Communication pour la journée d’étude IRHiS Lille-GRHiS Rouen du 10 février 2023,

Être ou ne pas être républicain, une notion à l’épreuve des itinéraires individuels et collectifs.

 

            Les Antipolitiques d’Aix, dont le nom ne peut laisser indifférent, étaient un club de cultivateurs et d’artisans, fondé par un abbé anticlérical, Jean-Joseph Rives, que Michel Vovelle avait désigné comme « un Marat aixois[1] ». Dès leur installation dans le chef-lieu du jeune département des Bouches-du-Rhône, les Antipolitiques se révélèrent être de fervents partisans de la révolution démocratique et sociale, donc bien avant l’avènement de la République. Leur ligne politique pourrait être illustrée par une déclaration de l’Abbé Rive adressée au Commissaires du Roi en janvier 1791 :

« Sommes-nous libres en France, ou la liberté dont on nous y flatte, n’est-elle qu’un leurre ? […]. Si nous y sommes véritablement libres, nous y sommes égaux, parce que nous y sommes tous hommes, & qu’il n’y a point d’homme qui y soit plus homme qu’un autre. Il ne nous y faut donc que de vrais démagogues, & de justes démophiles[2]. »

Au-delà des termes démagogues et démophiles qui portent intrinsèquement, dans la pensée de l’auteur, une dimension méliorative, il faut noter que l’idée maîtresse, celle de la liberté envisagée comme un lien social, condition même de l’égalité, fut résolument la rose des vents des Antipolitiques d’Aix tout au long de leur vie chahutée, de 1790 au 15 mars 1795[3]. Il faudrait également ajouter une certaine ouverture de la société aux femmes.

            Point de républicanisme précoce aux Antipolitiques cependant, a contrario des Cordeliers à Paris, comme l’a si bien démontré Albert Mathiez[4]. Pas de revendication de la République, même après le coup de semonce des Antipolitiques envoyé par les clubistes à Louis XVI en personne[5] le 1er janvier 1792, pour manifester leur soutien à l’adresse des patriotes de Caen à l’Assemblée législative[6]. Les Aixois avertissaient sans laisser planer la moindre ambiguïté :

« Règne, mais règne par la Loi & par ton attachement pour celles qui seront décrétées ; c’est le seul moyen de te concilier pour jamais l’amour des Français[7]. »

Nonobstant, à l’été 1792, devant l’inéluctable chute de la monarchie, les Antipolitiques d’Aix se positionnèrent avec force : ils envoyèrent deux d’entre eux, Ayme et Pascal, rejoindre le bataillon des Marseillais[8] qui joua le rôle que l’on sait aux Tuileries. Dès lors, les Antipolitiques d’Aix devenaient les artilleurs d’un républicanisme radical ; la notion mérite bien sûr d’être définie, mais les clubistes eux-mêmes apportent des précisions par leur délibération du 26 juillet 1792, lorsqu’ils appelaient à « […] écrire une circulaire à [leurs] Sociétés affiliées de [leurs] département pour les inviter à […] venir se réunir avec les antipolitiques d’Aix à l’effet de former un Bataillon d’antipolitiques, c’est-à-dire un Bataillon inaccessible aux modérés[9]. »

            Je vous propose donc d’envisager l’adhésion républicaine des Antipolitiques, citoyens pour l’essentiel de condition modeste, et leur activisme en la matière, en analysant les procédés d’acculturation politique et l’appropriation de figures antiques, mais également des fêtes civiques structurées en véritables démonstrations de force, ou encore en prenant la mesure de l’élaboration d’un champ lexical qui ne laisse planer aucune ambiguïté, voire qui participe à l’ouverture d’une voie martiale au républicanisme français.

Les manifestations républicaines par le verbe

            Les secrétaires du clubs, qui sont parfois plusieurs à se succéder au sein d’une même séance, manifestent ostensiblement dans les procès-verbaux de délibérations le républicanisme de la société populaire. Tout d’abord, on rapporte les acclamations rituelles qui ouvrent les séances, et l’une d’entre elle est récurrente : « Vive la République[10] ». Une République que l’on va s’attacher très vite à qualifier, en écho aux décrets de la Convention Nationale de septembre 1792 : « Vive la République une et indivisible », « Vive la République française une et indivisible[11] ».  Par ailleurs, qualifier la République consiste également, pour les sociétaires, à en définir l’essence et la finalité : la démocratie ! Effectivement, s’il peut paraître évident pour un citoyen du XXIème siècle d’associer, de lier en France République et démocratie, quoique, ce lien n’était pas assuré au XVIIIème siècle. Souvenons-nous que Montesquieu avait indiqué que la République pouvait adopter les formes d’une démocratie ou d’une aristocratie[12]. Les Antipolitiques d’Aix n’avaient probablement pas lu Montesquieu, notamment les plus modestes, analphabètes, mais avaient certainement connaissance des saillies de Camille Desmoulins – ils étaient liés au conventionnel Moïse Bayle, qu’ils reconnaissaient pour l’un de leurs membres[13], et qui d’ailleurs leur faisait adresser le Bulletin de la Convention[14]. Desmoulins, en écho à Montesquieu, pour explicitaient de façon lapidaire les conceptions républicaines qui opposaient Girondins et Montagnards, désignaient les premiers comme « républicains aristocrates » quand les seconds étaient « républicains démocrates[15] ».

Ainsi, pour les Antipolitiques, la République est la démocratie : « Vive la République […] démocratique[16] » écrit-on régulièrement. Si la Révolution avait été perçue par les Antipolitiques comme la restauration de la liberté antique perdue – on affirmait d’ailleurs, à l’établissement du cercle, « L’homme ne vit véritablement qu’en homme libre, et ne goûte aucun plaisir vrai sur la Terre, si la liberté [ne le lui ai pas échu au] lui départ[17] ? » – la République était de facto l’annonce du règne de l’égalité.

Ainsi, alors que l’on écrivait, dans les premiers temps du nouveau régime, « L’an 4ème de la liberté », on ne manquait pas d’ajouter « & le 1er de l’égalité[18] » – à noter qu’il ne s’agit pas là à proprement parler d’une originalité antipolitique[19]. Actons qu’il ne s’agissait pas d’une simple déclaration d’intention ni d’un pur effet de style, comme l’attestent les nombreux combats de la société populaire en faveur des pauvres. L’une des grandes forces du club fut même de se saisir de la « question sociale » – l’expression peut paraître anachronique, je vous prie de m’en excuser – pour la porter fondamentalement dans le champ de l’action politique – et jamais décorrelée des principes de liberté ou de « laïcisation ». A ce titre, le combat pour l’application du Maximum est éloquent, nombre de séances étant l’occasion de chercher les moyens les plus efficaces d’exercer des pressions fortes sur les corps constitués locaux[20]. On dénonce les accapareurs, on veut les contraindre à respecter les prix du Maximum[21]. Néanmoins, notons que la municipalité d’Aix ne s’était pas laissée désarçonner face à cette attaque en règle du club dont elle était d’ailleurs issue, et renvoya même les Antipolitiques à leur responsabilité, rétorquant que certains membres, eux-mêmes commerçants, ne se pliaient pas à la loi[22]. Le scandale était trop grand, le délit trop grave ; tels Brutus exigeant, au nom de la vertu publique, l’exécution de deux de ses fils qui avaient violé les lois de la République romaine, les Antipolitiques frappèrent, mais ici sans faire couler le sang. Ils prirent la décision d’exclure de leur sein les spéculateurs[23].

            Le combat pour le Maximum, pour partie réalisation de cette République démocratique exigée, était d’ailleurs bientôt associé aux acclamations d’ouverture de séance, puisque l’on se mit à crier « Vive le Maximum[24] », parfois souligné, et face aux difficultés précitées, on se sentit obligé d’ajouter « et son entière exécution[25] ». A l’occasion d’une séance, un membre contesta même la rédaction du procès-verbal car on avait omis la mention « Vive le Maximum et son entière exécution[26] ». Remarquons que cette dynamique perdura même après Thermidor – du moins pour un temps –, accueilli plutôt favorablement par ces clubistes montagnards – les Antipolitiques, fers de lance de la déchristianisation en Provence, furent , pour l’essentiel, sur une ligne clairement hébertiste ; une analogie de plus aux Cordeliers.

            Oui, c’est bel et bien la République de la Montagne que les Antipolitiques s’évertuèrent à revendiquer – voire à anticiper. Ils le signifient explicitement avec leur registre de délibérations ouvert à la veille de l’insurrection fédéraliste, en avril 1793[27] : on peut y lire « L’an 2 de La République française une et indivisible et La Montagne ». Les pages sont parsemées de Vive la Montagne[28], que l’on crie en début de séance, lorsque là aussi, on ne s’offusque pas de l’avoir omis sur le procès-verbal[29].

Après le 9 Thermidor, que l’on n’envisage pas comme la mort de la Montagne, bien au contraire, on continue à scander cette acclamation. Ces corrections d’omission témoignent que derrière le conformisme politique ou la recherche de consensus identifiés par Haim Burstin[30], il n’y a pas un effacement de l’individu, c’est-à-dire ici du citoyen, pleinement en capacité de contester ce que le bureau exécutif soumettait à son aval. La société populaire devenait, d’une certaine manière, une micro-république dans la République, où l’on faisait l’apprentissage du débat politique, au préalable en s’appropriant les symboles et en soulignant, parfois au sens propre, leur importance.

Déjà, une démonstration, certes sur un registre purement formel, de l’agentivité du mouvement populaire, à partir d’un exemple local. Cette acculturation politique qui allait jusqu’à l’appropriation d’une maîtrise des symboles très forte passait également et bien évidement par la prestation du serment que tout nouveau membre devait prêter[31], serment que l’on avait pris soin de modifier, d’abord au lendemain du 10 août[32], puis après l’installation de la République, quand l’on jurait « d’être fidéle à la nation […] & de vivre & mourir en véritable républicain[33]. » Par ailleurs, les femmes Antipolitiques, disons celles qui fréquentaient le club, lequel avait par-là même un statut hybride, devait prêter serment dès avant la République : « Je jure d’être fidèle à la nation, à la loi et au roi, de maintenir de tout mon pouvoir la constitution du royaume décrétée par l’assemblée nationale et sanctionnée par le roi, d’élever mon enfant dans les principes de cette Sainte constitution et de les encourager dans leur jeune âge, à vivre libre ou de [à] mourir[34]. »

Je dois ici préciser l’importance de l’étude des sources, en l’occurrence les procès-verbaux de délibérations de la société, et le corpus des Antipolitiques est extrêmement dense.

La prestation de serment amène la dimension sacrée du combat révolutionnaire et, par extension, de la République française, que les Antipolitiques d’Aix inscrivaient tout à la fois dans l’héritage de la Rome antique et de la philosophie des Lumières.

Les manifestations publiques, empreintes de références antiques, et la conquête

 

            Dans un article pour les Annales historiques de la Révolution française, Suzanne Levain relevait que Camille Desmoulins, républicain de la première heure et assurément démocrate, parsemait ses écrits de références antiques explicites et interrogeait : « Desmoulins se rendait-il compte qu’en citant l’Antiquité, il excluait potentiellement tous les lecteurs qui n’avaient pas reçu une éducation aussi soignée que la sienne[35] ? » Toutefois, elle amenait immédiatement une nuance de taille : « On ne peut […] nier l’existence d’une culture de l’Antiquité au-delà du cursus des études : sujet très présent au théâtre, l’histoire et la mythologie antique étaient florissantes surtout en cette fin du XVIIIème siècle dans l’art[36]. » On ne s’étonnera donc pas que les Antipolitiques d’Aix, dont le cœur des membres et ses pourtours immédiats étaient des gens de peu d’instruction – voire sans –, aient pu considérablement imprégner leur républicanisme d’une romanité classique, et ce d’autant plus qu’ils étaient soutenus par une société d’artistes, les Amis patriotes, qui consacraient des représentations destinées au soulagement des indigents[37].

Du reste, quoi de plus naturel dans une cité, Aix, qui est la première ville romaine de France[38] ? Ainsi, les Antipolitiques allaient procéder à une appropriation de la Rome républicaine qui pousserait jusqu’à l’assimilation de figures antiques à des personnalités de la société. C’est à la toute fin de l’année 1792 que la société populaire allait explicitement réaliser ce mariage civique.

Effectivement, tandis que les Jacobins marseillais ambitionnaient d’être « la Montagne de la République[39] », les sociétaires aixois ne revendiquaient rien moins que la filiation avec la République romaine ; ils étaient héritiers de Brutus, son fondateur, celui-là même qui chassa le dernier roi de Rome, Tarquin le Superbe. Dans le contexte de décembre 1792 et les délibérations relativement au futur procès du roi, la portée politique du geste est considérable. On rapportait donc ainsi le déroulement de la séance extraordinaire du 27 décembre 1792 :

« La société assemblée extraordinairement pour aller chercher en cérémonie le buste de l’illustre républicain Brutus, le citoyen président a ouvert la marche avec le citoyen président des comités. […] On a été à la Commune prendre le corps administratif et de là [les clubistes] se sont portés à la maison du citoyen maire prendre le buste du républicain Brutus[40]. »

Au-delà des marqueurs proprement révolutionnaires, nous serons attentifs au fait que la société populaire est identifiée comme un acteur politique de premier plan. Acceptée ou non comme tel, elle réussit néanmoins à prendre les officiers municipaux et le rituel élaboré amène le cortège jusque chez le maire. La pression sur la commune devait être très forte, et ce jour-là en présence de députés Marseillais – les Antipolitiques pouvaient s’appuyer sur eux en même temps qu’ils leur démontraient leur assise sur la ville. De surcroît, les Antipolitiques ne demandent pas le buste de Brutus, ils ne prient pas la Commune de le leur remettre, ils vont le chercher en corps ! Le défilé n’est pas ici qu’un cérémonial patriotique et républicain, il s’agit d’une véritable démonstration de force. Quant à la filiation entre, sinon Rome républicaine et la société populaire, mais entre la première et la ville d’Aix, elle allait être poussée à un degré paroxystique, puisque l’on délibéra que l’on ferait faire « le buste du digne citoyen maire et du digne citoyen Ferréol, commandant d’un bataillon national », de part et d’autre du buste de Brutus[41]. De surcroît, un membre de la société offrit « un distique pour être mis au bas du buste de Brutus, connu en ces termes :

« Rome a gardé mon Corps, Aix aura mon génie. »

On pouvait difficilement faire plus clair. Brutus, lègue fondateur de la République ; le maire, garant de la Révolution de l’Égalité ; le commandant de la Gardes Nationale, son bras armé. Et à travers ce triomphe républicain, les Antipolitiques disaient implicitement qu’ils étaient les défenseurs de la patrie en cette ville d’Aix, protégeant les « Sans-culottes » et veillant à l’exercice vertueux du pouvoir par les mandatés, escortés au lieu de leur administration. Ce récit antico-moderne gravé dans le marbre fut parachevé au printemps 1793, lorsqu’un membre proposa de porter dans la société le buste de l’abbé Rive, « père-fondateur » du club, afin de le placer à côté du buste de Brutus[42]. » La société était alors déjà aux prises avec les sections de la ville.

