarnation et donc, de construire une théologie de l’Incarnation. Ces récits que l’historien nous rapporte renvoient aux Écritures, à la Passion de Jésus et au Christ en croix. Ne peut-on lire dans ces saignements abondants de la relique de Thomas de Cantiloupe et de l’image de Charles de Blois un écho des stigmates du Christ, posant pour modèle à suivre celui qui pour servir Dieu endure le martyr ? Il y aurait donc une certaine constance depuis les « témoins de Dieu » martyrisés de l’Antiquité.

De surcroît, dans un cas comme dans l’autre, Vauchez nous précise qu’il s’agit d’une ordalie : par ces saignements, Dieu désigne les coupables. Relevant « le caractère relativement banal de tels épisodes », l’auteur nous explique enfin que l’Église avait pensé et encouragé un processus de substitution des images aux reliques ; l’épisode de la relique de Thomas de Cantiloupe précède d’un peu moins d’un siècle celui de l’image de Charles de Blois. Cependant, selon André Vauchez, ce processus de substitution aurait été bien antérieur au XIVème siècle. Pour le démontrer, l’auteur convoque l’œuvre hagiographique la plus emblématique du XIIIème siècle, La légende dorée de Jacques de Voragine, laquelle a largement contribué à construire une « mythologie chrétienne ». L’exemplum que Vauchez y puise nous intéressera à plusieurs égards. L’archevêque de Gênes raconte qu’un juif se fit sculpter une image de Saint-Nicolas dont il lui confia sa maison et ses biens. Jacques de Voragine relate qu’à l’occasion de l’une des absences du juif, des voleurs dévalisèrent sa demeure et à son retour, le juif maltraita le visage sculpté de l’évêque de Myre ; ce dernier serait apparu aux voleurs et les menaça de les révéler. Vauchez nous rapporte que dans le récit de Jacques de Voragine, probablement soucieux de l’inscrire dans la tradition d’une religion de la miséricorde, les voleurs « devinrent honnêtes et le juif se convertit à la foi chrétienne. » Si ce récit propose lui aussi une « mystique de l’Incarnation » et que l’on confère à l’image des « pouvoirs surnaturels », Vauchez nous propose l’interprétation suivante : « L’image est une médiation à saisir par le fidèle, une force qu’il peut obliger à s’actualiser. »

L’auteur bouscule ici une idée reçue, celle d’une dévotion extrême des sociétés médiévales, ou d’un blasphème supposé à brutaliser une image chargée d’un caractère sacré – Vauchez explique, par exemple, que les images de saints patrons étaient parfois « humiliées » dans leurs monastères. Enfin, sur cet aspect de la question toujours, concernant le juif, Vauchez précise que Jacques de Voragine prend ici une certaine distanciation, car le personnage n’est pas chrétien au moment des faits. Peut-être pourrions-nous ajouter, relativement à sa conversion et au-delà du « happy end » évoqué par l’auteur de l’article, qu’elle tend à illustrer la dimension universelle de la religion catholique – c’est d’ailleurs son sens étymologique – : l’exemple du saint, homme parmi les hommes, et le miracle, démonstration de la volonté divine, fers de lance de l’évangélisation.

La question des images – et de leur pouvoir – amène Vauchez à poser celle des statues-reliquaires dont la diffusion avait commencé aux IXème et Xème siècles. Avec toutes les précautions d’usage, l’auteur amène à considérer la variété des situations et attire notre attention sur l’absence de témoignages précis concernant les potentialités « surnaturelles » de ces statues-reliquaires. L’historien mobilise de fait les recueils de miracles, d’exemplaLiber miraculorum beatae Mariae Dolensis, La légende dorée, … – sources principales de documentation. Dans bon nombre de ces recueils, on lit des récits liés à des miracles accomplis par des statues de la Vierge Marie, souvent accompagnées de l’enfant Jésus. Ce que nous rapporte à ce sujet André Vauchez doit nous interroger sur deux points : la place grandissante de la figure de la Vierge dans l’Occident chrétien au Moyen Age et son corollaire, les débats théologiques très vifs autour de la question centrale de l’Immaculée Conception.

Ainsi, l’historien nous démontre que la virginité de Marie ne fut pas une évidence pour les hauts dignitaires de l’Église. Se dessine à travers cet article des lignes de fractures théologiques au sein de cette même Église, qui tenta, de conciles en procès de canonisation, d’encadrer des croyances, parfois des pratiques populaires ou cléricales et de trancher des questions qui générèrent de vives oppositions.

Vauchez rappelle à ce propos que les images saintes, ayant obtenu des prérogatives déjà élargies aux représentations du Christ et de la Vierge, allaient aboutir à la contestation hérétique : dès le milieu du XIIème siècle, on constate un refus des représentations figurées de Dieu et des Saints. Ce « procès en idolâtrie » n’est pas sans rappeler « la querelle des images » qui sévit dans l’Empire byzantin aux VIIIème et IXème siècles. Nous comprenons plus précisément alors cette sainteté comme pouvoir qui s’établit : face au rejet des images pieuses et à la négation hérétique, l’Église catholique romaine s’affirme comme élue de Dieu sur terre douée d’une mission pastorale, en attestent les signes tangibles que sont les miracles accomplis par les icônes et les statues-reliquaires. Ainsi, ces prodiges rapportés, prodiges à la dimension apologétique nous dit Vauchez, asseyent l’idée que l’image est habitée par la présence divine, que « l’iconographie prétend exprimer ‘’la présence réelle’’ du surnaturel à travers les signes. »

Si les sources que convoquent André Vauchez, La Vie de Saint-Antoine de Padoue racontée par Sicco Polentone au XVème siècle par exemple, nous permettent d’acter que l’Église concède que « certaines représentations sont plus que de simples supports visuels », elle affirme dans le même temps que toute manifestation du merveilleux n’est pas un miracle. En ce sens, la théologie scholastique en général et la pensée de Saint-Thomas d’Aquin en particulier allaient permettre de formuler une proposition pour admettre l’un et l’autre principe : en aucun cas l’honneur rendu à l’image ne lui est adressé, le culte est rendu à son « prototype ». La Virtus latente des images de Dieu et des saints est admise, reconnue, mais selon cette condition précise. Nous ajouterons que la crise iconoclaste de l’Empire byzantin prit fin en 843 avec des conclusions de cet ordre.

 

Les intérêts et les apports de cet article sont multiples et permettront au chercheur en histoire médiévale d’étudier ces questions avec un discernement subtil, de se garder d’affirmer ou de généraliser des réalités historiques supposées à la hâte. Tout d’abord, l’auteur nous invite à considérer les difficultés posées par la nature des sources et par l’état de la question, longtemps déconsidérée par les historiens, davantage préoccupés par les problématiques positivistes.

André Vauchez lui-même n’a de cesse de prendre toutes les précautions d’usage, allant jusqu’à écrire « À ma connaissance » . Il est donc nécessaire, semble-t-il, de poursuivre les travaux entamés – et l’auteur y renvoie régulièrement dans ces notes –, de chercher peut-être de nouvelles sources ou d’analyser à partir de nouvelles perspectives celles que l’on connaît déjà.

Le chantier paraît vaste, mais c’est aussi sur un ton proche de celui de l’essai, rendant le savoir accessible à l’amateur passionné, que l’auteur appelle à prendre la mesure de l’ambivalence – de l’ambiguïté ? – inhérente à la thématique : « Sans oublier non plus que les exigences, parfaitement légitimes, de la réflexion critique ne doivent pas nous faire perdre de vue la spécificité de ce domaine, où le chercheur ne s’aventurera qu’en marchant sur la pointe des pieds, de peur de réveiller la Belle au bois dormant. »

Au cours de ces douze pages d’analyse, André Vauchez nous invite à saisir la subtilité suivante : à la fin du Moyen Age, si l’on considère que toutes les images ne sont pas miraculeuses ou animées, il n’apparait pas anormal que d’autres le soient. Citant Alphonse Dupront qui avance l’idée que toute image sainte est « à la fois le relais et la source », l’auteur nous permet de cerner ce qui pourrait être la problématique centrale : comment l’iconographie propose-t-elle de construire une « mystique et une théologie de l’Incarnation » dont l’Église catholique romaine serait garante ? Et en cela investie d’une autorité émanant directement de Dieu ? Cependant, cet essor du merveilleux eucharistique, au fond, cette « mise en scène liturgique », n’a pas permis, loin s’en faut, de résoudre définitivement la question de l’iconoclasme : le XVIème siècle serait, en partie, celui de la Réforme.