 

            L’assimilation à Brutus ne se ferait pas uniquement par le prisme d’un buste dans la salle, mais également par l’adoption de son nom comme pseudonyme. Ainsi, le citoyen Raynaud, Antipolitique canal historique, adjoint-il à son nom, en 1793, celui de l’illustre personnage[43], quand il ne se fait pas simplement appelé « Brutus[44] ». Par ailleurs, nous relèverons, sur le même registre, un emprunt aux philosophes du siècle ; ainsi, un Antipolitique se fait appeler Voltaire[45] – orthographié « Volthere », ou « Voltere[46] ». Cependant, la démarche finit par choquer quand elle devient illégale, un membre évoquant le 14 fructidor an II (31 août 1794) l’« infraction qui vient de se commettre à un décret de la Convention Nationale. Il a entendu nommer le Citoyen Reynaud Brutus, tandis que par ce même décret, il est défendu aux citoyens de se décorer des noms des grands hommes[47]. » On interdit donc de porter à l’avenir le nom des « hommes illustres que leur Patrie s’est honorée de posséder[48] », mais la délibération ne fut pas tenue puisque le 22 vendémiaire an III (13 octobre 1794), on nommait commissaire pour la rédaction d’une pétition le citoyen… Volthère[49] !

              Les porteurs originels de ces illustres noms n’en furent pas pour autant laissés pour compte, bien au contraire. Effectivement, le 3 vendémiaire an III (24 septembre 1794), un membre offrit à la société les bustes de Voltaire et Rousseau, dont on affirmait que « par leurs lumières & par leurs sublimes écrits », ils n’avait rien moins fait que de préparer « notre heureuse Révolution[50] », du sein de laquelle était née la République.

Oui, aux Antipolitiques, on revendiquait la République française comme fille des Lumières, et la fille avait permis le triomphe de la Raison sur les cultes, sur tous les cultes. En effet, lors de la séance du 11 germinal an II (31 mars 1794), « Un membre, au nom du comité, annonce à la société que les prêtres qui étaient encore dans cette Commune ont abdiqué leurs fonctions et que la raison et la philosophie ont renversé tous les cultes[51] » ;

effectivement, il ne s’agissait pas d’envisager le seul catholicisme comme obstacle à la raison et aux progrès de la Révolution portés par une République que les clubistes voulaient complètement laïcisée, puisqu’ils se félicitaient également que « les citoyens attachés au culte israélite » avaient fait d’eux-mêmes l’abandon, nous supposons des fonctions de rabbins. Pour célébrer ce triomphe de la raison sur les cultes, la société délibérait « de faire une adresse à la Convention Nationale pour l’instruire qu’il n’exist[ait] plus parmi [les Antipolitiques] de prêtres […][52] ». Ces clubistes d’extrême-gauche, qui combattaient depuis leur établissement pour une révolution radicale, entendre démocratique et sociale, rappelaient qu’être républicain passait par renverser les croyances et les superstitions. D’ailleurs, dans le même temps de cette délibération, les Antipolitiques lisaient un « nouveau catéchisme républicain[53] ». Protagonistes de premier plan de la déchristianisation, ils décrétaient « que dans chaque séance on en lira une partie pour l’instruction publique et qu’en outre [on] en demandera la lecture chaque decadi dans le temple de la raison[54] » – à savoir la cathédrale d’Aix. Dans ce contexte, on ne s’étonnera pas de l’adhésion, sans la moindre difficulté, au calendrier républicain. D’ailleurs, c’est de façon lapidaire et péjorative que l’on évoquerait le grégorien en réclamant l’application de la loi du 17 septembre 1793, datation qualifiée de « vieux style[55] ».

        L’ensemble de ces choix tranchés doit nous permettre de réaliser que les Antipolitiques n’envisageaient pas comme recevable un « républicanisme de demi-mesure » ou une « révolution sans révolution[56] ». Toute volonté de nuancer le républicanisme, entendons de relativiser ses principes, l’application des mesures démocratiques, sociales, anti-religieuses ou d’exception en période de crise, en somme, toute forme de modérantisme, étaient immédiatement perçues comme suspectes. D’ailleurs, le modérantisme était explicitement associé à la Contre-Révolution. A titre d’exemple, un extrait de la séance du 2 vendémiaire an III (23 septembre 1794), lorsque les clubistes refusent de répondre à la sollicitation de détenus à Orange – dans le Vaucluse.

« Après avoir lu une page de cette lettre dont les principes de modérantisme sont tous opposés aux principes purs & Révolutionnaires que notre société professe constamment & ne cessera jamais de professer », le club « délibère d’avoir en exécration de tels principes qui paraissent [contraires ?] au Gouvernement Révolutionnaire & a manifesté son mépris pour les signataires de cette lettre, dont la lecture a été discontinuée du moment que la société s’est aperçue du style, sinon contre-révolutionnaire, du moins modéré que cette lettre présente[57]. »

            Les protagonistes populaires de la Révolution française à Aix furent donc, sinon le, du moins un fer de lance du républicanisme en Provence, un républicanisme sans concession – dimension démocratique, « laïcisation », visée économique et sociale, indivisibilité de la République – d’où la qualification de « radical » signalée en début de communication. Les Antipolitiques, en tant que club à la sociologie plutôt populaire, offre une originalité d’approche par rapport à notre thématique de recherche. Je me permets d’insister sur la richesse du matériau, PV, adresses et la correspondance considérable du club.

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia, Doctorant Université Lille III, IRHiS.

 

[1] Histoire d’Aix-en-Provence, coll., Aix, Edisud, 1977, P. 234, « Entre Révolution et Contre-Révolution », p. 234.

[2] Bibliothèque numérique Gallica, Bibliothèque Nationale de France, 8 – LN27 – 34846 (6) : Lettres des vénérables frères antipolitiques et de l’abbé Rive, présentée à MM. Les commissaires du Roi, dans le département des Bouches-du-Rhône, le 13 janvier 1791 avec une autre lettre du même abbé Rive, aux mêmes  commissaires, p. 16.

[3] ADBR, L 2032 : Procès-verbal de délibérations du 25 ventôse an III (15 mars 1795), p. 139.

[4] Albert Mathiez, Le Club des Cordeliers pendant la crise de Varennes et le massacre du Champs-de-Mars, Nouveaux documents inédits, publiés avec des éclaircissements et des notes, Librairie ancienne Honoré Champion, Editeur, 1913.

[5] Aff. 1792, 2 : Adresse des citoyens actifs, connus dans la ville d’Aix, sous le nom des frères anti-politiques, portant adhésion solennelle de leurs frères de Caen, à l’Assemblée nationale [suivie de] Adhésion des Amis de la Constitution de cette ville ; adresse au Roi des Français, 1er janvier 1792.

[6] Les archives de la Révolution française ; 6.2.2699 : Adresse des citoyens de la ville de Caen, département du Calvados, à l’Assemblée nationale ; Au roi : adresse des citoyens de la ville de Caen, département du Calvados ([Reprod.]), 28 décembre 1791.

[7] Les archives de la Révolution française ; 6.2.2699, […], op. cit., PP. 2-3.

[8] ADBR, L 2027 : Procès-verbal de délibérations du 4 juillet 1792.

[9] ADBR, L 2027 : Procès-verbal  de délibérations du 26 juillet 1792, p. 29.

[10] ADBR L 2029 : Registre de procès-verbaux de délibérations, page de garde.

[11] ADBR L 2028 : Procès-verbal de délibérations du 6 frimaire an II (26 novembre 1793), p. 163.

[12] Charles de Secondat de Montesquieu, De l’esprit des lois, 1758, Le CDI École alsacienne, Edition électronique, Édition établie par Laurent Versini, Paris, Éditions Gallimard, 1995.

[13] Sur l’adhésion du 1er janvier 1792 à l’adresse de Caen, son nom est inscrit en deuxième, après celui du Président Ferrand, alors qu’il n’est pas même secrétaire, Fond patrimonial de la bibliothèque municipale Méjanes d’Aix en Provence, Aff. 1792, 2 : Adresse des citoyens actifs, connus dans la ville d’Aix, sous le nom des frères anti-politiques, portant adhésion solennelle de leurs frères de Caen, à l’Assemblée nationale [suivie de] Adhésion des Amis de la Constitution de cette ville.

[14] ADBR, L 2027 : procès-verbal de délibérations du 12 octobre 1792, pp. 69-70. « Député à la Convention Nationalle » a été ajouté en marge.

[15] Hervé LEUWERS, Camille et Lucile Desmoulins : un rêve de République, Chapitre 13, Les brissoteurs de démocratie, Fayard, 2018, pp. 243-247.

[16] Pour exemple, ADBR, L 2031 : procès-verbal de délibérations du 2ème messidor an II (20 juin 1794), p. 84/264.

[17] AD BR, L 2025 : Cercles des Antipolitiques établis dans la ville d’Aix le 1er novembre 1790, Discours d’ouverture, p. 2.

[18] ADBR, L 2027 : procès-verbal de délibérations du 27 septembre 1792, p. 58.

[19] Cf. Côme Simien, Vie et abandon du Calendrier révolutionnaire, Le Paratonnerre, 8 septembre 2022, http://leparatonnerre.fr/2022/09/08/vie-et-abandon-du-calendrier-revolutionnaire/

[20] ADBR, L 2031 : procès-verbal de délibérations du 24 floréal an II (13 mai 1794), p. 58/205.

[21] ADBR, L 2031 : procès-verbaux de délibérations des 8 floréal an II (27 avril 1794), p. 48/186 et 7 fructidor an II (24 août 1794), p. 147/395.

[22] ADBR, L 2031 : procès-verbal de délibérations du 10 floréal an II (29 avril 1794), p. 50/189.

[23] ADBR, L 2031 : procès-verbal de délibérations du 23 floréal an II (12 mai 1794), p. 57/203.

[24] ADBR, L 2031 : procès-verbal de délibérations de la 2ème sans-culottide (18 septembre 1794), p. 191/530.

[25] ADBR, L 2031 : procès-verbal de délibérations du 5ème sans-culottide (21 septembre 1794), p. 194/552.

[26] référence

[27] ADBR, L 2029 : registre commencé le 28 avril 1793, page de garde.

[28] Pour exemple : ADBR, L 2031 : procès-verbal de délibérations 3 prairial an II (22 mai 1794), p. 62/214

[29] ADBR, L 2031 : procès-verbal de délibérations du 4 vendémiaire an III (25 septembre 1794), p. 204/571-572

[30] Haim Burstin, L’invention du sans-culotte, Regard sur le Paris révolutionnaire, Chapitre II, Sans-culottes et Jacobins, Avant-gardes politiques, militants révolutionnaires et masses populaires, La notion de sans culotte : entre idéal tyoe et stéréotype, p. 77.

[31] ADBR, L 2027, L 2028 et L 2029 : procès-verbaux de délibérations de septembre 1792 à mai 1793.

[32] ADBR, L 2027 : procès-verbal de délibérations du 21 août 1792, p. 42.

[33] ADBR, L 2027 : procès-verbal de délibérations du 30 octobre 1792, p. 80.

[34] ADBR, L 2027 : Procès-verbal de délibérations du 10 janvier 1792, p. 160.

[35] La magistrature de la presse au miroir de l’Antiquité selon Camille Desmoulins, le public des Révolutions de France et de Brabant face à la référence à l’Antiquité, Annales historiques de la Révolution française, N° 384 – Avril-Juin 2016, avec le soutien de l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS et du Centre National du Livre, p. 57.

[36] Ibid.

[37] Jean-Baptiste Budjeia, La société des Antipolitiques d’Aix période II – 10 août 1792-8 juin 1793, IV) Une vocation sociale et une mission « d’éducation populaire » – Soulager les indigents (10 août 1792-2 juin 1793), Mémoire de recherche de Master II, sous la direction de Marc Belissa, Université Paris Nanterre, 2020.

[38] Elle fut fondée en 122 avant Jésus-Christ par le Consul Caius Sextius Calvinus.

[39] Jacques Guilhaumou, Marseille républicaine (1791-1793), Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1992, Chapitre 3, Le fédéralisme jacobin, Premier moment (hiver 1792-1793), La « politique révolutionnaire » des Jacobins marseillais (janvier-avril 1793), Un trajet thématique : de la dénonciation des appelants » à l’autodésignation « Montagne de la République », p. 160.

[40] ADBR, L 2028 : procès-verbal de délibérations du 27 décembre 1792, séance extraordinaire, p.25.

[41] Ibid.

[42] ADBR, L 2028 : Procès-verbal de délibérations du 21 avril 1793, séance extraordinaire à 9 heures du matin, p.118.

[43] Voir ADBR, L 2031 : notamment procès-verbal de délibérations Du 18. florèal an 2 (7 mai 1794

) de la RFUI, 54 / 198.

[44] Voir ADBR, L 2031 séance du 8 prairial an 2 (27 mai 1794) de la RFUID, 65 / 220

[45] ADBR L 2031 voir notamment PV de délibérations des séances des 27 fructidor an 2eme de la RFUID (13 septembre 1794), pp. 182 / 510-511, et 29 fructidor an 2nd de la RFUID (15 septembre 1794) , pp. 188-189 / 524-525.

[46] Procès-verbal de délibérations de séance du 27 fructidor an 2eme de la RFUID (13 septembre 1794), 181 / 509-510.

[47] ADBR L 2031, Procès-verbal de délibérations de séance du 14 fructidor an II (31 août 1794), pp. 157 / 419.

[48] Ibid.

[49] ADBR L 2031, procès-verbal de délibérations de séance du 22 vendémiaire an III (13 octobre 1794), p. 233 / 715.

[50] ADBR L 2031 : procès-verbal de délibérations de séance du 3 vendémiaire an III (24 septembre 1794), pp. 202-203 / 567-569.

[51] ADBR L 2031, Procès-verbal de délibérations de séance du 11 germinal an II (31 mars 1794), p. 25/128.

[52] ADBR, L 2031 : procès-verbal de délibérations du 11 germinal an II (31 mars 1794), p. 25 / 128.

[53] Ibid.

[54] Ibid., p. 25/127.

[55] ADBR L 2031, procès-verbal de délibérations de séance du 16 vendémiaire an 3eme de la RFUID (7 octobre 1794), p. 221 / 625

[56] Réponse de Robespierre à Louvet lors de la séance de la Convention du 5 novembre 1792, Cf. Hervé Leuwers, Maximilien Robespierre, Presse Universitaire de France, 2019, p. 155 à 183, https://www.cairn.info/maximilien-robespierre–9782130800279-page-155.htm

[57] ADBR L 2031, procès-verbal de délibérations de séance du 2 vendémiaire an III (23 septembre 1794), p. 199 / 561.

Pour passer l’histoire à la loupe, il y avait un site, ce site ; maintenant il y a une association. Le Cercle Laïque d’Animation et de Formation d’Éducation Populaire et Sportive (CLAFEPS), dont le nom cible bien les objectifs affichés et à tenir, est enfin paru au Journal Officiel. Nous avons créé cette association pour que vous, citoyens et/ou associations, puissiez partager notre passion de l’Histoire, notre combat pour la République française laïque, démocratique et sociale, dans les règles de l’art. Après un petit contre-temps, nous vous prions de nous en excuser, il ne reste plus qu’à ouvrir le compte en banque, vous pourrez alors nous adresser vos adhésions. D’ici là, réservez votre matinée du 23 janvier 2022 pour notre premier « Petit déjeuner de l’histoire« , où nous plongerons dans les Commentaires sur la guerre des Gaules de Jules César. (10€ pour les adhérents au CLAFEPS, 20€ pour les non-adhérents).

Entendons-nous bien, par « histoire d’aujourd’hui », il n’est nullement question de cette « vogue » de « l’histoire du temps présent », qui relève du non-sens, mais de s’interroger sur les échos dans notre propre contemporanéité de la Révolution française, de son potentiel, notamment politique. Ce préalable posé, suit mon échange à bâton rompu avec Yanis Kuyukan, étudiant en Master II d’Histoire contemporaine, dans le cadre de l’un de ses séminaires de recherche. Les questions sont posées en fonction de ce qui lui a été demandé…

Pouvez-vous vous présenter et nous expliquer votre lien avec la Révolution française ?

Je suis essayiste (deux livres publiés[1], le troisième à venir[2]), j’ai été professeur d’Histoire dans le secondaire et je suis militant laïque. J’anime le site de vulgarisation historique – vulgarisation, pas simplification – lhistoirealaloupe.com
Ma passion pour l’histoire politique m’a amené à reprendre mes études après plus de dix ans d’interruption, et sur la Révolution française. Je m’intéresse, dans le cadre de ma recherche, aux dynamiques démocratique et sociale de la Révolution, aux politiques de laïcisation, à l’autonomisation du puissant mouvement populaire. Ma recherche a commencé avec mon Master. J’ai commis un mémoire de MI, La société populaire des Antipolitiques d’Aix Période I : 1er novembre 1790-10 août 1792[3](179 pages), suivi d’un mémoire de MII : La société populaire des Antipolitiques d’Aix Période II : 10 août 1792-8 juin 1793 (388 pages). Ma thèse de doctorat s’intitule Les Antipolitiques d’Aix et leur réseau d’affiliation (1790-1795), une illustration de l’exercice démocratique pendant la Révolution française[4]. Ma recherche est dirigée par Hervé Leuwers, Professeur des Universités à Lille, actuel président de la Société des Études Robespierristes (S.E.R.), dont nous allons reparler. Si je viens tout juste d’obtenir un contrat doctoral, mon travail de thèse effectif a démarré il y a un an déjà.

Enfin, pourquoi avoir choisi la Révolution française ? Je pense que l’on ne se porte pas sur elle par hasard, que le simple intérêt ou la curiosité ne suffisent pas à l’expliquer – sauf peut-être dans de très rares cas. Au préalable, souvenons-nous que notre culture politique contemporaine est directement issue de la Révolution française, dès même les notions de « gauche » et de « droite ».

Si notre système d’organisation est hérité de Napoléon et non de la Révolution, le potentiel démocratique, laïque et social révolutionnaire reste puissant. Cet évènement d’une intensité exceptionnelle, avec des bouleversements qui le furent tout autant sur une décennie – si toutefois l’on fixe les dates extrêmes de 1789 à 1799, ce qui est toujours en débat – fut le point de référence des républicains sociaux et des démocrates au XIXème siècle, y compris en-dehors de France, et jusqu’à la Commune[5], dont le nom est une référence directe et explicite à la Commune insurrectionnelle de Paris de 1792-1794, qui s’était imposée, au lendemain du 10-aout, en pouvoir concurrent de l’Assemblée nationale. Enfin, les architectes de la loi de 1905 étaient convaincus, à tort ou à raison, de parachever la Révolution française.

Toutes ces raisons et mon intérêt pour ces questions, mon engagement sur le terrain de l’Éducation populaire et du combat laïque, m’ont poussé à devenir historien de la Révolution française, à la questionner, non en militant, mais en scientifique, sans trahir ni falsifier les sources bien entendu, ce qui n’empêche pas ma recherche de nourrir mon engagement.

 

Que représente pour vous les annales historiques de la révolution française en tant qu’historien et qu’est-ce qu’elles apportent aux amateurs comme moi et aux professionnels de l’histoire comme vous?

Les Annales Historiques de la Révolution Française (AHRF), des synthèses scientifiques au service de l’historien érudit et de l’amateur éclairé ; les AHRF sont publiées par la S.E.R. en partenariat avec la maison Armand Colin. Elles sont une revue scientifique consacrée à l’étude érudite de la Révolution française. Les numéros – quatre par an – se centrent sur des thématiques différentes, par exemple, celui de juillet-septembre questionne la Révolution dans le quotidien et dans les guerres[6], le précédent était consacré au travail du grand historien Michel Vovelle[7], l’année civile fut ouverte par un numéro qui traitait des royalismes[8]. Les articles – une vingtaine de pages en moyenne – sont écrits par des historiens chercheurs[9] – enseignants ou doctorants – et proposent des analyses et des perspectives de recherche relativement à la période. C’est donc un travail d’enquêteur, érudit, scientifique, qui est proposé. De l’histoire de « première main ». Ainsi, les chercheurs peuvent faire connaitre leur travail, proposer des synthèses ou des éléments parcellaires mais approfondis de l’état de leurs travaux. Le lien entre les historiens de la Révolution française, dans une dynamique de travail en équipe, au-delà de l’étude archivistique, s’en trouve resserré. L’amateur éclairé y puisera des informations fiables et des études fouillées, des analyses précises sur la période révolutionnaire, souvent « maltraitée » – et sur le fond et sur la forme – par les canaux médiatiques, y compris par les intellectuels qui s’y expriment et relaient même des falsifications de l’histoire quand ils n’en sont pas directement les auteurs – je pense ici notamment à Michel Onfray.

 

La S.E.R. n’est-elle qu’une arme de propagande en l’honneur de Robespierre ou fait-elle de l’histoire dite « objective » ?

La S.E.R. [Société des études robespierristes, NDLR] est une société savante ; dans l’expression, le terme important est « savante ». Elle a été fondée en 1907 par Albert Mathiez, le premier historien à avoir mené un travail érudit sur la Révolution française, ce qui lui permit, travail à partir des sources oblige – y compris celles hostiles à « l’Incorruptible » –, de démontrer en quoi Robespierre avait été la pierre angulaire du courant démocratique et social pendant la Révolution française. Dans la Grande Revue d’avril 1920, il publiait un texte, Pourquoi sommes-nous robespierristes ?, dans lequel on peut lire notamment :

« C’est une société [la S.E.R.] historique, un atelier de libres recherches qui a poursuivi son œuvre, j’ose le dire, sans autre préoccupation que celle de la vérité. […] Nous remarquions que les thermidoriens eux-mêmes, depuis Cambon jusqu’à Barras en passant par Barère, avaient déploré amèrement, au temps de l’Empire et de la Restauration, la lourde faute qu’ils avaient commise en renversant avec Robespierre la République honnête, la République véritable. Nous enregistrions leurs mea culpa et nous constations que tous les républicains de la période héroïque, ceux qui connaissaient plus les prisons et les échafauds que les places et les honneurs, avaient vénéré la mémoire de Robespierre comme celle d’un grand patriote qui n’avait jamais désespéré de la victoire et qui avait été l’âme du glorieux Comité de Salut public, comme celle d’un grand démocrate, victime de sa foi, dont ils se proclamaient fièrement les disciples et les continuateurs[10]. »

Ainsi, la S.E.R. entendit dans un premier temps réhabiliter la mémoire et l’œuvre politique de Robespierre à partir de l’étude objective – je reprends le terme de votre question, nous y reviendrons – de l’histoire. La S.E.R. embrasse évidemment tout le champ de la recherche universitaire relativement à la Révolution française et remet depuis 2003 tous les deux ans le prix Albert Mathiez à une thèse de doctorat ou un mémoire de recherche en Master II, écrit en langue française. Je le précise tout de suite, les membres de la S.E.R. ne vouent pas un culte à « Robespierre divinisé » ni ne se réunissent en « cérémonies transcendantales » pour espérer être touchés par l’esprit de « l’Incorruptible » – et moi-même membre de la société depuis janvier dernier, je ne suis pas robespierriste, je suis clairement maratiste, « c’est pire ! »

Quant à la question de l’histoire dite « objective », définissons d’abord clairement les termes du sujet. « Objectivité » est souvent confondue avec « neutralité », la première étant souvent entendue comme la seconde, ce qui me paraît absurde. Effectivement, l’histoire n’est pas neutre et la Révolution française n’est pas non-plus une « matière » neutre, comme le prouvent du reste les nombreux courants historiographiques qui « se disputent » depuis plus de deux siècles[11] – je ne développe pas pour l’heure puisque vous me posez une question liée.

Être objectif, c’est constater l’objet d’étude tel qu’il est, lire sans les filtres propres à chacun et sans tomber dans l’écueil de l’anachronisme, sans prendre l’histoire pour de la sociologie – même si nous utilisons à raison et à dessein des concepts de sociologie – les évènements historiques, et de ce point de vue-là, je ne suis pas certain que le « wokisme » débridé – pour ne pas écrire fanatique – entre dans le champ de l’histoire dite objective. Selon moi, c’est à partir de l’étude factuelle des évènements que l’historien va proposer une analyse scientifique, objective, mais aura nécessairement – et heureusement ? – une lecture – politique – qui elle sera évidemment subjective – ce qui ne signifie pas falsifier l’histoire.

Par exemple, lorsque je regarde historiquement et objectivement l’opposition entre Montagnards et Girondins, je me positionne politiquement du côté des premiers, mais je ne vais pas mentir sur ce qu’ont fait, été et représenté les seconds, ce que fait par exemple Michel Onfray qui, probablement par ignorance, relate de nombreuses inepties sur les Girondins qui, soit écrit en passant, étaient jacobins ! La S.E.R., qui organise chaque année – hors Covid – deux à trois colloques où des universitaires présentent des travaux de recherche érudit, s’inscrit de fait totalement dans le champ de l’histoire dite objective. Elle ne promeut évidemment pas les thèses ubuesques des penseurs contre-révolutionnaires. Lorsque j’écris « ubuesque », je ne suis pas neutre du tout, en revanche, je suis impeccablement objectif, ce que je vais m’évertuer à démontrer dans ma réponse à votre question suivante.

 

Que pensez-vous personnellement du rôle de Robespierre sur les massacres de Vendée ?

Les massacres de Vendée ? Est-il question des massacres de républicains commis par les royalistes vendéens ? Quand on parle de massacres en Vendée – certains se sont même imprudemment risqués à évoquer un génocide[12] –, on fait souvent allusion aux « colonnes infernales » de Turreau en janvier 1794, qui commirent des atrocités, mais l’on omet – pour ne pas écrire occulte – systématiquement les atrocités des insurgés vendéens qui allaient former l’Armée catholique et royale, omission d’atrocités commises depuis le 3 mars 1793, ce qui n’est pas très… objectif ! La levée en masse décrétée en février 1793 était le déclencheur d’une insurrection dans le grand ouest – et dont la Vendée était l’épicentre – qui allait se faire rencontrer l’anti-révolution et la contre-révolution[13], dans une partie du territoire qui avait déjà manifesté peu ou prou son hostilité à la Révolution, son attachement au roi et aux prêtres réfractaires. L’insurrection de Cholet le 3 mars 1793 se solde par l’assassinat d’un garde-national.

Les Vendéens massacrent les patriotes dans les villes et les villages. Des républicains sont enterrés vivant ici, subissent là le « chapelet vendéen » – ce qui consistait à installer au bord d’une douve des hommes et des femmes attachés les uns aux autres, et à en pousser quelques-uns, au besoin aidés d’une baïonnette ou d’une fourche par exemple. On n’évoque jamais ces massacres-là, lesquels ont duré des mois ! Le 20 mars, les corps administratifs de Nantes évoquent « des rebelles qui ont pillé, volé, dévasté, brûlé et massacré […] avec toute la rage qui inspire le fanatisme », « […] animés de passions si violentes qu’il est impossible de leur faire entendre raison », ce qui impliquait la nécessité de la force. Les premiers mois, « les bleus » – les armées républicaines, qui portent une veste d’uniforme bleue – n’ont de cesse de fuir devant « les blancs » – les paysans du bocage portant la cocarde blanche, symbole de ralliement à la royauté. Le 5 mai, Quétineau fit lever le drapeau blanc à Thouars pour éviter à ses hommes et aux habitants de la ville d’être massacrés.

Quasiment jusqu’à l’été, les armées régulières bleues fuient en poussant des « cris d’effroi » tant le fanatisme des « rebelles » de l’armée catholique et royale leur inspire la terreur[14]. Par ailleurs, l’armée catholique et royale, en coordination avec le gouvernement de Pitt, tente de prendre les villes côtières de façon à faire entrer les armées anglaises sur le territoire national. Dans ce contexte précis et celui des massacres à la chaîne perpétrés par les Vendéens, la Convention, qui a connaissance tardivement de cette guerre civile, proclame un décret le 19 mars, dont l’article VI stipule : « Les prêtres, les ci-devant nobles, les ci-devant seigneurs, les agents et domestiques de toutes ces personnes, les étrangers, ceux qui ont eu des emplois ou exercé des fonctions publiques dans l’ancien gouvernement ou depuis la révolution, ceux qui auront provoqué ou maintenu quelques-uns des révoltés, les chefs, les instigateurs, et ceux qui seraient convaincus de meurtre, d’incendie et de pillage subiront la peine de mort[15] […]. » Petitfrère ne manque pas de faire justement remarquer que « n’ayant d’autre alternative à la mort que la révolte, elle [la mesure] nourrit l’insurrection au lieu de la calmer[16]. » La Convention, c’est l’ensemble des députés, dont Robespierre, qui siège du « côté gauche » – les Girondins siègent du « côté droit » – n’est que l’un d’entre eux, même si l’est également l’un des plus populaires. Le député montagnard, membre éminent des Jacobins, s’exprimerait avec intransigeance de la tribune du club, le 8 mai 1794, soit quelques massacres plus tard, quelques villages de plus dévastés, pillés, brûlés, par les Vendéens alliés de l’ennemi anglais, lui-même coalisé avec les monarchies européennes qui veulent éteindre le feu révolutionnaire. « Il n’y a plus que deux partis en France, le peuple et ses ennemis. Il faut exterminer tous ces traîtres vils et scélérats, qui conspirent éternellement contre les droits de l’homme et contre le bonheur de tous les peuples[17]. »

Ici, il est essentiel de relever qu’il n’y a aucune opposition entre les Droits de l’Homme et les mesures d’exception, bien au contraire ! C’est justement parce que les Droits de l’Homme sont en péril qu’il est indispensable d’adopter des mesures d’exception et de faire usage de la violence révolutionnaire. A toute fin utile, il faut se reporter aux réflexions de Yannick Bosc, maître de conférence à l’université de Rouen, qui démontre qu’il n’y a pas, pour ceux-là mêmes qui les pensèrent, d’opposition entre la Déclaration des Droits de l’Homme et la terreur[18], une fois encore, bien au contraire ; « La terreur est une conséquence du principe général de démocratie appliquée aux plus pressants besoins de la Patrie [19]. »

Dans le contexte – et la contextualisation est à la base du travail d’historien – d’une violence contre-révolutionnaire extrême, d’une contre-révolution nourrie par le fanatisme religieux et liée aux armées étrangères, Robespierre, qui avait réclamé presque seul l’abolition de la peine de mort durant l’Assemblée constituante, comprend, avec tous les démocrates, qu’il n’y a pas d’autres moyens de sauver la Révolution, la jeune République française, pas d’autres solutions pour installer la démocratie. Barère, un député de la Plaine – le centre de la Convention – percevait les évènements de la même façon ; alors qu’il fit voter le 1er août un décret qui précisait les modalités d’intervention de l’armée commandée par Kléber et dont l’article VIII stipulait « Les femmes, les enfants et les vieillards seront conduits dans l’intérieur, il sera pourvu à leur subsistance, à leur sûreté avec tous les égards dus à l’humanité […][20] », l’écrasante défaite de l’armée de l’Ouest à Torfou le 19 septembre l’amena à durcir considérablement le discours. Le 1er octobre en effet, il dit à ses collègues, de la tribune de la Convention, une proclamation dont l’anaphore est explicite : « Détruisez la Vendée[21] ». Il y établit clairement le lien entre la sauvegarde de la Révolution, de ses principes – et donc la Déclaration très démocratique des Droits de l’Homme de 1793 et la Constitution qui en découlait –, la survie de la République, et l’anéantissement des « rebelles » vendéens, liés de facto avec les Prussiens, les Autrichiens, les Anglais, les Espagnols, avec les ennemis de l’intérieur – rappelons du reste que les Girondins avaient massacré la municipalité favorable aux Montagnards à Lyon ou que les royalistes avaient livré Toulon aux Anglais. Revenons-en au discours de Barère et relevons, sur la forme, qu’il revendique sans mot dire une filiation directe entre la République romaine et la Révolution française, puisque le mot était « emprunté » à Caton l’Ancien qui, au IIème siècle avant Jésus-Christ, s’inquiétant du relèvement fulgurant de la rivale de Rome après la deuxième guerre punique, aurait déclaré au Sénat, Delenda Carthago, « Il faut détruire Carthage ! »

J’ajoute, mais cela mériterait un développement plus conséquent, que Maximilien Robespierre n’entre que le 27 juillet 1793 au Comité de Salut public, que ce Comité n’est pas un gouvernement – c’est-à-dire qu’il n’est pas un organe exécutif – et qu’il n’est pas non-plus autonome. Ce comité, renouvelable tous les mois – il le fut sept fois sur la période qui nous intéresse ici – était ce que nous appellerions aujourd’hui une « commission parlementaire », placée sous le contrôle direct de la Convention.