MARTINEZ-GROS Gabriel, Brève histoire des empires, comment ils surgissent, comment ils s’effondrent, La couleur des idées, Editions du Seuil, 2014

 

        Brève histoire des empires, comment ils surgissent, comment ils s’effondrent est un essai historique commis par Gabriel Martinez-Gros. L’auteur, historien, est professeur émérite à l’Université Paris-Ouest Nanterre – La Défense. Gabriel Martinez-Gros est un éminent spécialiste du monde musulman médiéval, et plus particulièrement d’Al Andalous. Dans cet ouvrage, il se propose de porter une analyse sur le long processus qui voit successivement l’émergence des empires, leur apogée, leur déclin puis leur effondrement, éclairé par les théories politiques de l’historien musulman du XIVème siècle, Ibn Khaldûn. Ainsi, portant un regard original sur ces vastes ensembles territoriaux, économiques, politiques et culturels, il traite dès son introduction, dont nous proposerons ici une analyse,  des points communs et des différences entre les empires perse, « greco-romain » et chinois (Antiquité), musulman, carolingien et byzantin (Moyen Âge), ou encore l’emprise mandchou en Chine ou l’Inde islamique (des temps modernes à l’orée de l’époque contemporaine).

        Gabriel Martinez-Gros ouvre son propos en évoquant les échos de l’époque d’Ibn Khaldûn dans la nôtre : les grands ensembles – les Empires du Moyen Âge, les capitales effervescentes et prospères –, plaçant comme soucis commun la recherche et le maintien de la paix. Mais déjà, il convient à l’auteur d’établir un premier élément de nuance, d’importance :

aux temps d’Ibn Khaldûn et des grands empires qui l’ont précédé, « la paix est une tyrannie » car imposée par la violence, une approche a priori  rejetée dans nos sociétés occidentales contemporaines. Dès lors, le fil de la pensée politique d’Ibn Khaldûn étant le point d’éclairage de la proposition de Martinez-Gros, il est primordial de comprendre qui est ce lettré du XIVème siècle, ce qui semble à l’origine de sa conception du pouvoir.

Ibn Khaldûn est héritier d’une famille de notables andalous au service des Princes du Maghreb, qui fut contrainte de quitter la péninsule ibérique – il convient peut-être ici de rappeler qu’Ibn Khaldûn naît en 1332, soit un peu plus d’un siècle après la bataille de Las Navas de Tolosa, étape décisive dans la Reconquista chrétienne. L’auteur nous explique donc que le grand penseur musulman, à l’issue d’une « carrière politique » qu’il achève à quarante-cinq ans, se consacre à l’œuvre de sa vie – et probablement l’une des œuvres majeures de tout le Moyen Âge – : Le Livre des Exemples, dont la célèbre Muqaddima – « Introduction à l’Histoire universelle » – n’est « que » l’ouverture. Déni de réalité des gouvernants, usure du pouvoir, agonie annoncée d’empires jadis puissants, la perception – le constat davantage ? – d’Ibn Khaldûn semble résolument apocalyptique. Probablement car son œuvre se voudrait moins politique que spirituelle : Martinez-Gros voit dans Le Livre des Exemples la volonté du penseur arabo-musulman de « pénétrer le dessein de Dieu. » Mais il nous faut ici nous arrêter sur ce qui fait, selon Ibn Khaldûn, l’essence-même de l’Etat : la légitimation de la violence et la perception de l’impôt, lui-même acte de violence car contrôle sur des sujets humiliés.

        Vient ensuite la distinction puis la confusion progressive entre l’Empire et l’Etat. A ce propos, Gabriel Martinez-Gros nous rappelle que l’étymologie d’Etat, « stare », implique une forme de sédentarisation. De concert avec l’auteur, nous rappellerons, à notre tour, celle d’empire, « imperium », qui implique a contrario le commandement et la puissance militaires. L’état – et l’Etat – impérial serait-il contraint à la conquête, en opposition à la sédentarisation, processus politique complexe de civilisation qui consisterait, selon Ibn Khaldûn, à « répandre la lâcheté et combattre toute forme de solidarité parmi les sujets », réduisant à force de lois des populations nombreuses à la vie civile et à la production de richesses ? Notons ici que cette conception qui, d’une certaine manière, associe le confort de la sédentarisation, sa production de richesses, à une forme d’oisiveté qui conduirait à une faiblesse irrémédiable est déjà présente dans l’Antiquité.

En effet, Jules César l’évoque lui-même dans ses Commentaires sur la Guerre des Gaules, lorsqu’il justifie la valeur singulière des Belges sur les autres peuples gaulois : « Les plus braves de ces trois peuples sont les Belges, parce qu’ils sont les plus éloignés de la Province romaine et des raffinements de sa civilisation, parce que les marchands y vont très rarement, et, par conséquent, n’y introduisent pas ce qui est propre à amollir les cœurs, enfin parce qu’ils sont les plus voisins des Germains qui habitent sur l’autre rive du Rhin, et avec qui ils sont continuellement en guerre. »

Il y aurait donc, au cœur de cette opposition entre sédentaires et « tribus barbares », un rapport de force à l’avantage des seconds sur les premiers, même si ces populations tribales, souvent éparses, ne bénéficient pas de l’avantage du nombre. Martinez-Gros rappelle que lorsque les Arabes attaquent les empires perse et byzantin, la démographie ne plaide pas en leur faveur. De là, nous noterons deux facteurs importants selon Ibn Khaldûn : la division des compétences, de manière catégorique, entre ceux qui produisent et ceux qui combattent, aux antipodes du modèle du citoyen-soldat d’Athènes ou des paysans enrôlés au besoin, dans l’Europe chrétienne, dans les armées – par ailleurs, Martinez-Gros précise les limites des théories d’Ibn Khaldûn sur la réalité européenne ; le second, la nécessité pour l’émergence des empires d’une forte densité humaine, de terres fertiles, d’une « ambition bédouine » – puisque ces peuples des confins des Etats feraient les empires – opposée à des populations sédentarisées et désarmées. Mais la conquête amenant la tentative de stabilisation du pouvoir amènerait par là-même la sédentarisation, donc la délimitation d’un territoire – d’une autorité politique et fiscale -, l’installation d’un limes. Ainsi, selon Ibn Khaldûn, trois générations de quarante ans seraient nécessaires – suffiraient ? – pour voir une dynastie issue d’une ‘asabiya – population tribale armée – enlisée dans le processus civilisationnel, le déni de réalité et de facto s’effondrer, après avoir été renversée par une ‘asabiya rivale à laquelle elle avait remis les moyens de sa défense. Celle-ci serait condamnée à son tour à vivre le même processus – Cycle ? L’avantage impérialiste serait donc aux peuples pauvres des terres austères, à l’instar des populations du Royaume de Qin, qui donnèrent à la Chine son premier empereur, Qin Shi Huangdi, lequel établit un limes contre les Turcs Xiongnu, la Grande Muraille. Cependant, soucieux de nous inscrire dans l’entreprise de nuance et de relativité à laquelle nous invite l’auteur, nous pourrions nous demander par exemple qui, de la Gaule chevelue ou de la Rome républicaine, est aux confins de qui ? N’est-ce pas un « déplacement tribal », en l’occurrence celui des Helvètes poussés par les Germains, qui offrit au proconsul des Gaules et de l’Illyrie le prétexte dont il avait besoin pour entamer sa conquête ? César fait par ailleurs remarquer à plusieurs reprises, dans ses commentaires, que le génie militaire romain poussa des cités gauloises à se rendre sans même livrer combat, à la vue de ces grandes tours mobiles. Si Auguste perdit trois légions en Germanie, César avant lui, traversant un pont construit sur le Rhin, se rendit au-delà des confins du monde romain pour tenter de désarmer les ambitions « impérialistes » de ses populations tribales – ou prenait-il la mesure d’une possible conquête ? C’est au IIème siècle de notre ère que l’Empire romain, celui des constructions monumentales, de la romanisation, processus civilisationnel complexe, atteint son apogée et que Trajan déporte plus aux confins encore, le limes. Certes, les Sévères, dynastie berbéro-syrienne, étaient issus de ces peuples des confins de l’Empire. Notons immédiatement que Gabriel Martinez-Gros explicite qu’il arrive parfois que des peuples pourvus d’une culture écrite, d’un processus civilisationnel avancé, amorce une tentative de conquête, et se trouvent alors en-dehors du « schéma khaldounien ». Il énonce à ce propos les deux campagnes militaires de Toyotomi Hideyoshi en Corée, avant-poste de la conquête de l’Empire du milieu. Le projet d’Hideyoshi, qui ne fut jamais Shogun car d’extraction populaire, n’était-il pas moins de conquérir la Chine que d’unir sous une même bannière les samouraïs, presque condamnés à ne plus pouvoir s’affronter en ces derniers âges du Sengoku Jidaï – « la période des Provinces en guerre » –, pour stabiliser justement ce Japon impérial non encore réellement impérialiste ? Restons au Japon, puisque Gabriel Martinez-Gros évoque l’ère Tokugawa, marquée par son raffinement, une pacification inédite au Japon – deux-cent cinquante ans – et l’isolationnisme dirigé contre le rival chinois. Tokugawa Ieyasu est Shogun Seï-i-taï shogun, « Commandant en chef contre les barbares » – depuis six ans, dans un Japon désormais apparemment pacifié et unifié, lorsqu’en 1609 il détourne l’hostilité du clan Satsuma, vers Okinawa, île sinisée depuis la « colonisation » de Kumemura par des aristocrates chinois. Le Japon sédentaire attaque une population indigène, aux confins de son territoire, et achèvera le processus d’annexion en 1875, faisant officiellement de la principale île des Ryû-Kyû une préfecture japonaise. Gabriel Martinez-Gros avait justement attiré notre attention sur une autre limite à la théorie avancée par Ibn Khaldûn : si le processus de sédentarisation est trop avancé, comme par exemple à l’occasion des prémisses, au XVIIIème siècle, de la révolution industrielle, le progrès technique est libéré, la croissance de la population augmente – il nous rappelle que la population mondiale double au XIXème siècle – la production de richesses croît d’autant plus et le rapport de force des uns sur les autres ne peut plus être renversé.