 

La S.E.R. et les Annales historiques de la Révolution française s’inscrivent-elles selon vous dans un courant historiographique ?

Il existe quatre grands courants historiographiques qui travaillent sur la Révolution française. Commençons par celui dont je me réclame, le courant dit « républicain », ou « jacobin », ou encore « social », voire « socialiste ». Il voit dans la Révolution française un mouvement populaire et social, il prend toute la mesure des enjeux liées à l’autonomisation du mouvement populaire, des combats pour l’installation d’une démocratie et d’une république sociale, les luttes acharnées de « classes ». C’est le courant qui court d’Albert Mathiez à Marc Belissa, de Michel Vovelle à Hervé Leuwers ; c’est le courant historiographique majoritaire au sein de l’Université française et bien entendu à la S.E.R., mais il est ultra minoritaire si l’on prend en compte d’autres cercles, je vais y revenir. La deuxième tendance a des proximités avec l’historiographie « socialiste », c’est le courant dit « marxiste », porté par des historiens comme Albert Soboul ou Georges Lefebvre, ou encore Claude Mazauric. Si bien entendu cette historiographie saisit le potentiel social de la Révolution française, elle y voit surtout et avant tout le moment clé de l’émergence de la bourgeoisie, de la bourgeoisie d’affaire ; une Révolution qui en somme n’aurait pas été assez loin et des « démocrates » qui auraient posé des principes sociaux importants mais dans le cadre restreint d’un système libéral, affirmation s’appuyant sur le fait que les Montagnards – la gauche – n’avaient pas décrété « la loi agraire » – perçue par nombre d’entre eux comme une chimère –, ni mit fin à la propriété – pourtant subordonnée à la théorie du « droit naturel » et donc au « droit à l’existence ».

Le courant dit « marxiste » partage donc paradoxalement une conception défendue par l’historiographie dite « libérale ». En effet, celle-ci estime que la Révolution était une nécessité car il fallait mettre fin aux « abus » de l’Ancien Régime. Le courant dit « libéral » – ou « critique » depuis François Furet – estime qu’il y eut donc une « bonne Révolution », celle de 1789, c’est-à-dire celle qui vit la bourgeoisie mener le processus en tentant de museler le « mouvement populaire », dont elle se servit néanmoins[22] – et une « mauvaise Révolution », celle de 1792, plus encore de 1793-1794, c’est-à-dire dès l’instant où le Peuple mena réellement le processus révolutionnaire, où il parvint enfin à imposer des mesures démocratiques et sociales – les mesures d’exception et la violence sont bien moins frontalement attaquées que le prétendu « centralisme jacobin », qui est une fiction, ou la participation active du peuple dans les affaires de la Cité.

Ce courant historiographique fut porté très tôt, dans les années 1820 déjà, par des auteurs comme Mignet[23] ou Thiers[24] ; Tocqueville s’y inscrit, puis au XXème siècle, des historiens comme Patrice Gueniffey ou des auteurs de « la nouvelle gauche », François Furet par exemple, ou Mona Ozouf. Arrêtons-nous sur ces deux courants historiographiques – « libéral » et « jacobin » – : ils scindèrent idéologiquement, d’autant plus après la Révolution de 1848, le mouvement républicain en deux tendances. D’un côté, les Républicains libéraux, qui revendiquaient 1789-1792, puis l’héritage politique des Girondins, les conservateurs de la Convention, de l’autre, les Républicains démocrates, les courants de gauche – des radicaux aux communistes – qui, sans renier 1789, pensée comme une étape, revendiquaient le moment de bascule que représentent 1792 et s’inscrivaient dans la filiation du « programme » de la Montagne et ses exigences et mesures démocratiques et sociales. Droite – Ferry, Gambetta[25], Favre – et gauche – Clémenceau[26], Jaurès [27], – du « parti » républicain se revendiquaient toutes deux de la Révolution française mais n’en réclamaient pas la même part d’héritage. Enfin, il existe un courant historiographique contre-révolutionnaire qui porte un regard exclusivement néfaste sur la Révolution, jugée mauvaise en elle-même. Porté généralement par des historiens royalistes, nostalgiques de l’Ancien Régime, même les réformes libérales ne trouvent grâce à ses yeux, pas plus que la politique conservatrice des Girondins. C’est de ce courant que sort notamment la fiction du « génocide vendéen[28]». Ce récit historiographique court de l’abbé Barruel, qui voyait dans la Révolution française un complot des philosophes des Lumières, des Francs-Maçons et de « la secte » qui en résulta, les Jacobins, à Reynald Secher, dont je confirme qu’il n’est pas membre de la S.E.R. et n’écrit pas pour les AHRF. Relevons que les courants libéraux et contre-révolutionnaires sont en réalité majoritaires ; majoritaires à l’Académie française, en Droit et en Histoire du Droit, dans les médias, avec des personnalités comme Franck Ferrand, Lorànt Deutch ou Stéphane Bern – les deux derniers cités n’étant pas historiens.

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia
Doctorant en Histoire moderne – Université de Lille – IRHiS

 

[1] La Plume et le Sabre, Deux armes indissociables pour avancer sur la Voie du Guerrier, Éditions Landogne, Collection Savoir, 2016, et Shogun, Introduction à une politique de la guerre dans le Japon des Samuraï, Le Lys Bleu Éditions, septembre 2021.

[2] De la laïcité. Manifeste d’un Libre-penseur, pour L’Harmattan, Collection Débats laïques.

[3] Recherche dirigée par Marc Belissa, Université Paris-Nanterre, 2019.

[4] Ibid., 2020.

[5] Je viens d’ailleurs d’ailleurs de finir un article, La Commune, mouvement patriotique au carrefour du combat laïque et du combat social, pour Adogma, la revue de l’Association des Libres-Penseurs de France (ADLPF).

[6] Vivre la Révolution (1792-1795), AHRF, N°405, Armand Colin, Juillet-Septembre 2021.

[7] La Révolution Michel Vovelle, AHRF, N°404, Armand Colin, Avril-Juin 2021.

[8] Royalismes et royalistes dans la France révolutionnaire, AHRF, N°403, Armand Colin, Janvier-Mars 2021.

[9] Je devrais pour ma part soumettre une proposition d’article au comité de lecture des AHRF d’ici à la fin de l’année universitaire, en vue probablement d’une publication l’an prochain.

[10] https://www.etudesrobespierristes.com/2015/02/23/pourquoi-nous-sommes-robespierristes/

[11] Entendre au sens de la disputation.

[12] Reynald Secher, La Vendée-Vengé, Le génocide franco-français, Perrin, juillet 2006.

[13] La distinction entre les deux notions est de Claude Mazauric, voir notamment Autopsie d’un échec : la résistance à l’anti-Révolution et la défaite de la Contre-Révolution, in Roger Dupuy, François Lebrun (dir.), Les résistances à la Révolution, Paris, Imago, 1987, p. 237-244.

[14] Se reporter notamment à Claude Petitfrère, La Vendée et les Vendéens, publication originale, Folio histoire, 1981, Éditions Gallimard, 2015.

[15] Cité in Claude Petitfrère, La Vendée et les Vendéens, publication originale, Folio histoire, 1981, Éditions Gallimard, 2015, iBooks, pp. 49-50.

[16] Ibid., p. 50.

[17] Cité in Hervé Leuwers, Robespierre, Fayard, 2014.

[18] Yannick Bosc, Robespierre ou la Terreur des droits de l’homme, colloque Henri Guillemain, 2015. https://www.youtube.com/watch?v=D97uswCx9e4

[19] Ibid.

[20] Cité in Claude Petitfrère, La Vendée et les Vendéens, publication originale, Folio histoire, 1981, Éditions Gallimard, 2015, iBooks, p. 45.

[21] Ibid., pp. 45-47.

[22] L’avocat grenoblois Barnave, qui avait affirmé que la « nouvelle répartition de la richesse » imposait « une nouvelle répartition du pouvoir », avait prôné la nécessaire alliance du peuple et de la bourgeoisie.

[23] Histoire de la Révolution française de 1789 jusqu’en 1814, publiée en deux volumes en 1824.

[24] Histoire de la Révolution française, publiée en plusieurs volumes de 1823 à 1827.

[25] Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia, article Gambetta, ou la théorie de la « République bourgeoise », https://lhistoirealaloupe.com/2020/12/03/383/

[26] « Messieurs, que nous le voulions ou non, que cela nous plaise ou que cela nous choque, la Révolution française est un bloc. », discours du 29 janvier 1891, pour justifier le soutien de la censure de la pièce Thermidor, de Victorien Sardou, jouée à la Comédie française.

[27] Histoire socialiste de la Révolution française, publiée en plusieurs volumes en 1908.

[28] Notons que Jean-Clément Martin, le grand spécialiste de « la Vendée militaire », qui admet la notion de « crimes de guerre » relativement aux atrocités des « colonnes infernales », conteste formellement l’usage inapproprié du terme de « génocide ».

Dans l’inconscient collectif national, nous célébrons la victoire du Peuple de Paris sur l’absolutisme royal, la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789. Or, nous célébrons en réalité la fête de la Fédération sur le Champ de Mars, le 14 juillet 1790. C’est la loi du 6 juillet 1880, sous la (jeune) IIIème République, qui établit la fête nationale au 14 juillet, mais c’est le 14 juillet 1790 que l’on commémorait. En effet, la Droite, alors monarchiste de surcroît, refusait catégoriquement de célébrer une insurrection populaire. La célébration de la fête de la Fédération qui mettait à l’honneur le pouvoir militaire muselé par un « aristocrate éclairé » offrait un compromis acceptable.

Retour rapide sur l’événement fondateur. Souvenons-nous que le 12 juillet, l’avocat Camille Desmoulins appelait, au Palais royal, les Parisiens à prendre les armes (Cf. mon post du 12 juillet). Ceux-ci armés, ils ont besoin de poudre et cette poudre se trouve à la Bastille. Une démystification s’impose ici : les citoyens ne vont pas, au préalable, à la Bastille pour ce qu’elle représente (l’arbitraire royal), mais pour des raisons purement pragmatiques. Bien évidemment, parce qu’elle était un symbole de l’absolutisme, la prison où furent récemment incarcérés le marquis de Sade ou le Comte de Mirabeau, fut détruite.

Il faut aussi rappeler que face au dernier coup de force de Louis XVI et de l’aristocratie, la « bourgeoisie parlementaire » avait besoin, pour avancer, d’une insurrection, c’est la raison pour laquelle elle laissa le peuple s’armer, mais il conviendrait par la suite d’essayer de lui récupérer ses armes…

Enfin, des intellectuels au bagout certain mais aux connaissances limitées sur le sujet, , expliquent à la télévision notamment que 1789 c’est déjà violent, que le pauvre marquis de Launay a été décapité, sa tête trimbalée au bout d’une pique. Ce sont ces mêmes intellectuels qui passent sous silence que les insurgés demandèrent que l’on ouvrît les portes de la prison, qu’ils envoyèrent des représentants parlementer et que l’une des réponses du brave de Launay fut de faire tirer sur la foule…

Avançons très vite ; « la Grande Peur » de l’été fut l’origine directe des décisions des 4 et 26 août 1789, et non le « libéralisme » des aristocrates éclairés derrière le Duc de Noailles. Cette « grande peur » d’abord, puis les journées des 5 et 6 octobre qui aboutirent au retour de la famille royale à Paris, suivies deux semaines plus tard par l’Assemblée Nationale, firent comprendre aux notables qu’ils auraient fort à faire avec le peuple, le peuple qui avait compris que l’on essayait de confisquer sa Révolution. En effet, pour les conservateurs « éclairés », les Barnave, Lameth, La Fayette, Mirabeau, il convenait de mettre un terme rapidement à la Révolution et que celle-ci ne fût rien de plus que ce qu’elle avait pu être en Angleterre : un mouvement de notables installant un régime parlementaire favorable aux possédants.

Pour le mouvement populaire et les dirigeants démocrates, les Robespierre, Danton, Marat, Desmoulins, il s’agissait non pas de mettre un terme à la Révolution, mais de mener la Révolution à son terme.

Mais si ce courant est alors majoritaire dans le pays, il est minoritaire à l’Assemblée Nationale, issue des États-Généraux du Royaume. C’est ainsi que le 21 octobre 1789, l’Assemblée Constituante votait la loi martiale. Le principe est simple : lorsque la tranquillité publique est menacée, c’est-à-dire lorsque le mouvement populaire se déploie et revendique, ou cherche à arracher par la force ce qu’on refuse de lui accorder par la loi, on déploie la force armée – la Garde nationale, nous allons en arriver au 14 juillet 1790. Les autorités faisaient étendre le drapeau rouge – son origine n’est pas à chercher du côté des marxistes, mais des conservateurs. Les officiers municipaux ordonnaient la dispersion et après trois sommations, le feu était ouvert sur la foule –même désarmée –, ce que l’on ne vous dit que très rarement dans les médias ou que l’on tait à vos enfants ; on préfère leur dire que « la Terreur » est une restriction des libertés alors qu’en réalité, c’est précisément l’inverse, et que les restrictions des libertés sont orchestrées d’octobre 1789 à, disons août 1792 – si je mets de côté les tentatives girondines pour saigner le mouvement populaire.

La fête de la Fédération le 14 juillet 1790 fut donc le résultat de ce grand mouvement des notables conservateurs qui essayaient alors de museler le mouvement populaire. La Concorde invoquée à l’époque et avancée aujourd’hui est une illusion, l’année 1790 ayant été celle de toutes les ambivalences, des jeux de dupes, de l’étude de l’échiquier et de la confiscation de la Révolution par la noblesse libérale et la bourgeoisie d’affaires.

Effectivement, il faut comprendre que la citoyenneté passait alors par la possibilité de s’armer, par le droit de porter des armes ; se créèrent rapidement des milices. On parlerait dans un premier temps de « milices bourgeoises » ; un décret du 12 juin 1790 – nous nous rapprochons de notre date, ne la perdons pas de vue – indiquait finalement que seuls les « citoyens actifs » – c’est-à-dire, rapidement, ceux qui paient l’impôt – pourraient en faire partie. La chose serait assouplie par la suite. C’est la création des Gardes Nationales. Aussi, le jour anniversaire de la prise de la Bastille, la Nation célébra la fête de la Fédération ; on créa une chimère, celle de tous les Français unis dans le Nouveau Régime. Or, au-delà des divisions que j’ai soulevées dans le camp révolutionnaire entre monarchiens et démocrates, la duplicité royale fut un fait, la contre-révolution s’organisait, et entre les partisans de « l’absolutisme royal » et ceux de « l’absolutisme parlementaire » – comprendre les parlements des anciennes provinces, pas l’Assemblée Nationale –, les motivations d’un retour à l’Ancien Régime ne sont pas alors identiques. En cette année 1790, tous les protagonistes s’observent et posent leurs pions sur l’échiquier.

Le 14 juillet 1790, à Paris sur le Champ de Mars, défilèrent des représentants fédérés des différentes Gardes Nationales du pays. A leur tête, le commandant de la Garde parisienne, un général ambitieux, « le héros des deux Mondes », le Marquis de la Fayette. Celui-ci se hissa jusqu’à l’Autel de la Patrie et y prononça un discours. La symbolique est sans ambiguïté, le message est clair. Par le défilé de nature militaire – voilà pourquoi l’armée défile sur les Champs-Élysées aujourd’hui et non les citoyens ; 14 juillet 1790, pas 1789 –, on induit au Peuple qu’il doit rester à sa place sous peine d’y être ramener par la force ; à l’Assemblée et aux protagonistes de la scène politique nationale, La Fayette laisse entendre qu’il est un recours – la dictature militaire, perçue ainsi et à juste titre par l’ensemble de l’échiquier politique. D’ailleurs, un an et trois jours plus tard, la Garde Nationale parisienne, sur les ordres de La Fayette et de Bailly, perpétrait le massacre du Champ de Mars, en tirant sur une foule désarmée.

Puisons aux sources de la République française !

 

        La République française serait-elle une expression vide de sens, la simple juxtaposition d’un nom et d’un adjectif devenus tellement courants que l’on en aurait perdu l’essence ? En ces temps de crise grave où l’équilibre de la Nation et la paix civile sont menacés, il nous paraît fondamental de nous réapproprier un concept, une histoire, une façon de faire de la politique. Relevons tout d’abord une banalité apparente, à l’heure où certains esprits – de camps parfois adverses – voudraient opposer « République » et « France ».

S’il est un lieu commun d’affirmer que la République française n’est ni la République fédérale nord-américaine ni la République populaire de Chine, encore faut-il savoir pourquoi et en quoi. Notre République est profondément ancrée dans nos racines, dans une Histoire qui puise à la source antique, « à l’École de Rome ». Notre République est ancrée dans la culture française : celle des belles-lettres, des grands auteurs, des dramaturges d’hier aux romanciers d’aujourd’hui ; une culture qui fait se côtoyer la Philosophie et les Beaux-Arts. Nous devons nous souvenir que les Humanités sont aux fondements de la République française.

Si la République des Lettres a précédé le régime républicain en France, elle l’a assurément nourri, et ce, dans le but de forger la pensée libre. D’aucuns ne verront ici que des grandes incantations, voire un lyrisme dépassé. Curieux – et honteux ? – paradoxe que ce qui fonderait, peut-être, la modernité, soit jugé obsolète par les partisans de l’utilitarisme primaire, dont le paroxysme prend des allures de consumérisme débridé, ceux-là même qui peuvent également s’offusquer, à raison, que l’on puisse caractériser des commerces comme non-essentiels, à l’instar des études jugées hier « non-utiles ». Les crises actuelles pourraient bien révéler, enfin, ou nous rappeler, que la capacité à penser le monde et le cas échéant trancher fermement, sont bien plus essentiels que les clercs de la « post-modernité » et de « la fin de l’Histoire » ont bien voulu nous le dire et faire répéter comme un mantra.
Dans cette période charnière que nous vivons, il est… utile, de se souvenir ce qu’engage la République française, démocratique, laïque, souveraine et sociale !

 

        Certes, l’Histoire de France ne commence pas en 1789 et il n’est pas question de gommer d’un trait de plume dans les ouvrages la monarchie catholique, mais incontestablement, la Révolution française est l’acte fondateur de notre culture politique, l’acte fondateur de ce qui allait devenir la République française. En accord avec la philosophie de Montesquieu, les patriotes estimaient que la monarchie constitutionnelle, déjà, était une Res publica. En effet, désormais, le peuple était le souverain, le roi n’était plus que le premier des citoyens. Certes, de 1789 à 1792 s’opposent deux visions de la Révolution et se dessinent déjà une contradiction entre la légalité – des « décrets anticonstitutionnels » – et la légitimité – d’une action politique populaire et démocrate portée par ceux qui s’arriment à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Le vaste mouvement de la sociabilité politique, ou des sociétés populaires, serait l’illustration vibrante de cette appropriation de l’exercice politique par les Citoyens. Ainsi, le réseau des clubs Jacobins, dans les villes et les campagnes, réseau totalement décentralisé soit dit en passant ; les affiliations de sociétés, dans toute la Provence et même au-delà, aux Antipolitiques, dont le premier club, à Aix, était porté par des cultivateurs et des artisans ; le très démocratique et populaire Club des Cordeliers, à Paris ; toutes ces associations politiques, sous la monarchie constitutionnelle déjà, puis sous la République, ont exercé des missions de veille et de vigilance. Leurs membres ont parcouru le territoire pour « faire parler la loi » selon l’expression proposée par l’historien Jacques Guilhaumou.

Ces citoyens, hommes et femmes, se sont engagés dans la défense de la Patrie, les armes à la main, ou en organisant des contributions « sociales » pour venir en aide aux familles des volontaires. Ils ont exigé la régulation des prix, se sont battus pour cela dans les départements, avant de l’obtenir par la loi, quand ils ne l’avaient tout simplement pas arraché sur leurs communes. Leurs séances, généralement ouvertes au public, ont contribué à l’instruction du peuple, à diffuser largement la presse, à élaborer des projets « d’éducation populaire » afin d’assurer aux enfants l’accès au savoir, ou à essayer de le faire.

Des missions que les députés de l’Assemblée législative, puis de la Convention, prirent à bras le corps à travers les projets portés par les Comités d’instruction publique. Les Jacobins, les Cordeliers, les Antipolitiques, les citoyennes et les citoyens engagés dans les départements ont façonné la « République » avant qu’elle ne soit un régime. Il n’est pas question de faire l’impasse sur les protagonistes nationaux, qu’ils se fussent appelés Desmoulins, Robespierre, Marat, Danton, … mais les « citoyens ordinaires » ne furent pas les simples spectateurs de l’événement, loin s’en faut ! Cela doit nous amener à comprendre que l’instruction populaire est une arme politique ; le citoyen éclairé jouit d’un esprit libre et détient un réel pouvoir d’influence et d’action. Le savoir, c’est le pouvoir. C’est la raison pour laquelle, durant tout le XIXème siècle, les courants socialistes pensent l’instruction ; un combat qui serait porté également par le Commune de Paris en 1871, qui aboutirait à une réalisation dans le cadre de l’École, sous la IIIème République, avec les lois de 1881 et 1882 portées par le républicain « opportuniste » Jules Ferry. Cette flamme du savoir et de l’éveil de l’esprit, cette volonté d’ouvrir aux masses populaires l’accès à la culture, et même au loisir, fut évidemment au cœur de la démarche des réseaux d’Éducation populaire, du Front populaire en 1936, trouvant peut-être son point d’orgue avec le sous-secrétariat d’État au Sport et à l’organisation des Loisirs de Léo Lagrange.Sculpter l’esprit à l’aune de la culture et de la science pour affûter la pensée et ainsi, remettre au citoyen les armes lui permettant d’être un membre agissant dans le corps civique. Chaque individu, d’où qu’il vienne, peut s’engager au service de la loi commune, participer à l’élaboration de celle-ci et s’y « soumettre » ; car en effet, le rôle de la loi juste, est de protéger et de libérer, même lorsqu’elle interdit. Ici, la République est démocratique. En réinvestissant la Révolution française, en observant les sociétés populaires, on constate déjà que la volonté d’instruire le peuple avait une finalité émancipatrice, et celle-ci, revendiquant l’héritage de la philosophie des Lumières, a poursuivi la lutte engagée contre l’obscurantisme et l’influence de la religion.

 

        L’une des grandes œuvres de la Révolution française fut la réforme de l’Église. En établissant la Constitution civile du clergé en juillet 1790 – après l’échec de la motion de Dom Gerle en avril, qui voulait établir le catholicisme comme religion d’État –, puis le serment civique en novembre de la même année, elle réinvestissait le principe gallican, celui-ci passant du profit du roi à celui de la Nation. Les prêtres et les évêques, désormais élus par les citoyens et rétribués par l’État, étaient des fonctionnaires. Le libre accès des protestants au statut d’électeur, la citoyenneté accordée aux juifs, affirmaient bel et bien que l’on était citoyen français fondu dans le corps social, à égalité devant la loi, la loi de la Nation ayant la primauté sur celle de la religion. Ainsi, lorsque les Antipolitiques établissent leur cercle à Aix le 1er novembre 1790, un orateur à la tribune affirme : « Vous êtes libres, vous ne devez à cette Religion inventée par les hommes seuls d’autre confiance intérieure, et d’autre respect extérieur que celui que vous impose à son égard l’ordre civil qui vous gouverne, parce que c’est cet ordre seul qui a pu autoriser vos prétendus inspirés à l’établissement de leurs cérémonies extérieures. »

L’absence de sacralité ne devint pas pour autant la norme, car la loi revêtit ce caractère sacré. D’ailleurs, aux Antipolitiques comme ailleurs, on plante des arbres de la liberté, on parle de « l’Auguste Assemblée Nationale », on prête serment, on met en place des rituels, bref, on façonne une « religion civique ». Ce transfert de sacralité, ce besoin d’une forme de « spiritualité civique », aboutit à l’établissement du culte de l’Être Suprême – initialement proposé par Danton et non par Robespierre – et la « laïcisation » – relevons immédiatement que l’on ne peut parler de laïcité sans verser dans l’anachronisme – de la société et des institutions civiles poussa jusqu’à l’établissement du calendrier révolutionnaire et ses vendémiaire ou fructidor.

Entre-temps, des journalistes comme Desmoulins ne manquèrent pas de pourfendre l’institution religieuse ni même de moquer la religion. La Révolution avait aboli le délit de blasphème !
Il ne faut pas oublier les conflits religieux, la guerre civile de religion ; il ne faut pas négliger « l’activisme » tout aussi convaincu d’un clergé « non-jureur » – ou réfractaire – et du lien avec la contre-révolution. Face à ce danger, la Révolution, la République françaises, ne faiblirent pas, ne transigèrent pas ! Il est faux de prétendre, comme peuvent le faire aujourd’hui les tenants d’un relativisme cultu(r)el délétère, que la France n’a pas connu de problème de tensions religieuses avant la présence de l’islam, cherchant ainsi à plaider en faveur de perpétuels accommodements déraisonnables. La République française a été ferme hier, elle doit l’être aujourd’hui !
En septembre 1794, la Convention décrète « La République ne paie ni ne salarie plus aucun culte. » Le 21 février 1795, elle décidait… la séparation de l’Église et de l’État ! Voilà deux événements qui seraient, en 1905, deux précédents. Cependant la Convention thermidorienne permit le retour des émigrés, la pratique du « culte réfractaire » ; les tensions religieuses, loin de s’apaiser, se renflammèrent. C’est ce qui explique que l’on parle du souci du Consul Bonaparte de rétablir la paix religieuse – et avec l’Église romaine –, voilà qui mène à l’adoption du Concordat de juillet 1801. Celui-ci stipule alors en préambule que « la religion catholique, apostolique est romaine, est la religion de la grande majorité des citoyens français. » Pour autant, l’héritage issue de la récente Révolution française ne disparaît pas, il serait même l’un des points de clivage entre républicains et monarchistes ou bonapartistes sous la Deuxième République. Cette opposition se cristallise probablement dans le duel que se livrent, à l’Assemblée, le Ministre de l’Instruction publique, le Compte Alfred de Falloux, et le député Victor Hugo. Si le premier revendique « Dieu dans l’éducation, le Pape à la tête de l’Église, l’Église à la tête de la Civilisation », le second déclare qu’il veut « l’État chez lui, l’Église chez elle. » Hugo, dont rappelons qu’il évolua de l’ultra-droite à la gauche républicaine, affirmait « L’État n’est pas et ne peut pas être autre chose que laïque. » Duel perdu par Hugo, mais combat poursuivi par les socialistes, les radicaux, les anarchistes, …

Enfin, avec la IIIème République, la nécessité d’un néologisme, la Laïcité, pour définir un concept qui n’était pas l’exclusive de l’État, mais qui engageait l’ensemble de la société.

Aussi Ferdinand Buisson écrivit-il dans son Dictionnaire de la Pédagogie (1887, réédité en 1911) : « Malgré les réactions, malgré tant de retours directs ou indirects à l’ancien régime, malgré près d’un siècle d’oscillations et d’hésitations politiques, le principe a survécu : la grande idée, la notion fondamentale de l’État laïque, c’est-à-dire la délimitation profonde entre le temporel et le spirituel, est entrée dans nos mœurs de manière à n’en plus sortir. Les inconséquences dans la pratique, les concessions de détail, les hypocrisies masquées sous le nom de respect des traditions, rien n’a pu empêcher la société française de devenir, à tout prendre, la plus séculière, la plus laïque de l’Europe. » Pour l’un des pères fondateurs de la Laïcité, avant-même qu’elle ne soit décrétée, celle-ci n’est pas seulement républicaine, elle est une composante de l’identité française ! La Laïcité est un principe de philosophie politique que la loi de 1905 n’est pas venue définir, mais a traduit en droit. Elle est aussi une spécificité française et la République n’entend pas que d’autres États, y compris partenaires, alliés, amis, lui dictent sa conduite à tenir à l’endroit des questions religieuses.

 

        La Nation décide, la Nation est souveraine. La Nation, c’est l’assemblée des citoyens ; la Nation, c’est donc le Peuple. L’article 3 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, à la tête de notre bloc de Constitutionnalité, stipule « Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. » La Nation est donc, dans la République française, le cadre et la condition de la Démocratie.

C’est parce que la Nation républicaine est indépendante qu’elle est souveraine. Aussi, il nous paraît important de souligner que si le terme de souverainisme existe, c’est parce que les politiques européistes, fédéralistes, voire atlantistes, ont procédé, en violation du principe de souveraineté nationale – et jusqu’à jeter aux ordures le Référendum du 29 mai 2005 –, au transfert de la souveraineté du peuple et de ses représentants à des instances dont la légitimité démocratique est discutable. Le néologisme « souverainisme » n’est rien d’autre que la revendication de ce dont il est fondamentalement : la souveraineté !