        Ces quarante pages d’introduction au processus de surgissement et d’effondrement des empires présentent pour l’historien de multiples intérêts. Tout d’abord, Gabriel Martinez-Gros offre des données démographiques précises, de la « révolution néolithique » à la révolution industrielle. Ces données statistiques – et chronologiques – s’agencent avec précision ou réserves annoncées de l’auteur sur quatre à cinq grands ensembles : Moyen-Orient, Méditerranée, Chine, Inde et Mexique / Amérique centrale précolombienne. Des grands ensembles dans lesquels peuvent être confirmées ou infirmées les théories politiques d’Ibn Khaldûn. Ces données scientifiques permettront au chercheur de porter une analyse objective, en connaissance de cause, soucieuse de la démarche défendue par Martinez-Gros : « l’historien doit se débarrasser de ses certitudes. » Ainsi armé, le chercheur pourra redécouvrir les œuvres de premières mains avec un angle de vue peut-être plus audacieux. Car au fond, n’est-il pas question de cela ici ? Gabriel Martinez-Gros nous présente un travail érudit et accessible – nous y reviendrons – qui sape, arguments circonstanciés à l’appui, un certain nombre d’idées reçues. Ainsi, l’Islam serait bien moins homogène que l’on voudrait bien le croire :

le monde musulman que dépeint Ibn Khaldûn est déjà déchiré par les rivalités, par exemple entre Arabes et Berbères, entre Arabes, Perses et Turcs. Le monde des empires, ou des « grands ensembles » aujourd’hui, paraît être moins cloisonné, ou du moins paraît régi par des mécanismes et des pratiques complexes, des réalités subtiles, partagé entre affrontements belliqueux et échanges diplomatiques, entre rapports commerciaux et culturels – la Turquie, hier comme aujourd’hui, est peut-être l’illustration paroxystique de cette ambivalence.

Dans cet ordre d’idée, l’auteur nous invite à une relecture du monde de Haroun Al-Rachid, d’Irène et de Charlemagne : le Haut Moyen Âge serait divisé ainsi, un Empire oriental, scindé en une part essentielle, l’Islam, et une part manquante, Byzance. L’Europe carolingienne en serait sa périphérie – ses confins ? Mais parce que Gabriel Martinez-Gros ne raconte pas un conte de fée mais bel et bien la grande histoire, le constat et sans appel : la renaissance de ce grand empire romain unifiant les deux rives de la Méditerranée est un rêve chimérique qu’aucune des trois parties en présence n’est en mesure de réaliser !

Le limes, le ribat ou la Grande Muraille apparaissent, selon l’auteur, comme une « exclusion d’apparence », peuvent en attester les cas de barbares intégrés dans les armées romaines – Civilis ou Vendex. Reste effectivement ce regard que l’on porte sur l’ennemi, regard empreint d’ambivalence, déchiré entre l’opposition « civilisé / barbare », « sédentaire / nomade », qu’il soit désigné sous le vocable de gaïdjin ou d’infidèle, entre le mépris de celui qui est aux confins de l’empire et l’éloge que l’on en fait, probablement moins pour le considérer sincèrement d’égal à égal que de glorifier d’autant plus l’exceptionnalité de son entreprise conquérante – César en use abondamment.

            Enfin, et ce n’est pas anodin, le ton de l’essai permettra au lecteur cultivé, non historien, d’entrer sans difficulté dans cette enquête tout à la fois accessible et érudite. Des premiers pas de Philippe de Macédoine aux succès militaires de son fils, Alexandre le Grand, de la terrible année des quatre empereurs qui vit accéder à la fonction impériale un notable italien issu des rangs de l’armée, Vespasien, premier flavien, à l’entreprise unificatrice et éphémère de Qin Shi Huangdhi, des atrocités de Tamerlan à l’audace – ou l’orgueil ? – de Hideyoshi, l’amateur éclairé comme l’historien « scientifique » seront entraînés à l’envie dans cette introduction qui n’est pas de la mythologie, mais une histoire rationnelle qui semble nous dire que le limes entre « sédentarité » et « tribalité » est peut-être plus relatif qu’on ne le pense.

Compte-rendu de lecture de chapitres dans un ouvrage, Histoire médiévale, Lemire Vincent [sous la direction de], Jérusalem, Histoire d’une ville-monde, Inédit, Collection Champs Histoire, Flammarion, 2016.

 

            Vincent Lemire est historien contemporanéiste. Il est rattaché au laboratoire d’Analyse Comparée des Pouvoirs (ACP) de l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée (UPEM). Spécialiste de Jérusalem, il est l’auteur d’une thèse de Doctorat intitulée Une hydrohistoire de Jérusalem aux XIXème et XXème siècles, soutenue en 2006 et publiée en 2011. Nous nous proposons ici de rendre compte de trois chapitres de l’ouvrage Jérusalem, Histoire d’une ville-monde, travail collectif qu’il a dirigé. Notre analyse se portera sur trois chapitres du livre : 3 – Dans l’empire des califes, 4 – Jérusalem, capitale du royaume franc, 5 – De Saladin à Soliman : l’islamisation de la ville sainte. Notre travail suivra donc ce découpage en trois « époques », du VIIème siècle à la première moitié du XVIème.

Nous noterons au préalable que notre attention se sera portée, au-delà de différences significatives en fonction des périodes et des maîtres de Jérusalem, sur des constantes, du moins sur des grands thèmes récurrents. Ainsi, la puissance symbolique et religieuse de Jérusalem, pour toutes les parties en présence, les enjeux politiques qui en résultent, faisant presque passer à l’arrière-plan son importance stratégique relative ; la domination de l’espace urbain par l’architecture, par la construction d’édifices cultuels – et le choix de maintenir ou non les défenses de la cité – ; enfin, la très fragile stabilité de la position des vainqueurs jusqu’à la conquête de la ville sainte par les Turcs. Ajoutons que les chapitres concernés plongent le lecteur au cœur des croisades, lesquelles relèvent, dans l’imaginaire collectif, d’une opposition manichéenne, brutale et sanguinaire entre l’Orient musulman et l’Occident chrétien – ceci étant abondamment nourri des conflits actuels dits « identitaires ». Le travail de restitution qui nous est proposé délivre une réalité historique plus subtile, plus complexe, où le dialogue entre les protagonistes et la diplomatie auront pu également mettre en sommeil – en sursis ? – le cliquetis des épées.

 

Chapitre III : Dans l’empire des califes, VIIème – XIème siècles

            L’élément marquant qui résulte de notre analyse de ce chapitre est, sinon la continuité, la transition progressive, pour les habitants de Jérusalem, de l’Empire romain d’Orient au monde islamique alors en pleine expansion. Le second élément phare porte sur la place de Jérusalem dans la « mystique musulmane », la ville sainte étant le troisième sanctuaire sacré de l’islam. Le chapitre s’ouvre de fait avec des précautions d’usage, prenant une certaine distance avec une « écriture décliniste » de l’histoire de la ville sainte. Ainsi, les incertitudes concernant la conquête arabe, l’œuvre d’un souverain comme Abd al-Malik analogue à celle d’un empereur romain, ou encore le retour de « la Vraie Croix » à l’issue des conflits entre empires perse et byzantin, invitent à la plus grande prudence quant aux interprétations de la conquête arabe sur une ville déjà « au péril des empires ». En cette première moitié de VIIème siècle, le retour des juifs à Aelia, désormais Iliya, après leur exclusion ordonnée cinq siècles plutôt par l’empereur antonin Hadrien, aurait été le seul fait notable. La reddition même de la ville – aux alentours de 630 – aurait été négociée avec Umar.

 

Inscrire la victoire dans la topographie

Le premier geste urbain des conquérants arabes est l’édification d’une mosquée – hypothèse est suggérée qu’il pût s’agir, déjà, d’al-Aqsa. Cet acte n’est pas anodin car il signifie dans les murs de la ville le triomphe de la nouvelle foi, offrant aux croyants un lieu de rassemblement. Mais c’est véritablement sous les Omeyyades (660 – 750, ère chrétienne) que Jérusalem vit son « moment impérial » et acquiert une singulière importance politique. Mu’Awiya et Abd al-Malik s’y font proclamer califes – khalifâ, littéralement « successeur », de Muhammad. Abd al-Malik se fait bâtisseur. A l’instar d’un Vespasien offrant aux citoyens de Rome l’amphithéâtre flavien, dès 69 de l’ère chrétienne, il fait construire, en 69 de l’Hégire, le Dôme du Rocher. Les historiens nous rappellent que le rocher était un symbole chargé de spiritualité pour la tradition judaïque, dont « l’islam primitif » était encore imprégné au VIIème siècle. De surcroît, il faut entendre l’ambivalence de l’interprétation de la position de l’islam, à la fois victorieux et façonnant sa légitimité. Bien entendu, la religion nouvelle affirmait sa supériorité sur les deux cultes monothéistes qui le précédaient, « dépassés ». Mais aussi et surtout, il s’inscrivait dans la même tradition, abrahamique. Muhammad apparaissait comme l’héritier ultime d’une longue filiation de prophètes – lui-même n’étant cité nommément que quatre fois dans le Coran. Dans cet ordre des choses, les chrétiens, majoritaires à Jérusalem, ont mal compris le message originel, ils sont des associateurs – la Trinité conçoit Dieu comme étant à la fois le Père, le Fils et le Saint-Esprit – alors que l’islam, révélé par Djibril livrant « la récitation » – al-Qor’an – à Muhammad, fixe l’unicité de Dieu. Quant à l’importance de la sacralité de Jérusalem, elle reposait sur deux éléments fondamentaux : la ville était terre des prophètes, et Muhammad lui-même y avait fait son Voyage nocturne – al-Isra’.

 

Jérusalem, un sanctuaire de l’islam

Se pose dès lors la question des lieux de culte. Notre attention est portée sur la confusion à ne pas opérer entre la Grande mosquée – une seule par ville –, celle où l’on fait la prière du vendredi, et les oratoires de quartier.

Les rivalités entre Omeyyades et Abbassides – installés dès 750 –, puis entre Abbassides et Fatimides, ne placeront plus Jérusalem au centre des préoccupations islamiques. Mais sous le Califat fatimide, et plus précisément au XIème siècle, une tradition littéraire – Fada’il al-Quds – ravive la sacralité de la ville sainte. La Syrie était alors devenue le centre de l’empire islamique, et les exégèses autour des traditions transmises, critiquées ou validées, depuis la génération des « successeurs », contribua à établir une Jérusalem mystique – mytique ? – concurrente du pouvoir omeyyade. Cette sacralité s’imposa d’autant plus évidemment qu’elle reposa sur les actions et la légende d’Umar. Mais ce dernier est une figure complexe : roi conquérant autant que « figure centrale de l’orthodoxie islamique », il s’apparente par son rôle à David et à Jean l’évangéliste. L’islam, victorieux et héritier, encore. La rencontre entre Umar et Sophronios au Saint-Sépulcre peut être comprise avec cet éclairage. De fait, les chrétiens et les juifs notamment, « Les gens du Livre », conservaient le droit de pratiquer leur culte… en s’abstenant de tout prosélytisme. Les chrétiens étaient protégés par le statut de dhimmi. Entre revendication d’un héritage – abrahamique – et rivalités, essentiellement entre islam et judaïsme, le point d’équilibre à accorder à Jérusalem dans la mystique musulmane était délicat. Il fallait œuvrer à l’unité des deux qiblas – La Mecque et Jérusalem – et légitimer pour la seconde une sacralité particulière – soutenue par al-Isra. On comprend dès lors que l’édification de la mosquée d’Umar n’était pas pensée comme la restauration de l’ancien temple de Salomon mais comme l’avènement du véritable temple de Dieu dont on explique qu’il est tourné vers la Ka’ba – que la tradition musulmane fait remonter à Abraham, le « père d’une multitude de Nations » –, donc vers La Mecque. Ambivalence, entre héritage revendiqué par l’islam et suprématie affirmée par lui, encore et toujours. De traditions – Haddith – en édifications, Jérusalem fut tout de même admise comme « l’oratoire le plus éloigné ». Jérusalem, le « Noble Sanctuaire – Haram al-Sharif –, finit par être perçu comme le Temple lui-même, tout en continuant à attirer les pèlerins chrétiens. Quant aux juifs, autorisation leur était accordée de prier aux portes du Haram. Dès lors, la métonymie s’impose – chez les habitants de Jérusalem eux-mêmes – et les termes pour exprimer la sacralité de la ville essaiment : « la maison sainte » – Bayt al-Maqdis –, « la [cité] sainte » – al-Quds – ou encore « ville sainte » – al-Ard – et « terre sainte » – al-Muqaddasa. Paradoxalement, à en croire notamment le témoignage d’Abu Bakr ibn al-‘Arabi qui nous est rapporté par les auteurs, « Chrétiens et juifs sont majoritaires. La mosquée reste vide de réunions pieuses et savantes. »

 

Le tournant du XIème siècle

            Doit-on penser que les ambivalences précitées nourrissaient un équilibre fragile et exacerberaient les rivalités entre communautés de croyants ? Toujours est-il que le 28 septembre 1009, le Calife fatimide al-Hakim fit détruire l’église du Saint-Sépulcre. Les auteurs expliquent que juifs et musulmans furent également touchés par les actions répressives d’al-Hakim, qui préparaient l’Apocalypse. Toujours est-il que bien que l’église du Saint-Sépulcre fut partiellement reconstruite, sa destruction sonna comme un coup de semonce pour la chrétienté. Si l’on prend en compte les rivalités entre chrétiens d’Occident et d’Orient qui allaient aboutir au grand schisme de 1054, ou plus encore les rivalités internes à l’Islam dont résultèrent la prise de Jérusalem par les Turcs seldjoukides en 1073, avant de repasser aux mains des Fatimides en 1098, peut-être pouvons-nous admettre que les conditions étaient réunies pour qu’un conflit de grande ampleur se réalisât.

 

Chapitre IV : Jérusalem, capitale du royaume franc, 1099 – 1187

            Les auteurs évoquent la source qui livre la description la plus complète de la Jérusalem franque : L’Estat de la cité de Iherusalem. Sa datation est difficile mais des éléments laissent entendre la défaite face à Saladin en 1187. La perte de la ville sainte par les chrétiens, arrachée en 1099, expliquerait-elle que les Francs aient conçu un mythe, Jérusalem, possession éternelle des chrétiens ? Nous aurons été très sensibles, à la lecture de ce chapitre, à l’attention portée par les Francs au changement du visage de Jérusalem par le prisme, notamment, de l’architecture, faisant de la ville sainte une cité prospère autant que « le cœur battant de la chrétienté ».