Une Nation n’est d’ailleurs pas souveraine du seul fait de proclamer et de défendre ses principes et les valeurs qui en découlent. Une Nation est souveraine lorsqu’elle a la maîtrise de sa politique. La crise liée à la Covid-19 et à sa gestion a révélé aux naïfs et aux euro-libéraux béats les fractures graves qu’ils n’avaient pas voulu voir jusqu’alors. Ainsi, l’on admet que les milliards que l’on n’avait pas investi dans l’Hôpital, et ce malgré les nombreux cris d’alerte lancés par les professionnels de santé, sont bel et bien des milliards perdus, et pis, des vies inutilement sacrifiées ! La santé publique et la sécurité sanitaire des citoyens ont été sacrifiées sur l’autel d’une vision « court-termiste », une vision de gestionnaires – dont la responsabilité ne peut incomber au seul gouvernement actuel – prisonniers d’un dogme : le libéralisme à tout crin, c’est-à-dire y compris sur ce qui n’est pas et ne peut pas être une marchandise. La République française est souveraine si, par exemple, elle est maîtresse de sa politique publique de santé.
On a voulu faire croire que la notion « d’État stratège », que la volonté de régulation économique, la nécessité de mettre au pas les marchés, ou encore que les projets même les plus « modérés » de taxation des spéculations et transactions boursières, étaient non-seulement dépassés, obsolètes, mais en plus étaient des formes de « relents bolchéviques », du stalinisme presque. Pourtant, force est de constater que les politiques favorables à un capitalisme débridé, la désindustrialisation et son corollaire les délocalisations, n’ont pas apporté, loin s’en faut, la prospérité économique et le bonheur de tous les peuples promis par les « grands prêtres » de la religion libérale. Ainsi, les être humains sont les protagonistes d’une concurrence marchande dérégulée permanente, y compris au sein de l’Union européenne. Les crises sociales que cela provoque, ajoutées aux conflits au Proche-Orient, génèrent des flux migratoires conséquents. Par ailleurs, la République française est souveraine lorsqu’elle a la capacité et la volonté de réguler ces flux migratoires.

Réguler l’immigration et en avoir le contrôle n’est pas, comme le répètent paresseusement certains, de la xénophobie. C’est une démarche de bon sens qui permet de préserver l’équilibre de la Nation, la paix civile, autant que d’accueillir, dans la mesure de ses capacités, celles et ceux qui désirent être français ou fuient la guerre. Il apparaît alors évident de définir clairement ce qu’est l’asile politique et de le distinguer tout aussi clairement, dans la réalité des faits, de l’immigration économique, qu’un État souverain est légitime à réguler.

Lorsque l’on évoque la souveraineté du Peuple, une certaine oligarchie, une classe politique et médiatique conservatrice – quand bien même elle se dit « progressiste » – a vite fait de dégainer l’arme absolue : « populisme ! » Ainsi, comme jadis les Girondins taxaient les démocrates d’« anarchistes » ou de « niveleurs » dans le but de les discréditer auprès des « possédants », le sobriquet « populiste » entend disqualifier celui qui en est affublé, accusé de ne s’adresser qu’aux émotions et aux bas instincts de son auditoire, « la plèbe ». Tous les arguments fallacieux, y compris les plus ridicules, sont employés pour éviter de parler de politique. La campagne et le résultat du Brexit ont atteint de ce point de vue-là un paroxysme ; rendez-vous compte, les Anglais ne viendront plus acheter des pommes en Normandie !

La République souveraine n’est pas la France emmurée dans un hexagone, ne parlant qu’à elle-même. Bien au contraire, la République souveraine est celle qui a la maîtrise de ses relations diplomatiques, en Europe bien sûr – dont il faut rappeler l’évidence, elle est un continent avant d’être une entité opaque et pas réellement démocratique – et à l’international.

Le Général De Gaulle n’était pas moins l’allié des États-Unis d’Amérique en entretenant des relations diplomatiques avec l’URSS ou en recevant Khrouchtchev. Le retour de la France dans le commandement intégré de l’O.T.A.N., décidé par Nicolas Sarkozy, est un renoncement à notre souveraineté induisant une volonté d’alignement sur la politique américaine. Les déclarations du – probable – futur ex-président Trump avaient de surcroît souligné la fragilité de l’édifice, dont Emmanuel Macron lui-même avait affirmé qu’il était « en état de mort cérébrale ». Nonobstant, les questions relatives au « souverainisme » se cristallisent essentiellement autour de l’Union européenne ; celle-ci n’est pas une Nation. Si la République française est le membre moteur de l’U.E. – sans la France, il n’y a plus d’Union européenne –, elle n’a pas à se faire dicter sa politique et ses choix par une commission exécutive dont les membres ne sont même pas élus par les citoyens. La République française doit discuter, dialoguer, avec ses partenaires, mais elle doit rester souveraine, car le Peuple est le noyau atomique de la Démocratie !

 

        Le citoyen est assurément au cœur de la Nation. Sa liberté, qui est un droit inaliénable et paradoxalement conquis de hautes luttes, engage sa responsabilité. Les droits de l’individu sont aussi ses devoirs à l’endroit de la collectivité, la Nation étant une « communauté de destin ». Aussi, la liberté du citoyen ne doit pas être confondue avec l’individualisme délétère qui anéantit la conscience humaine et les devoirs que nous avons les uns envers les autres. En 1791, l’abbé Rive, « inspirateur » des Antipolitiques, écrivait : « Sommes-nous libres en France, ou la liberté dont on nous y flatte, n’est-elle qu’un leurre ? C’est ce qu’il faut nécessairement expliquer au Peuple. Si nous y sommes véritablement libres, nous y sommes égaux, parce que nous y sommes tous hommes, & qu’il n’y a point d’homme qui y soit plus homme qu’un autre. »

Nous devons penser la liberté à l’instar de la conception des Montagnards pendant la Révolution française : la liberté est un lien social en République. La République française assure la Liberté parce qu’il y a l’Égalité et cette dernière ne peut pas être qu’une promesse, elle doit être un combat. La Fraternité qui en découle est sa quintessence. La valeur qui résulte de la fraternité républicaine est la solidarité ; dès lors, nous pouvons penser et façonner la République sociale.

Les services publics n’en sont pas la finalité, mais ses moyens de réalisation – d’où la nécessité d’y mettre justement… les moyens nécessaires ! Outre la santé, l’éducation que nous avons également évoquée, en est le ferment. L’École républicaine, qui a été sabrée de part en part, ébranlée par des méthodes pédagogistes qui ont fragilisé ceux qui étaient accueillis en son sein, doit être bien entendu le temple de la Raison, mais également le cœur et la vitrine de la République sociale. Nous savons cependant qu’il ne suffit pas d’affûter les esprits, d’éveiller les consciences libres en devenir ; il faut également et avant tout se nourrir. L’ouvrier qui produit, l’artisan qui travaille, doit vivre dignement. La répartition des richesses, l’effort demandé à celle ou celui qui a accumulé de la richesse, n’est pas du racket. L’actionnaire qui reçoit des dividendes ne peut impunément s’enrichir sur le dos des femmes et des hommes qui produisent. Il ne peut y avoir d’authentique République, du moins de République démocratique, là où il n’y a pas de justice sociale ! Le salaire brut, celui qui est concédé par l’employé et payé par l’employeur, n’est pas une amputation par des « charges », mais une mutualisation par des « cotisations sociales ».

La personne qui se retrouve au chômage après la perte de son emploi, recevant ses indemnités, n’est pas une « assistée » : elle reçoit son dû, car elle a cotisé pour cela, comme elle cotise pour sa retraite. La retraite n’est pas non plus un privilège accordé à « des Gaulois réfractaires » : elle est un droit du travailleur, un devoir de la République sociale !

L’âme de la République sociale réside dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de… 1793 ! Son article 21 proclame que « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler. » L’article 22 qui lui fait suite affirme quant à lui que « L’instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens. » Il n’y a donc pas de contradiction entre d’un côté, l’instruction qui façonne l’esprit patriotique du citoyen, et procède ainsi, osons l’expression, d’un « catéchisme républicain », et de l’autre, les secours publics et le combat contre l’indigence, la mise en place d’une économie sociale au service d’un devoir républicain populaire. C’est précisément – et notamment – cela qui est constitutif de l’essence de la démocratie, de sa définition la plus explicite, livrée à la postérité par Abraham Lincoln : « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple. » Le politique et l’économie sont liées, n’envisager la République sociale que par le – nécessaire – prisme économique est une aberration. « La garantie sociale consiste dans l’action de tous pour assurer à chacun la jouissance et la conservation de ses droits ; cette garantie repose sur la souveraineté nationale » nous dit l’article 23 de la Déclaration des Droits de 1793. S’il ne faut pas sombrer dans « l’économisme », les républicains démocrates, souverains, laïques et sociaux doivent évidemment avoir une vision économique, ou plus précisément une vision de l’économie politique. La fiscalité, la finalité de l’impôt, sa juste proportionnalité, doivent être minutieusement pensées.

De surcroît, tout entrepreneur n’est pas un capitaliste libéral qui vit dans l’opulence au détriment du peuple. La République sociale doit protéger le salarié qui travaille, produit, comme le patron vertueux qui investit dans l’économie, en soulageant la fiscalité des – vraies – petites et moyennes entreprises. Elle doit aussi avoir une vision stratégique de l’entreprise justement, de l’investissement dans l’industrie, les services, les filières professionnelles du développement durable, veiller à une utilisation raisonnée et raisonnable des ressources naturelles, en somme, imposer que l’économie servît un projet politique.

C’est cette démarche fondamentalement politique, emprunte de la vertu, au sens où on l’entendait au XVIIIème siècle, c’est-à-dire une éthique dans laquelle l’intérêt général prît le pas sur les intérêts individuels et les particularismes, qui fondent la Res publica et qui en font une réalité, non pas seulement une grande incantation.

 

        La République, c’est tous les citoyens. La France a ainsi façonné ce régime ; il n’est pas un concept creux que l’on peut décocher comme un trait approximatif à l’occasion d’une joute verbale ; du moins théoriquement. En effet, si la République française repose sur des principes, des valeurs, un cadre, encore faut-il se donner les moyens de les traduire dans la réalité quotidienne. Cela requiert détermination, force et courage politiques. Mais à l’instar de la République, la Politique n’est pas, ne doit pas être, l’affaire de quelques-uns qui laisseraient entendre que l’on serait en démocratie sur le seul prétexte que l’on ait le droit de vote. Chaque citoyen doit se réapproprier les concepts, se responsabiliser et agir. Chaque citoyen doit comprendre que sa liberté est garante de celle de l’autre, que ce qui le concerne dans sa vie intime, familial, et le cas échéant, confessionnelle, n’a pas vocation à régenter la vie civile. Ainsi, la République laïque est par définition une et indivisible, et, toujours par définition, ne peut être « communautariste ». Souvenons-nous que laos, laïkos, c’est le peuple. Ce qui est commun à tous s’impose donc à tous dans l’espace public, civil, politique, où doivent au contraire s’effacer les particularismes. Par ailleurs, le délit d’outrage à la morale religieuse a été aboli en 1881 par la loi sur la liberté de la presse. La République française doit punir sévèrement ceux qui la menacent – et bien au-delà du fanatisme islamique – ; il n’y a pas de contradiction entre autorité de l’État et Démocratie.
Être une République, c’est aussi veiller à l’exercice vertueux du pouvoir, qui est délégué et jamais abandonné, veiller à l’utilisation responsable et au service de l’intérêt général des deniers publics. Pour assurer efficacement, authentiquement ses missions, ses devoirs et être garante des libertés, la République qui protège, qui exige le respect de la loi et le cas échéant qui punit, doit être souveraine et maîtresse de son destin. C’est cette voix que la République française doit faire entendre, c’est cette voie qu’elle doit suivre pour retrouver sa cohésion.

En 1790, Jean-Joseph Pierre Pascalis, un avocat du Barreau d’Aix qui s’était préalablement montré favorable à une réforme du royaume , se révéla très hostile à la dynamique populaire de la Révolution. Le 27 septembre, il prononça, « accompagné de sept ou huit hommes, affirmant faussement qu’il parlait au nom du ci-devant ordre des avocats », à la chambre des vacations du département des Bouches-du-Rhône, un discours contre-révolutionnaire : « Puisse le ciel ôter le moment où nous gratifiant de ce nouveau bienfait, les citoyens détrompés se réuniront à l’envi pour assurer la proscription des abus de l’ancien régime, l’exécution de nos traités avec la France, le rétablissement de la monarchie, et avec le retour de nos magistrats, celui de la tranquillité publique. » Provincialiste, l’avocat ne réclamait rien moins que le rétablissement du « despotisme parlementaire ». Véritable brûlot, il fut perçu, par toutes les parties en présence, comme le signe de ralliement des royalistes qui s’établirent d’ailleurs à Aix, alors chef-lieu du département des Bouches-du-Rhône, en Société de la Paix, de la Religion et du Roi. Les avocats membres de la Société des Amis de la Constitution – les Jacobins aixois – répliquèrent immédiatement en publiant une Protestation des hommes de Loi […] contre le discours anticonstitutionnel du Sieur Pascalis.
Les Antipolitiques, cultivateurs et artisans établis en cercle depuis le 1er novembre 1790, ne cessèrent pas de pétitionner auprès des corps élus de façon à obtenir la prise au corps – c’est-à-dire l’arrestation – de « l’incendiaire Pascalis », dont ils disaient qu’il avait « un amour excessif envers le despotisme ». Ils se heurtèrent à l’esquive et au silence, ce que fit d’ailleurs valoir l’abbé Rive, leur fondateur, dans sa lettre aux commissaires du Roi le 13 janvier 1791. Il écrivait :

« Vous y lirez, Messieurs, les plaintes PIQUANTES que la Municipalité & les autres corps Administratifs, qui veulent se conduire en Aristocrates à notre égard Nous ont occasionnées. Ces plaintes PIQUANTES supposent, des pétitions antérieures beaucoup plus douces & plus respectueuses que nous leur avons faites auparavant, & dont ils n’ont tenu aucun compte . »

De la fin novembre au début décembre 1790, les Antipolitiques exercent une pression sur la municipalité, le district et le département. Ils leur laissaient le choix entre passer en jugement « l’insigne rebelle Pascalis » ou laisser exploser « la sainte-insurrection ». Ils allèrent jusqu’à dénoncer à l’Assemblée Nationale les juges, accusés de protéger l’avocat ; « qu’ils tremblent d’avance sur leur destitution ». En fait, les Antipolitiques ont alors l’intention de générer un exemple, s’appuyant sur le droit du peuple de traduire Pascalis devant l’auguste assemblée pour crime de lèse-nation. Les Antipolitiques, déjà, ont l’intuition que leur acharnement leur apporte la reconnaissance de ce peuple que l’on veut éloigner de la politique,  reconnaissance dont ils ont besoin pour asseoir leur légitimité à mener la Révolution, a minima dans Aix.
Mais le modérantisme de l’assemblée municipale et des administrateurs du district et du département ne fut pas interprété comme un signe de faiblesse par les seuls Antipolitiques. Par ailleurs, les élus de la municipalité écrivirent même « Bientôt, on ne trouva pas croyable que le sieur Pascalis eût prophétisé aussi publiquement la contre-Révolution sans des connaissances certaines sur quelque complot caché, et sans une assurance positive pour sa sûreté personnelle. La tranquillité avec laquelle il continua à demeurer à une campagne à une lieue de la ville, malgré les menaces réitérées du peuple d’aller l’y arrêter, augmenta les soupçons. Plusieurs officiers [du régiment] de Lyonnais qui allaient [l’] y voir journellement étaient depuis longtemps suspects aux patriotes. On se figura que des soldats pouvaient avoir été gagnés ; on crut que c’était sur eux que comptait le sieur Pascalis ; et le régiment de Lyonnais, que notre peuple avait chéri si longtemps, devint pour lui un sujet de méfiance et d’inquiétude. » Le rapport précise de surcroît que l’un des compagnons de l’avocat déclara à un officier municipal, le lendemain du discours : « Vous qualifiez d’imprudence la conduite du sieur Pascalis. Sachez que si on attentait à sa personne, il se répandrait du sang. » Voilà qui était avalisé par « la correspondance sanguinaire qu’on a saisi chez lui, étroit catalogue ou inventaire qui doit être levé par la municipalité » – correspondance que les Antipolitiques jugeaient « heureuse pour la Nation ».