 

Le pèlerinage armé

Le schisme de 1054 entre les Églises d’Occident et d’Orient – et peut-être l’espoir nourri par l’Église catholique romaine de réunifier les fidèles sous sa seule autorité –, la Trêve de Dieu qui tenta de canaliser les violences de la chevalerie ou encore la promesse du Salut en s’engageant au secours des chrétiens d’Orient peuvent expliquer l’engouement pour le pèlerinage armé. C’est à l’appel du Pape Urbain II que l’on se prépare à la croisade. Selon la version transmise par Robert le Moine dans son Histoire de Jérusalem, le Pape aurait évoqué « Cette cité royale […] maintenant tenue captive par ses ennemis, est réduite en la servitude de nations ignorantes de la loi de Dieu[1]. » Il faut entendre ici que le pèlerinage armé est perçu comme une alliance scellée avec Dieu. Dans cette conception, la chrétienté ne serait rien moins que « la nouvelle Israël » – Israël, « celui qui lutte avec Dieu », ou encore « Dieu triomphe », est le nom reçu par Jacob à Peniel. Les « soldats du Christ » se dévouent donc à la liberatio du Saint-Sépulcre, à leurs yeux « souillé ». Chose faite le 15 juillet 1099. Et c’est une Jérusalem chrétienne, vibrant symbole de la chrétienté victorieuse, que les croisés vont s’attacher à façonner.

 

Une ville « purgée »

            Les chroniques exaltent ou dénoncent les massacres, suivant qu’elles sont chrétiennes ou musulmanes. Si de nombreux captifs sont réduits en esclavage, que des juifs sont rachetés par leurs coreligionnaires, les Francs poursuivent les massacres des habitants pendant deux jours, à en croire le récit du chroniqueur allemand Albert d’Aix. Les auteurs nous précisent qu’ils furent perpétrés jusque sur le toit de la mosquée al-Aqsa, et ce malgré la protection du chef normand Tancrède. Comment expliquer un tel acharnement à éliminer une population déjà vaincue ? La position des croisés demeurait fragile, les musulmans étaient trop nombreux, les chrétiens d’Orient même, qui, avec les juifs, avaient fui la ville en masse avant l’arrivée des « soldats du Christ », ne purent revenir dans les premiers temps de la Jérusalem franque.

 

Légitimer le pouvoir royal

            Avec la conquête de Jérusalem, les Francs purent établir les États latins d’Orient. Les croisés étant façonnés par la culture féodale, le roi était simplement à la tête d’une structure d’hommes liges. De fait, la légitimation du pouvoir monarchique était essentielle, alors-même que Jérusalem était intrinsèquement la capitale du royaume. Aussi, à l’exception de Baudoin Ier, tous les rois se firent couronner au Saint-Sépulcre. Ils étaient faits par Jésus-Christ, dont ils avaient libéré le tombeau. Jusqu’à Baudoin V, c’est également au Saint-Sépulcre que les rois étaient inhumés. Dans cet ordre d’idées, il était nécessaire d’établir et de légitimer également le patriarcat latin. Choisi parmi les chanoines du Saint-Sépulcre, le patriarche latin était « le pasteur de tous les chrétiens établis dans le royaume. » Les Latins affirmaient-ils ainsi, au cœur de l’Orient, la suprématie de l’Église catholique moins d’un demi-siècle après le Grand Schisme ?

 

Christianiser jusque dans les murs de la ville

            On comprend donc que l’on nous présente le grand chantier du Saint-Sépulcre comme « le couronnement de la domination franque », la réunion du Golgotha – « le lieu du crâne » – et la grotte du Sépulcre. C’est la Passion et la Résurrection du Christ que l’on revendiquait, la légitimation de la conquête et de la renaissance de Jérusalem aux yeux des Francs. La via dolorosa, qui courait du Prétoire au Golgotha, peut d’ailleurs être considérée comme le principal legs des Latins à la topographie de Jérusalem. Les églises édifiées avaient vocation à fixer les témoignages de la vie du Christ, donc une vocation pédagogique et pas simplement cultuelle au sens strict du terme. Le Palais de Salomon, figure de justice et de puissance dans la tradition chrétienne, devint la résidence royale en 1104, sous le règne de Baudoin Ier. La tour de David devint l’emblème de l’autorité royale – David, roi guerrier qui fonda la dynastie des rois de Juda. On voulut gommer les traces antérieures de l’occupation musulmane, allant jusqu’à réinterpréter des monuments construits sous le Califat en lien avec la mystique chrétienne, que l’on intégra à la topographie chrétienne – ainsi, le Dôme du Rocher – Templum Domini.

 

Des ordres chrétiens et une nouvelle population

            13 janvier 1129, Concile de Troyes. Hugues de Payns et Godefroy de Saint-Omer parviennent à faire reconnaître par l’Église d’Occident « les pauvres chevaliers du Christ », l’ordre du Temple. Ces « Templiers » vont déployer une énergie considérable pour aménager l’architecture de la ville et des monuments qu’ils occupent à leurs besoins propres. Leurs efforts vont se concentrer sur l’ancienne mosquée al-Aqsa – reconstructions des voûtes et travées, réorientation du mihrab vers le sud, installation d’une rosace, … Mais christianiser la topographie de la ville suffisait-il à la repeupler, condition sine qua non à la pérennité de la conquête ? Les chrétiens d’Orient firent leur retour en 1101. Pour combler les vides que la « christianisation des murs » n’avait pas suffi à faire et assurer le cas échéant la défense de la cité, on fit appel à des colons en 1115. C’est une politique attractive que l’on mena, promettant exemptions d’impôts et maintien des coutumes juridiques. Métissages, nouvelle population, amplification du pèlerinage – pour lequel les Templiers jouaient un rôle de premier plan en Occident et en Orient. Mais les rivalités entre le clergé orthodoxe et le patriarcat latin, la nature disparate de la population qui ne parvint pas à créer une véritable unité, puis, bientôt, les ambitions du sultan Saladin révéleraient de manière plus criante la fragilité de la position des Francs après quatre-vingt-huit ans de présence en Syrie.

 

Chapitre V : De Saladin à Soliman : l’islamisation de la ville sainte, 1187 – 1566

            Un chapitre complexe tant il met en évidence les dissensions au sein de l’Islam, la subtilité des relations diplomatiques entre mondes musulman et chrétien et l’ascension d’esclaves guerriers devenus maîtres de Jérusalem, les Mamelouks, avant d’être eux-mêmes déposés par leurs rivaux ottomans. Le général de Nur al-Din, Salah al-Din, est l’homme fort de ce chapitre V. Envoyé au secours du calife fatimide du Caire, il usurpe, au nom de l’unité des forces de l’Islam, le pouvoir des héritiers de Nur al-Din. Il réussit même à se faire reconnaître par le Calife de Bagdad la légitimité de ses conquêtes à venir, pour peu qu’il ne prendrait pas Alep.

 

Entre « ouverture » et conflits latents

La Jérusalem franque s’était rouverte, elle n’était plus interdite aux musulmans. Mais entre la prise du comté d’Édesse en 1144 par Zenji, le père de Nur al-Din, et la dévotion des musulmans réorientée vers al-Quds, – les auteurs évoquent même une « exaspération des sentiments collectifs » –, la sainteté de Jérusalem fut ravivée aux yeux des musulmans. La victoire de Baudoin IV, « le roi lépreux », sur Saladin, le 25 novembre 1177 à Montgisard, avait accordé un sursis au Royaume de Jérusalem. C’est le pillage d’une caravane par Renaud de Chatillon au printemps 1187 qui rallume le conflit. S’ensuit l’écrasante victoire de Saladin à Hattin, le 4 juillet. Acre se rend sans même livrer combat : c’est le royaume de Jérusalem qui est prêt à s’effondrer. Après deux semaines de combat, Jérusalem, défendue par Balian d’Ibelin, négocie les termes de sa reddition. Nous serons donc attentifs à ce que même au plus fort de la guerre, la diplomatie est reine. L’attitude de Saladin nous intéressera au premier chef : guerrier assuré de sa victoire, il invite les plus hauts dignitaires d’Égypte sous les murs de la ville. Victorieux, il se fait souverain magnanime et achète avec Balian la liberté de ceux qui ne pouvaient pas la payer.