L’inaction des corps élus convainquit les contre-révolutionnaires aixois, en lien avec les émigrés d’Italie, que l’heure était venue d’agir. Leur mobilisation était de plus en plus évidente et l’expression de leur sentiment manifeste ; ainsi, le Chevalier de Guiramand, « […] vieux militaire, un des chefs, l’avait [la cocarde blanche] portée longtemps et nous avait été dénoncé plusieurs fois pour avoir voulu exciter des hommes du peuple à la porter, en leur offrant de l’argent ou en leur disant qu’il leur en ferait donner. Il portait à son chapeau un bouton blanc qu’il a dit lui-même être signe de contre-Révolution et un moyen de se faire reconnaître. » Le rapport de force semblait être nettement en faveur de la contre-révolution, appuyée par le régiment de Lyonnais et confortée par l’absence de réaction forte des autorités, demandées à cor et à cris par le peuple et par les sociétés populaires, les Antipolitiques en tête.

« Le peuple veut faire traduire l’infernal Pascalis ce vendredi ou samedi », disait les clubistes. Soucieux de l’ampleur qu’avait prise la contre-révolution à l’œuvre, ils délibéraient : « Le Président [du département] doit être soigneux de mettre sous scellés « tous les papiers que ce scélérat a dans Aix ». Mais rien de tout cela n’advint. La municipalité, par son immobilisme, ouvrait la voie à la répression sanglante préméditée par la contre-révolution. Le chercheur sera étonné de voir, à la lecture du rapport des officiers municipaux écrit des mois plus tard, que ceux-ci, constatant l’imminence du danger, ne prirent pas pour autant  la moindre mesure de salut public.
Selon le rapport du corps municipal, des réunions nocturnes se tenaient même chez un ami de Pascalis, réunions auxquelles se rendaient les membres du nouveau cercle, contre-révolutionnaire – portée à la connaissance de la municipalité, qui n’agit pas. La contre-révolution avance davantage encore en prenant le parti de ne plus s’assembler dans la confidentialité. Avec assurance, « […] le 11 décembre, à onze heures du matin, cinq personnes se présentèrent à la municipalité, non pour demander une permission, mais pour nous [le corps municipal] annoncer que le nouveau cercle ouvrirait ses séances le lendemain, dimanche, sous le titre de Société des amis de l’ordre et de la paix. » Dès lors, les Antipolitiques, déjà peu enclins au « modérantisme », n’ont pas de mots assez durs pour dénoncer les royalistes : le nom de leur société « évoque le carnage et les ravages publics », amis de la paix ne serait qu’une « simulation d’amitié pour cette sainte vertu nationale », ils alertent sur « la discorde qu’ils vont semer. »

La municipalité demeure indécise et, ne se posant en relais légal, en protecteur de la Constitution, ouvre la voie à l’insurrection.

Selon Michel Vovelle, « […] l’existence du complot contre-révolutionnaire du Midi, ‘’donnant naissance à une propagande orale intense, persuade les patriotes de l’imminence d’un coup de force : les deux clubs rivaux – Amis de la Constitution et Anti-politiques – sentent la nécessité de resserrer leurs liens […]’’ ». Le 12 décembre 1790, les Amis de la Constitution se rendent en corps à l’église des Bernardines pour aller chercher les Antipolitiques qui tiennent séance. Les membres des deux sociétés se déplacent alors dans la ville et prennent la direction du Collège de Bourbon – où se réunissent les Jacobins de la ville. Ils remontent le Cours à carrosses et, arrivés devant le café de Guion  que les Aixois connaissent aujourd’hui sous le nom Les 2G, la situation bascule. Le café de Guion était devenu le repère des aristocrates contre-révolutionnaires. Ce 12 décembre, alors que le régiment du Lyonnais stationnait dans la ville d’Aix, ses officiers, convaincus de royalisme, provoquent les membres des deux sociétés. Mais les Antipolitiques ne se laissent pas intimider et répondent à la provocation. Les Amis de la Constitution ont-ils tenté de faire « tampon » ? Se sont-ils laissés dépasser par les événements ? Ces hommes qui au préalable répugnent à la violence ont-ils vraiment compris ce qui se jouait ?

Toujours est-il que les Antipolitiques n’ont pas l’intention d’entamer une négociation : le ton monte, les officiers du Lyonnais ouvrent le feu. On compte alors des blessés dans la population ; les grenadiers du Lyonnais s’interposent et désarment leurs officiers, ils viennent de basculer du côté des patriotes. Le café de Guion est investi par la population, qui le saccage.

Même la municipalité reconnaît dans son rapport que « Cette scène valut le salut de notre ville ». Pour autant, ce qui vient de se passer sur le Cours n’est que le début d’une insurrection qui allait durer trois jours. La responsabilité incombe encore essentiellement au corps municipal : le Vice-Maire promet justice, encore. « Il dit qu’on ne doit l’obtenir que suivant les lois. » Mais alors qu’on vient annoncer que le régiment de Lyonnais se prépare à attaquer la ville et que le peuple « […] demande à grands cris de faire battre la générale », la réponse de la municipalité est sidérante : « Nous nous y opposons. » La voilà prisonnière de ses rêves chimériques, l’esprit embrumé par le souvenir du conflit différé en mai 1790 entre patriotes et royalistes, mais à cette époque, le feu n’avait pas retenti, le premier sang, celui des patriotes, n’avait pas été versé. La colère des citoyens assemblés à la Maison commune l’Hôtel de Ville conduit les trois corps administratifs à s’y réunir. Bref éclair de lucidité : ils s’accordent sur la nécessité de renvoyer enfin le régiment de Lyonnais. Mais voilà que l’on décide de faire venir quatre cents hommes du régiment d’Ernest. Entre-temps, le 13 au matin, pour protéger Pascalis et l’un de ses complices, La Roquette, semble-t-il présent dans le café de Guion au moment des tirs, la municipalité les fait incarcérer – dans les casernes, hors les murs.
La population d’Aix se souvient : les Antipolitiques avaient prévenu. Tels Cassandre, ils ne furent pas écoutés, et désormais le déroulement des événements excitait la peur d’être submergés par les troupes contre-révolutionnaires autant qu’il attisait le désir d’une prompte justice. Les Antipolitiques, à la tête de l’insurrection, veulent Pascalis. « Ils veulent briser les portes des prisons. » En séance, « plusieurs se disputaient l’honneur de cette prise. » On affirme que le crime de lèse-nation est impardonnable, que le salut de la Patrie exigeait d’agir. Il est de surcroît probable que les Antipolitiques n’aient pas voulu se faire « dépasser » par les deux mille Marseillais présents à Aix. La foule s’assemble, s’arme, fulmine de voir que l’on protège un homme qui la veille était prêt à égorger la population. Le rapport du corps municipal précise que quelqu’un s’écria qu’il ne fallut que quarante-huit heures pour condamner et pendre un homme qui avait été à l’origine des émeutes de la faim en mars 1789. Nous sommes le 14 décembre 1790. Pendant que l’on entraînait Pascalis et La Roquette sur le Cours pour les y pendre, on allait chercher le Chevalier de Guiramand, accusé d’avoir tiré le premier coup de feu le 12. Désormais réfugié dans une maison de campagne, il est lui aussi ramené sur le cours, pendu « […] au même arbre où l’on avait pendu l’homme condamné à la suite des troubles du mois de mars 1789 » précise le rapport. Ceci nous rappelle que ce type d’exécutions avait une forte portée politique ; elles s’inscrivaient dans la reproduction des peines infamantes de l’Ancien-Régime, retournées contre ceux qui jadis en étaient les dépositaires. Si le jugement est prompt, l’exécution sommaire, ils ne sauraient donc être réduits à une « sauvagerie » incontrôlée de la foule. Bien au contraire, tout est scrupuleusement pensé, jusqu’au parcours du condamné, de la prison au lieu d’exécution de l’émeutier de l’année précédente.

Ces émeutes sanglantes d’Aix nous enseignent des éléments précieux relativement aux différents protagonistes. Tout d’abord, l’incapacité des trois corps constitués, la municipalité en tête, à agir promptement face aux menaces avérées de la contre-révolution. Légalistes et modérées, les institutions élues se bercent dans l’illusion qu’un équilibre improbable des forces peut être réalisé et, face à la terrible réalité, ont tendance à trancher dans un sens conservateur. Municipalité et district d’Aix, département des Bouches-du-Rhône, sont l’archétype de cette bourgeoisie constituante effrayée par les foules, soucieuses de préserver son intérêt et hostile à toute orientation démocratique et sociale de la Révolution, qu’elle veut achever rapidement.

Ensuite, que la frange populaire d’Aix a compris qu’elle n’avait rien à espérer de cette élite bourgeoise. Livrée à son sort, ayant le choix entre « l’aristocratie des nobles » et « l’aristocratie des riches », il ne lui reste que l’insurrection et la violence pour faire valoir ses intentions et assurer son droit à l’existence. Le choix du lieu de lynchage est un message explicite. Elle comprend aussi que dans cette lutte acharnée, une société patriotique, les Antipolitiques, peut organiser ses forces, cristalliser sa colère et être son porte-voix face à la contre-révolution d’une part, et à « l’élite conservatrice » de l’autre.
Les Antipolitiques enfin, s’imposent durablement comme la société de défense et de protection du peuple. Parce qu’à aucun moment ils n’ont transigé sur le fond, vacillé quant aux principes, même en s’alliant avec les Amis de la Constitution, ils incarnent le rempart contre le despotisme. Ayant prévenu à maintes reprises les corps institués, ils démontrent qu’ils ne sont pas ces brutes assoiffés de sang que l’on veut bien dépeindre, mais qu’ils sont en capacité de souffler sur les braises lorsque les nécessités l’imposent. Ils savent qu’ils peuvent devenir ainsi une tête de pont pour les Jacobins marseillais dans cette ville aristocratique, mais ils ambitionnent plus. Ces journées insurrectionnelles leur permettent de naître politiquement, c’est-à-dire en-dehors des murs du couvent des Bernardines, d’aller à la rencontre du peuple dont ils sont, pour partie, eux-mêmes issus. En étant ainsi identifiés et en s’imposant comme la société de surveillance et de contrôle des administrations, garante des acquis de la Révolution, partant à la conquête de nouveaux droits, ils sont à même de grandir. Cette naissance brutale leur a apporté une notoriété inattendue, asseyant leur crédibilité et leur authenticité auprès des patriotes : ils reçoivent, dans la foulée des évènements, la visite de tout l’État-Major de la Garde Nationale et déjà, le Colonel Perrin remerciait « la Société pour son zèle infatigable et son patriotisme dans ses fâcheuses circonstances. » Les premières affiliations de sociétés à leur club sont réclamées le 21 décembre, moins de deux semaines après les journées insurrectionnelles. Alors ils cultivent cette popularité, la nourrissent, s’impliquant parfois là où préalablement, on ne les aurait pas attendus. En janvier et mars 1791 par exemple, ils pétitionnaient pour que l’on écrivît à l’Assemblée Nationale concernant l’exécution du projet de canal de Fabre, ingénieur hydraulique. Comme à l’accoutumée, le ton était menaçant, exigeant qu’on leur remette copie de la lettre et de la réponse de l’Assemblée Nationale. Une construction d’intérêt public… les travaux publics.

Le projet de canal de Fabre leur permettait de réclamer que l’on exclût des personnes liées aux anciennes administrations des actions de charité et des travaux publics. Ils ne combattaient pas les seuls contre-révolutionnaires, les Pascalis et les Guiramand, ils affrontaient l’accaparement des mandats par quelques-uns, veillaient à ce que l’on ne fît pas des responsabilités publiques une source d’enrichissement personnel.

Le 5 avril 1791, ils délibéraient comme suit : « La Société considérant en outre que d’après les décrets de l’Assemblée Nationale un seul homme ne pouvait pas posséder plusieurs charges de l’État, et voyant à regret que le Sieur Lance homme a souhaité en posséder trois, [à] savoir le marché, l’inspection des pavés et des fanaux qui pourraient servir à nourrir trois familles, a délibéré que pétition serait faite à la municipalité afin que le Dit Sieur Lance soit destitué au moins de deux de ces places et principalement de celle du marché . »

Les Antipolitiques, par leur probité, l’intransigeance de leur conviction et la radicalité dans leur combat, étaient à Aix, depuis ce 12 décembre 1790, le seul organe institué pour le peuple.

 

Article rédigé à partir de Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia, Les Antipolitiques d’Aix, première période, 1er novembre 1790-10 août 1792, Mémoire de recherche de Master I, dir. Marc Belissa, Université Paris Nanterre, 2019, 179 p.

            Que ne dit-on sur les Jacobins ? Tout le monde connait leur nom, tout le monde croit savoir qui ils furent. Nombre d’intellectuels médiatiques, de responsables politiques ou de journalistes n’ont de cesse de définir le système administratif et politique dans lequel nous vivons comme prétendument jacobin, or, rien n’est plus faux ! Pourtant, les Jacobins ont bel et bien figuré parmi les architectes du républicanisme français. Ils n’ont jamais été cependant ni un bloc homogène, ni même les partisans de la « centralisation », bien au contraire… De surcroît, le « jacobinisme » est une notion vague, inexistante durant la Révolution française, que nombre d’historiens et de chercheurs, dont je suis, relativise. Pour savoir qui furent les Jacobins et comprendre les subtilités de leur philosophie politique, si nécessaire aujourd’hui, leurs contradictions importantes, il faut se plonger au cœur du bouleversement majeur de la fin du XVIIIème siècle et tenter de le saisir.

            Alors que les États-Généraux du Royaume se sont ouverts au printemps 1789, un groupe de députés de ce que l’on appelle le « parti national », ou « patriote », se montre particulièrement avancé dans ses revendications et ses propositions. Ils forment le Club breton, en référence à la province d’où ils sont originaires. Leur dynamisme et leur désir de réforme est tel que bientôt, le club breton agrège autour de lui nombre de députés patriotes, des plus modérés – Barnave, Mounier, du Dauphiné, Mirabeau, de Provence, … – aux plus prononcés – Robespierre, d’Arras, Pétion, de Chartres, … Initialement, le club est donc composé de députés, pour l’essentiel du Tiers-État, et permet à ses membres de s’organiser avant les séances. Le mouvement populaire prend la main à l’été 1789 – de la prise de la Bastille à la « Grande Peur » – et c’est lui qui pousse les élus de la jeune Assemblée Nationale, la Constituante, à proclamer l’abolition des privilèges le 4 août 1789 – et le rachat des droits féodaux, se reporter au discours du député Le Guen De Kerangal – ainsi que la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen le 26 août. Cependant, les avancées timides d’une part et les réticences, déjà, du roi – les veto de fait –, aboutissent aux journées des 5 et 6 octobre 1789 : les Parisiennes contraignent le couple royal à quitter Versailles pour Paris. La Garde Nationale les a accompagnées, dans le but d’exercer un contrôle.