 

« Purifier » la ville et l’islamiser

A l’instar de ce que firent les Francs en 1099,  les musulmans « purifiaient » la ville des stigmates des « infidèles ». Il s’agissait de la nettoyer du polythéisme – allusion aux chrétiens rendus associateurs par la Trinité. Le Dôme du Rocher et la mosquée furent lavés et purifiés à l’eau de rose – les auteurs contextualisent le vocabulaire de l’impureté aux polémiques religieuses médiévales, nuance absente de leur analyse quant à la Jérusalem franque –, les aménagements des templiers démontés. Saladin fit venir et installer le minbar de Nur al-Din. Il travailla aussi à l’amélioration des défenses de la cité.

 

Les remparts

Saladin devait être conscient de la fragilité de sa conquête. C’est par le Nord Nord-Est de la ville que les Francs l’avaient prise, et c’est par là que Saladin arracha la victoire. Aussi le fondateur de la dynastie ayyoubide confia-t-il les travaux de la section Nord Nord-Est à son fils al-Afdal Ali. Les captifs francs furent assignés aux travaux les plus pénibles. Pour autant les plus importants furent réalisés après la mort de Saladin, au XIIIème siècle, sous le règne de son neveu al-Mu’azzam Isa – Isa étant Jésus. Pour autant, la fragilité de la conquête était dans tous les esprits. Les remparts étaient par conséquent au centre des préoccupations. L’abandon de la troisième croisade après la noyade de Frédéric Barberousse et le départ de Philippe-Auguste avait accordé un sursis à la Jérusalem ayyoubide. La cinquième provoqua le démantèlement des remparts. Au XIIIème siècle, le traité de Jaffa signé entre Frédéric II de Sicile – qui obtenait la rétrocession de la ville sainte par voie diplomatique – et al-Kamil, interdisait aux Francs de refortifier la cité. En 1244, les Turcs débandés devant les troupes mongoles au Khwarezm-Shah découvraient une ville dépourvue de défense. Même la décision d’al-Salih, en 1247, de faire relever les remparts, resta lettre morte. Curieux paradoxe que de laisser une ville sans défense pour ne pas céder les remparts de celle-ci aux assaillants francs.

 

Repeuplement de la ville et institutions islamiques

Si les Francs avaient misé sur le droit et la fiscalité pour attirer une nouvelle population, les musulmans faisaient appel à la tradition. Un Hadith ne disait-il pas « Celui qui habite Jérusalem est considéré comme un combattant sur la voie de Dieu » ? Avec le départ des Francs, on assista à une immigration juive – les auteurs évoquent la légende juive de Saladin, vainqueur des « non-circoncis ». Au-delà du repeuplement de la ville, Saladin, déjà, se montra soucieux de réaliser une œuvre cohérente. Plusieurs édifices chrétiens prirent son nom et l’on établit des institutions religieuses, juridiques, comme une zawiya pour les pauvres ou encore une madrasa consacrée à l’enseignement du droit islamique. Concernant les hospices, nous observerons un fait notable : des Templiers furent autorisés à rester pour soigner des malades.

Mais Saladin et les Ayyoubides se firent aussi évergètes. Ils mirent en place un dispositif audacieux, le waqf, qui consistait en une « fondation pieuse perpétuelle », et pour laquelle le propriétaire renonçait à exercer ses droits. Cet ingénieux dispositif « fiscal » permettait à la fondation d’être financée par ses propres revenus. Ainsi, de nombreuses infrastructures généraient-elles du profit, à l’image des infrastructures hydrauliques – Saladin avait fait construire des bains publics. Les dynasties turques s’engageront d’ailleurs de manière spectaculaire dans l’urbanisation de Jérusalem.

 

La Jérusalem Turque

            Les dernières pages du chapitre cinq contrastent brutalement avec les précédentes, illustrant de facto le contraste d’avec les périodes précitées. Le règne des deux dynasties turques, et notamment la seconde, est marquée par une stabilité inédite depuis le VIIème siècle. De surcroît – et est-ce une résultante ? – les grands travaux effectués dans la ville prennent une dimension sans commune mesure jusqu’alors.

Les Mamelouks avaient usurpé le trône en 1250. Dix ans plus tard, le 3 septembre, ils obtenaient une victoire décisive contre les Mongols, éliminant alors ce péril pour l’Islam. En 1261, ils entraient dans Jérusalem et avec eux, un règne turc pour sept siècles. Il nous est précisé qu’il y eut une réelle continuité entre les deux dynasties et notre attention se sera portée principalement sur les Ottomans, ou plus exactement sur l’œuvre initiée par Soliman le Magnifique au XVIème siècle. Probablement parce qu’il accorda une priorité à la restauration des remparts. En effet, si le règne turc est marqué très tôt par une urbanisation foisonnante, l’œuvre spectaculaire de Soliman – Salomon – le Magnifique est la puissante enceinte de douze mètres de hauteur qu’il fit ériger sur trois kilomètres, agrémentée de trente-quatre tours et de sept portes monumentales. Ainsi, Soliman magnifiait la puissance des Ottomans, il assurait l’assise de leur position à Jérusalem et induisait que le temps de la fragilité de la conquête de la ville sainte était révolu. Les Turcs, derrière leur puissante muraille – qui reprenait partiellement le tracé de celle du XIIIème siècle – ne céderaient pas.

 

La stabilité de la conquête, la sophistication du droit

L’œuvre des Turcs ne saurait pour autant être limitée à l’embellissement de Jérusalem et à la monumentalisation des édifices. L’établissement d’un droit sophistiqué dont n’étaient pas bénéficiaires les seuls musulmans est un fait remarquable. Le réinvestissement des waqf pour procéder à des recensements et contrôler la fiscalité, ou encore les exemples notables d’habitants juifs ou chrétiens pouvant ester en justice et obtenir gain de cause devant le tribunal islamique démontrent un souci d’équilibre et de justesse de l’action juridique. Les cas exposés de novembre 1473 – l’affaire de la synagogue détruite qui se solda par la sanction devant le sultan des dignitaires musulmans responsables –, ou bien la dépossession des franciscains, expulsés du mont Sion, mais autorisés à s’établir sur le monastère de la Colonne – après avoir prouvé qu’il était leur jusqu’à la conquête ottomane – démontrent le souci de l’instauration d’un ordre islamique s’organisant autour d’un certain sens de l’équité. En effet, il ne s’agit pas ici de verser dans l’anachronisme et de charger un concept de sa signification contemporaine, mais de comprendre la politique pragmatique menée alors. L’Empire Ottoman était immense – Constantinople tombait en 1453, l’Empire byzantin s’effondrait – et sa population diverse. Juifs et chrétiens vivaient sous le joug ottoman, les insurrections étaient possibles – les auteurs évoquent par ailleurs des conflits sur des bases foncières qui aboutirent à des violences. La stabilité politique reposait de fait sur le maintien d’une certaine paix publique.

La synthèse d’analyse est toujours un exercice délicat où l’on doit accorder l’objectivité et la sélection. Objectivité car l’analyse de l’historien doit se porter sur des faits observables, non sur des convictions personnelles ; sélection car il faut procéder à une organisation des éléments pour suivre un fil conducteur et essayer de livrer les données essentielles, ce que l’on en a compris, en sachant que l’on laissera de côté certains éléments que l’on ne pourra pas traiter. Aussi, notre analyse se sera portée, au-delà des conflits armés et de l’opposition, des rivalités, entre chrétienté et Islam, sur des éléments moins évidents. Il nous a semblé par ailleurs que les auteurs de cet ouvrage encourageaient à la nuance et aux prudences en matière d’interprétations. En ce sens, nous aurons perçu un écho d’un propos de Salah Trabelsi qui soulignait que l’expression « monde arabo-musulman » englobait une réalité plus complexe[2].

Effectivement, nous ne pouvons ignorer la dimension conflictuelle dans ce Moyen Âge effervescent. La prise de possession des lieux, la maîtrise de l’espace par l’identité religieuse de l’architecture, le champ lexical de « l’impureté » et de « la souillure », nous la rappellent.