Dans ces journées se confirme la double dynamique de la Révolution française : un mouvement populaire qui impulse une énergie, des directives, fait la Révolution, et une « révolution parlementaire », conduite par des « modérés », dont La Fayette, lequel commande d’ailleurs la Garde Nationale de Paris, et qui entendent finir rapidement la dite Révolution.

Ces dissonances divisent les députés « patriotes » ; toujours est-il que l’Assemblée Nationale serait contrainte à son tour de quitter Versailles le 19 octobre 1789 : le peuple parisien entend contrôler la situation. Le lendemain, Sieyès propose de diviser les citoyens en deux catégories – « actifs » et « passifs », les seconds étant privés du droit de vote –, le 21, l’Assemblée votait la loi martiale – laquelle permettrait d’ouvrir le feu sur les foules après trois sommations.

Cependant, malgré des options politiques déjà différentes en fonction de ses membres, le club breton est un laboratoire d’idées formidable, une arme de – tentative de – cohésion du « parti patriote ». Désormais à Paris, il prend le nom de Société des Amis de la Constitution – alors en cours d’élaboration – après s’être installé rue Saint-Honoré, dans la bibliothèque du couvent des Jacobins. Dès lors, les « Noirs » – les députés royalistes, contre la Révolution – affublent les Amis de la Constitutions d’un sobriquet, « les Jacobins » – c’est donc une insulte du « côté droit » portée à l’encontre des députés du « côté gauche », cela invite à la réflexion… Les Jacobins bénéficient d’une telle aura dans la capitale, la communication des députés avec leurs mandants aidant, que des clubs patriotiques, ou sociétés politiques, s’installent en provinces – puis dans les départements créés, en principe, en décembre 1789. Nombre de ces clubs vont prendre le nom de Société des Amis de la Constitution : ils s’affilient alors au club parisien et entre eux. Les Jacobins ne sont donc pas une société parisienne, tenue par des Parisiens – bien au contraire –, mais un réseau de sociétés affiliées aux relations horizontales, réseau totalement décentralisé. Fin décembre 1790, il y a déjà en France 300 sociétés jacobines. Aix, le chef-lieu du département des Bouches-du-Rhône, voit des hommes de loi créer le club jacobin de la ville en mai 1790. Il convient d’ajouter les nombreux clubs non affiliés – ou pas immédiatement – aux Amis de la Constitution. Ainsi, à Paris, la très populaire et très démocratique Société des Amis des Droits de l’Homme, qui se réunit dans un premier temps dans le couvent des Cordeliers. Ce club est mixte et se situe à la Gauche des Jacobins – certains historiens, comme Marc Belissa, nuancent ce point de vue. Des personnalités en devenir, « patriotes prononcés » – démocrates – comme Camille Desmoulins, Georges Jacques Danton, ou encore  Jacques René Hébert et Jean-Paul Marat, fréquentent les Cordeliers. Ils sont également membres des Jacobins. Dans les départements, il n’est pas rare non-plus qu’une société plus « populaire » se constitue à la Gauche des Jacobins, dont le recrutement demeure « bourgeois » au moins jusqu’en 1792 ; ainsi, à Aix, des agriculteurs et des artisans s’établissent le 1er novembre 1790 en cercle Antipolitiques. Ce club commence à s’ouvrir aux femmes en 1791. Même si celles-ci sont loin d’être marginalisées dans le processus révolutionnaire, c’est aussi et par ailleurs sur la question de l’accès des femmes aux délibérations que les patriotes se divisent parfois, ainsi dans le Grand Ouest – Peyrard. Néanmoins, l’aile gauche de ce mouvement jacobin, dont est Maximilien Robespierre, est fondamentale pour le développement des idées démocratiques, alors minoritaires à l’Assemblée. C’est ce qui conduit notamment Camille Desmoulins, « l’homme du 12 juillet » – 1789 – à écrire que ses amis est lui se situent « à l’extrémité gauche des Jacobins », à être « les Jacobins des Jacobins ».

Les motifs de division ne manquent pas. Effectivement, si le camp « patriote » est opposé unanimement à ce que l’on appelle désormais « l’Ancien Régime », les désaccords quant à ce que doit être le nouveau sont importants. Aussi, si « […] 2 à 300 députés sont membres de la Société des amis de la Constitution » – Biard, Dupuy –, la gauche parlementaire se fissure. Les plus modérés des Jacobins, enclins à un principe de monarchie constitutionnelle dans laquelle le roi conserverait un certain nombre de prérogatives, et hostiles à la fois au mouvement populaire et à l’installation d’une démocratie, quittent le club de la rue Saint-Honoré et fondent la Société de 1789 ; parmi eux, rien moins que La Fayette et Mirabeau. Cette scission n’est que la première d’une longue liste, la crise la plus grave étant probablement celle de l’été 1791. Louis XVI et Marie-Antoinette notamment quittent Versailles dans la nuit du 20 au 21 juin. Le projet ? Rejoindre le marquis de Bouillé – « le massacreur de Nancy » – à Montmédy de façon à prendre la tête de la Contre-Révolution et de revenir en France avec des armées d’émigrés, appuyées par des forces étrangères, pour saigner la Révolution et permettre que Louis soit rétabli dans la plénitude de ses fonctions. Nonobstant, le roi est arrêté à Varennes grâce à la mobilisation des Jacobins locaux, après avoir été reconnu par Drouet, le commis des Postes de Sainte-Menehould. Le couple royal est de retour à Paris le 25 juin, accueilli dans un silence de mort – l’on connaît l’inscription installée au bout d’une pique : « Quiconque applaudira le roi sera bâtonné. Quiconque l’insultera sera pendu. » Voilà qui exprime bien l’ambivalence des sentiments d’alors, le dilemme cornélien vécu par les contemporains ; si Louis XVI avait bel et bien trahi, le roi était une pièce essentielle du dispositif constitutionnel quasi abouti. Et que faire sans roi ? L’Assemblée créé donc une fiction : le roi des Français a été enlevé ! Mais personne n’est dupe. Plusieurs pétitions circulent à la mi-juillet ; à l’initiative du Club des Cordeliers, il s’agit de réclamer la République ! Cependant, les Jacobins reculent, bien que certains d’entre eux, comme Brissot et Condorcet – des meneurs de ceux que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de « Girondins » – soient déjà républicains. En effet, le 16, la pétition des Jacobins propose de « remplacer Louis XVI par tous les moyens constitutionnels » ; ainsi, il pourrait être destitué, mais remplacé par un autre roi, le Duc d’Orléans par exemple. Le 17 juillet, les Cordeliers maintiennent leur rassemblement, désapprouvé alors par une figure montante des Jacobins, Robespierre, qui juge la situation précoce, voire dangereuse – Robespierre n’est pas alors républicain, la forme juridique du régime lui important peu tant que la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen demeurât la ligne directrice. Les Cordeliers ont appelé à se rendre sur le Champ-de-Mars – où s’était achevée le 14 juillet 1790 la fête de la Fédération – pour signer une pétition réclamant la déchéance du roi. Le matin, deux personnes cachées sous l’Autel de la Patrie sont tuées – l’affaire du « Gros-Caillou ». L’après-midi, une foule de femmes, d’enfants et d’hommes, réunie pacifiquement et sans armes, s’active pour le succès de la pétition. La Fayette et Bailly, le maire de Paris, font sortir les drapeaux rouges : appliquant la loi martiale, ils tirent sur la foule. 50 morts ? 100 ? 400 ? Nous ne le saurons jamais vraiment. Le même jour, les personnalités les plus en vue alors aux Jacobins de Paris quittent le club et fondent celui des Feuillants. Barnave, les frères Lameth, Duport, Bouche – l’un des trois députés d’Aix. Ce club des Feuillants, incarnant une politique de l’ordre social, défendant le lobby colonial et esclavagiste, serait, jusqu’à mars 1792, un appui fondamental pour Louis XVI. Quant à Danton, il doit s’exiler en Angleterre ; Marat est contraint de se cacher également.

En septembre 1791, la loi Le Chapelier limite les actions possibles des sociétés populaires. La « Révolution parlementaire » entend museler « la Révolution populaire ». Il faut préciser que depuis le printemps 1791, tous les départements ont des clubs politiques : en décembre, le pays en connait près de 1250 – Boutier, Boutry, Bonin. La majorité de ces clubs, relativement à ceux affiliés aux Jacobins, ne suit pas les Feuillants. Le grand moment des Jacobins va commencer.

Depuis septembre 1791, une nouvelle Assemblée siège : la Législative. La Constitution a été sanctionnée par le roi le 13. Cette nouvelle Assemblée n’est composée que de « patriotes », c’est-à-dire qu’elle est à 100% tenue par des révolutionnaires, mais ces hommes ne veulent pas la même Révolution. Le « côté droit » détient la majorité, incarnée par les Feuillants, dont la figure emblématique en-dehors de l’Assemblée est Lafayette. Ces Feuillants sont généralement soutenus par les Constitutionnels, au Centre. Enfin, le « côté gauche » pèse pour 18%, représentés par les Jacobins. Le noyau dur de ces députés jacobins est porté par Brissot, Vergniaud, Condorcet, bref, par ceux que nous appelons aujourd’hui… les Girondins ! Vous comprendrez donc qu’opposer ostensiblement « Girondins » et « Jacobins » témoigne d’une ignorance crasse quant à la Révolution française, une incompréhension profonde de l’évènement. Ces Girondins, que l’on appelle plutôt Brissotins à l’époque, sont hostiles à l’esclavage et farouchement anticléricaux. Mais ils sont aussi ouvertement bellicistes. Le débat sur la guerre est la nouvelle menace qui pèse sur les Jacobins. Précisons toutefois que tous les contemporains ont conscience que la guerre est imminente. Les désaccords ne clivent pas partisans et opposants à la guerre, mais partisans de l’offensive, de l’initiative du conflit – c’est la position girondine – et partisans de la prudence, indiquant de se préparer à la guerre sans déclencher les hostilités. Cette position est minoritaire aux Jacobins et n’est guère défendue que par Marat et Robespierre, lequel déclare alors : « Remettez l’ordre chez vous avant de porter la liberté ailleurs […] La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête d’un politique est de croire qu’il suffise à un peuple d’entrer à main armée chez un peuple étranger pour lui faire adopter ses lois ; Personne n’aime les missionnaires armés ! » Les opposants à la guerre ont conscience que la France n’est pas prête, ils n’ont pas confiance en les officiers qui commandent les armées et surtout, en cas de victoire, certes peu probable, craignent la dictature militaire – ils pensent alors à La Fayette. Brissot et ses amis ont un autre projet en tête, et il leur est aisé de répandre massivement leurs idées. Si les Girondins dominent largement le réseau jacobin à cette période, c’est parce qu’ils disposent d’une presse puissante, amplement diffusée dans les sociétés affiliées. Ainsi, Les annales patriotiques et littéraires de la France de Louis Sébastien Mercier et Jean-Louis Carra qui, en 1792, seraient le journal le plus lu dans les sociétés populaires. 1792 marque justement un tournant pour les Girondins. Louis XVI remercie ses ministres feuillants et appelle, en mars, un ministère girondin. L’homme fort de ce gouvernement est à l’Intérieur, Roland – c’est pourquoi on parle aussi parfois des Rolandins. Ce ministère girondin permet aux jacobins d’avoir une véritable prise sur les affaires de la Nation en même temps qu’il les divise davantage. Les Girondins ne cessent de plaider la guerre ; la vente des biens nationaux – autrefois à l’Église – n’a pas rapporté ce que l’on espérait. Une campagne victorieuse permettrait à l’État de voir ses finances se redorer. A la lumière de cette philosophie et des crises de subsistances, la politique économique des Girondins se dessine – pensée dans les salons privés de Madame Roland – : ils se montrent partisans de la liberté absolue du commerce – en termes contemporains, du libéralisme économique, sans entrave. Bien entendu, ces divergences existent dans les départements.

À Marseille, les « missionnaires patriotes » jacobins identifiés par Jacques Guilhaumou tentent de maintenir un équilibre entre les deux sociétés aixoises rivales : les Amis de la Constitution, hommes de loi conservateurs et libéraux, et les Antipolitiques, patriotes radicaux exigeant la régulation des prix, et qui arrachent tardivement leur affiliation aux Jacobins, bien moins par adhésion aux formes d’intervention des clubs affiliés que pour asseoir une légitimité en Provence.

Par ailleurs, il n’y a pas de lien de subordination des petites aux grandes sociétés. Si théoriquement, « Dès 1790, au nom de l’unité des « patriotes », la société des Jacobins de Paris impose deux règles à ses sociétés « sœurs » : une seule société par localité peut lui être affiliée ; toute société affiliée doit porter le nom de société des Amis de la Constitution[1] », la pratique montre que cette règle ne fut pas suivie à la lettre, notamment en Provence, deuxième pôle effervescent de la sociabilité politique – le cas des Antipolitiques est une illustration d’autant plus flagrante qu’à la veille de la chute de la monarchie, les agriculteurs d’Aix avaient déjà constitué un réseau de 33 sociétés Antipolitiques, un chiffre amené à gonfler encore. C’est d’ailleurs l’une de ces sociétés, celle du petit village de Pertuis dans ce qui n’est pas encore le département du Vaucluse, qui recadre vertement en juin 1792 les Jacobins marseillais. Ces derniers s’immiscèrent dans une affaire d’exclusion de membres pertuisiens et entendirent faire revenir sur leur décision les Antipolitiques du village. La société de Pertuis répondit, sans réel soutien relevons-le de la « société-mère » aixoise : « Il est de principe généralement reconnu, sous le règne de la liberté, que les sociétés populaires sont chacune à l’instar des familles particulières formant par leur ensemble, la famille commune. Ces associations d’amis sont liées entre elles par la communion d’opinions et la réciprocité de confiance ; mais elles se gouvernent séparément d’après leurs statuts particuliers ; et elles ne sont comptables à la famille commune que dans le cas où elles s’écarteraient de l’objet de leur institution, qu’elles contrarieraient l’ordre public[2]. »

L’ordre public va être chahuté, et ce, par la guerre. Il y avait longtemps que Louis XVI et Marie-Antoinette l’espéraient, aussi, le monarque consent-il à satisfaire le projet girondin. La France déclare la guerre au roi de Bohême et de Hongrie – futur empereur d’Autriche – le 20 avril 1792. Les premières batailles sont désastreuses pour la France. Le ministère girondin est à son tour remercié, le 13 juin. Trois jours plus tôt, Roland avait écrit à Louis XVI : « Je sais que le langage austère de la vérité est rarement accueilli près du trône ; je sais aussi que c’est parce qu’il ne s’y fait presque jamais entendre que les révolutions deviennent nécessaire. » Là est résumée l’ambivalence de la politique girondine : ce courant des Jacobins entendait mener une réforme profonde de la société, réaliser un régime de liberté – mais pour qui ? –, ce qui passait par une nécessaire alliance de la bourgeoisie et du peuple – déjà théorisée par Barnave –, mais n’envisageait en aucun cas la mise en place d’un projet égalitaire, social, démocratique. Ceci explique en partie pourquoi le 10-août, alors que les Cordeliers, les sections parisiennes et les Fédérés – dont le bataillon des Marseillais, qui comptait deux Antipolitiques d’Aix, Ayme et Pascal – sonnèrent le tocsin et marchèrent sur les Tuileries, les Girondins ne prirent part à l’insurrection, pas même théoriquement.

L’entrée en République se fit dans un contexte violent, celui des massacres de septembre, celui de la guerre qui connut un bref revirement avec la victoire des armées françaises à Valmy. Mais les Jacobins – désormais la Société des Amis de la Liberté et de l’Égalité – étaient divisés