Du VIIème siècle à l’avènement des Mamelouks au moins, il nous a semblé que la constante, quels que soient les protagonistes, était un équilibre des forces précaire. La puissance de la lettre de Saladin à Richard Cœur de Lion rapportée par Ibn Shaddad, en pleines tractations diplomatiques à l’occasion de « la croisade des rois », en est une illustration. Cette fragilité de la position du vainqueur, quel qu’il fût, amène une donnée absente de l’imaginaire collectif relatif aux croisades : le dialogue, la négociation, la diplomatie, le respect, au moins protocolaire, d’un souverain à un autre. Par ailleurs, les rivalités ne sont pas toujours là où on les attend ; on a pu reprocher à Saladin de ne pas suffisamment porter ses efforts contre « les infidèles », trop occupé à unir l’Islam autour de sa bannière, comme on reprochât à Frédérique II de Sicile son manque d’empressement à tenir son engagement pour le pèlerinage armé, ce qui lui valut d’être excommunié. L’ambivalence de ce souverain à l’endroit des musulmans fut notable, y compris en Sicile. C’est sans tirer l’épée qu’il obtint une trêve et la rétrocession de Jérusalem ; et ne nous précise-t-on pas que l’on avait suspendu la prière par déférence pour lui lors de son bref séjour à Jérusalem ? Jérusalem, monnaie d’échange qui renversa les alliances, ou en scella de surprenantes et de circonstance, à l’instar du pacte conclu en 1240 par al-Nasir avec les Francs.

            L’historien se gardera donc des deux travers qui consisteraient d’une part à « noircir le trait » plus que de raison ou d’autre part à idéaliser une réalité parfois – souvent ? – brutale. Nonobstant, il pourra constater un certain équilibre des forces, une recherche de stabilité politique dans un univers mouvementé. Son éclairage pourrait s’avérer utile, aujourd’hui, dans une région du monde où règne le chaos.

 

[1] Lemire Vincent [sous la direction de], Jérusalem, Histoire d’une ville-monde, Inédit, Collection Champs Histoire, Flammarion, 2016, Chapitre 4, Jérusalem, capitale du royaume franc 1099 – 1187, p. 206.

[2] Conférence de Salah Trabelsi : « Mémoires contemporaines de la traite et de l’esclavage dans le monde arabe », Institut d’études avancées de Nantes, 6 mai 2014, diffusé sur Canal U.

 

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

Vauchez André, Saints, prophètes et visionnaires, Le pouvoir surnaturel au Moyen Age

Bibliothèque Albin Michel Histoire, Paris, 1999

            André Vauchez est historien médiéviste, membre de l’Ecole française de Rome – qu’il a dirigé de 1995 à 2003 – et membre de plusieurs Académies en Europe, dont, en France, la prestigieuse Académie des Inscriptions et Belles Lettres, depuis 1998. Universitaire – il a enseigné à Rouen et à Nanterre -, il est l’un des plus éminents spécialistes de l’histoire de la sainteté médiévale et de la spiritualité en Occident. Auteur d’une thèse intitulée La Sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge (1198-1431) : Recherches sur les mentalités religieuses médiévales, soutenue en 1978, il a publié de nombreux ouvrages thématiques parmi lesquels La Spiritualité du Moyen Âge occidental VIIIe-XIIIe siècle, Presses Universitaires de France, 1975, La Sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge (1198-1431,), École française de Rome, 1981, ou encore Saints, prophètes et visionnaires, Le pouvoir surnaturel au Moyen Age, Bibliothèque Albin Michel Histoire, Paris, 1999, dont nous proposerons ici une analyse critique de son article 5, Les images saintes : représentations iconographiques et manifestations du sacré.

Resituons au préalable l’ouvrage et son ambition, tels que nous les percevons dans l’introduction de l’auteur. Il s’agit de comprendre la construction théologique du merveilleux et les tentatives d’encadrement, par l’Église, des pratiques et rituels liés aux miracles et à la sainteté. Il est donc ici question de politique, ou plutôt d’usage politique du « surnaturel chrétien », bien loin de l’idée reçue, comme nous l’avons vu, d’une quelconque perpétuation du paganisme. Rappelons par ailleurs que l’article 5 que nous nous proposons d’étudier se trouve dans la première partie de l’ouvrage, elle-même intitulée La sainteté comme pouvoir. Vauchez nous invite cependant à éviter plusieurs écueils, au premier rang desquels un regard infantilisant considérant, à l’instar des « historiens romantiques » du XIXème siècle, qu’il y aurait de la naïveté dans cette omniprésence du merveilleux ou du surnaturel au Moyen Age. L’auteur, toujours dans son introduction, écrit : « Le surnaturel n’est pas un concept, c’est un monde. Ce livre vise à en prendre la mesure, sans prétendre résoudre les nombreux problèmes que posent encore à l’historien son approche et son étude. » Se pose de facto la question des sources : récits, traditions rapportées, témoignages – quel crédit « scientifique » leur apporter ? –, procès de canonisation, … André Vauchez lui-même prend toutes les précautions d’usage nécessaires, rappelant qu’entre les travaux novateurs de Marc Bloch en 1924 et « la vogue de l’histoire des mentalités » qui avaient suscité un regain d’intérêt pour la thématique que nous questionnons, trente-six ans s’écoulèrent. Aussi, au fil de cette enquête à visée monographique, enrichie par les apports méthodologiques de l’anthropologie, nous noterons, avec l’auteur, que les questions spécifiques de la sainteté médiévale en Occident ont peu été traitées – du moins pendant longtemps – par les historiens, nous y reviendrons. De fait, dans cet article 5, Les images saintes : représentations iconographiques et manifestations du sacré, Vauchez renvoie souvent aux mêmes sources de premières mains – La légende dorée de Jacques de Voragine évidemment –, aux travaux de Wirth, de Le Goff ou de Hubert, ou plus encore aux siens propres. Nous constaterons enfin que les images saintes elles-mêmes, ou les statues-reliquaires, sont des sources pertinentes, les références à leur sujet et leurs usages attestant en soi de l’importance du phénomène.

            C’est avec deux cas de cruentatio qu’André Vauchez ouvre son cinquième article. Les deux phénomènes sont mis en parallèle l’un de l’autre : le premier se déroule avec, « en toile de fond », la guerre de cent ans et met en présence deux rivaux : le Duc de Bretagne, Jean de Montfort, vainqueur de Charles de Blois, tué en 1364 lors de la bataille d’Auray, durant la guerre de succession de Bretagne. Le second, un siècle plus tôt, se concentre sur l’évêque de Hereford, Thomas de Cantiloupe, excommunié injustement par son supérieur hiérarchique, John Peckham, archevêque de Canterbury – Cantiloupe fut finalement canonisé par le Pape Jean XXII. Ainsi, les deux récits rapportés par l’auteur placent en leur cœur deux hommes qui, chacun dans un contexte spécifique, prennent une dimension de martyr. Centrons-nous davantage sur les deux phénomènes rapportés. Dans le cas de Charles de Blois, le récit raconte que le Duc Jean avait fait recouvrir de blanc une fresque représentant son défunt rival, à genoux en armes devant un arbre de vie relatant la légende de Saint-François. Or, le jour de la purification de la Vierge, deux trainées rouges coulèrent de la fresque puis, une fois poignardée par deux soldats anglais – Jean de Montfort était soutenu par les Anglais –, l’écoulement de sang s’accentua. Dans le second récit, on apprend que l’évêque déchu se rendit en Italie pour plaider sa cause auprès du pape et être relevé dans ses fonctions. Mais Thomas de Cantiloupe mourut à Orvieto et sa dépouille fut ramenée en Angleterre. Lors de la traversée du diocèse placé sous l’autorité de l’archevêque John Peckham, les restes de l’évêque excommunié saignèrent. Ici, André Vauchez nous rapporte deux récits qui ont bien moins la saveur de l’histoire dite « scientifique » que celle d’une légende. Mais peu importe qu’ils soient documentés ou non – Vauchez n’aborde pas ici la nature de ses sources, s’il existe des sources contradictoires -, ni même si une justification politique peut être construite à partir de ces récits. Là n’est pas le propos de l’auteur. Nous devons donc chercher ailleurs les éléments d’analyse relatifs à la pertinence de ce qui est raconté.

Tout d’abord, Vauchez nous raconte une Histoire des saints incarnée, ce qui tend à démontrer le souci que l’Église avait, déjà, de l’Incarnation et donc, de construire une théologie de l’Incarnation. Ces récits que l’historien nous rapporte renvoient aux Écritures, à la Passion de Jésus et au Christ en croix. Ne peut-on lire dans ces saignements abondants de la relique de Thomas de Cantiloupe et de l’image de Charles de Blois un écho des stigmates du Christ, posant pour modèle à suivre celui qui pour servir Dieu endure le martyr ? Il y aurait donc une certaine constance depuis les « témoins de Dieu » martyrisés de l’Antiquité. De surcroît, dans un cas comme dans l’autre, Vauchez nous précise qu’il s’agit d’une ordalie : par ces saignements, Dieu désigne les coupables. Relevant « le caractère relativement banal de tels épisodes », l’auteur nous explique enfin que l’Église avait pensé et encouragé un processus de substitution des images aux reliques ; l’épisode de la relique de Thomas de Cantiloupe précède d’un peu moins d’un siècle celui de l’image de Charles de Blois. Cependant, selon André Vauchez, ce processus de substitution aurait été bien antérieur au XIVème siècle. Pour le démontrer, l’auteur convoque l’œuvre hagiographique la plus emblématique du XIIIème siècle, La légende dorée de Jacques de Voragine, laquelle a largement contribué à construire une « mythologie chrétienne ». L’exemplum que Vauchez y puise nous intéressera à plusieurs égards. L’archevêque de Gênes raconte qu’un juif se fit sculpter une image de Saint-Nicolas dont il lui confia sa maison et ses biens. Jacques de Voragine relate qu’à l’occasion de l’une des absences du juif, des voleurs dévalisèrent sa demeure et à son retour, le juif maltraita le visage sculpté de l’évêque de Myre ; ce dernier serait apparu aux voleurs et les menaça de les révéler. Vauchez nous rapporte que dans le récit de Jacques de Voragine, probablement soucieux de l’inscrire dans la tradition d’une religion de la miséricorde, les voleurs « devinrent honnêtes et le juif se convertit à la foi chrétienne. » Si ce récit propose lui aussi une « mystique de l’Incarnation » et que l’on confère à l’image des « pouvoirs surnaturels », Vauchez nous propose l’interprétation suivante : « L’image est une médiation à saisir par le fidèle, une force qu’il peut obliger à s’actualiser. » L’auteur bouscule ici une idée reçue, celle d’une dévotion extrême des sociétés médiévales, ou d’un blasphème supposé à brutaliser une image chargée d’un caractère sacré – Vauchez explique, par exemple, que les images de saints patrons étaient parfois « humiliées » dans leurs monastères. Enfin, sur cet aspect de la question toujours, concernant le juif, Vauchez précise que Jacques de Voragine prend ici une certaine distanciation, car le personnage n’est pas chrétien au moment des faits. Peut-être pourrions-nous ajouter, relativement à sa conversion et au-delà du « happy end » évoqué par l’auteur de l’article, qu’elle tend à illustrer la dimension universelle de la religion catholique – c’est d’ailleurs son sens étymologique – : l’exemple du saint, homme parmi les hommes, et le miracle, démonstration de la volonté divine, fers de lance de l’évangélisation.

            La question des images – et de leur pouvoir – amène Vauchez à poser celle des statues – reliquaires dont la diffusion avait commencé aux IXème et Xème siècles. Avec toutes les précautions d’usage, l’auteur amène à considérer la variété des situations et attirent notre attention sur l’absence de témoignages précis concernant les potentialités « surnaturelles » de ces statues-reliquaires. L’historien mobilise de fait les recueils de miracles, d’exempla Liber miraculorum beatae Mariae Dolensis, La légende dorée, … – sources principales de documentation. Dans bon nombre de ces recueils, on lit des récits liés à des miracles accomplis par des statues de la Vierge Marie, souvent accompagnées de l’enfant Jésus. Ce que nous rapporte à ce sujet André Vauchez doit nous interroger sur deux points : la place grandissante de la figure de la Vierge dans l’Occident chrétien au Moyen Age et son corollaire, les débats théologiques très vifs autour de la question centrale de l’Immaculée Conception. Ainsi, l’historien nous démontre que la virginité de Marie ne fut pas une évidence pour les hauts dignitaires de l’Église. Se dessine à travers cet article des lignes de fractures théologiques au sein de cette même Église, qui tenta, de conciles en procès de canonisation, d’encadrer des croyances, parfois des pratiques populaires ou cléricales et de trancher des questions qui générèrent de vives oppositions. Vauchez rappelle à ce propos que les images saintes, ayant obtenu des prérogatives déjà élargies aux représentations du Christ et de la Vierge, allaient aboutir à la contestation hérétique : dès le milieu du XIIème siècle, on constate un refus des représentations figurées de Dieu et des Saints. Ce « procès en idolâtrie » n’est pas sans rappeler « la querelle des images » qui sévit dans l’Empire byzantin aux VIIIème et IXème siècles. Nous comprenons plus précisément alors cette sainteté comme pouvoir qui s’établit : face au rejet des images pieuses et à la négation hérétique, l’Église catholique romaine s’affirme comme élue de Dieu sur terre douée d’une mission pastorale, en attestent les signes tangibles que sont les miracles accomplis par les icônes et les statues-reliquaires. Ainsi, ces prodiges rapportés, prodiges à la dimension apologétique nous dit Vauchez, asseyent l’idée que l’image est habitée par la présence divine, que « l’iconographie prétend exprimer ‘’la présence réelle’’ du surnaturel à travers les signes. »

Si les sources que convoquent André Vauchez, La Vie de Saint-Antoine de Padoue racontée par Sicco Polentone au XVème siècle par exemple, nous permettent d’acter que l’Église concède que « certaines représentations sont plus que de simples supports visuels », elle affirme dans le même temps que toute manifestation du merveilleux n’est pas un miracle. En ce sens, la théologie scholastique en général et la pensée de Saint-Thomas d’Aquin en particulier allaient permettre de formuler une proposition pour admettre l’un et l’autre principe : en aucun cas l’honneur rendu à l’image ne lui est adressé, le culte est rendu à son « prototype ». La Virtus latente des images de Dieu et des saints est admise, reconnue, mais selon cette condition précise. Nous ajouterons que la crise iconoclaste de l’Empire byzantin prit fin en 843 avec des conclusions de cet ordre.

            Les intérêts et les apports de cet article sont multiples et permettront au chercheur en histoire médiévale d’étudier ces questions avec un discernement subtil, de se garder d’affirmer ou de généraliser des réalités historiques supposées à la hâte. Tout d’abord, l’auteur nous invite à considérer les difficultés posées par la nature des sources et par l’état de la question, longtemps déconsidérée par les historiens, davantage préoccupés par les problématiques positivistes. André Vauchez lui-même n’a de cesse de prendre toutes les précautions d’usage, allant jusqu’à écrire « À ma connaissance »[1]. Il est donc nécessaire, semble-t-il, de poursuivre les travaux entamés – et l’auteur y renvoie régulièrement dans ces notes –, de chercher peut-être de nouvelles sources ou d’analyser à partir de nouvelles perspectives celles que l’on connaît déjà. Le chantier paraît vaste, mais c’est aussi sur un ton proche de celui de l’essai, rendant le savoir accessible à l’amateur passionné, que l’auteur appelle à prendre la mesure de l’ambivalence – de l’ambiguïté ? – inhérente à la thématique : « Sans oublier non plus que les exigences, parfaitement légitimes, de la réflexion critique ne doivent pas nous faire perdre de vue la spécificité de ce domaine, où le chercheur ne s’aventurera qu’en marchant sur la pointe des pieds, de peur de réveiller la Belle au bois dormant. »[2]

Au cours de ces douze pages d’analyse, André Vauchez nous invite à saisir la subtilité suivante : à la fin du Moyen Age, si l’on considère que toutes les images ne sont pas miraculeuses ou animées, il n’apparait pas anormal que d’autres le soient. Citant Alphonse Dupront qui avance l’idée que toute image sainte est « à la fois le relais et la source », l’auteur nous permet de cerner ce qui pourrait être la problématique centrale : comment l’iconographie propose-t-elle de construire une « mystique et une théologie de l’Incarnation » dont l’Église catholique romaine serait garante ? Et en cela investie d’une autorité émanant directement de Dieu ? Cependant, cet essor du merveilleux eucharistique, au fond, cette « mise en scène liturgique », n’a pas permis, loin s’en faut, de résoudre définitivement la question de l’iconoclasme : le XVIème siècle sera, en partie, celui de la Réforme.

[1] « A ma connaissance, la première mention explicite d’une image animée en Occident se trouve chez Rupert de Deutz (mort en 1129) […] », p. 85

[2] Introduction, p. 16

 

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia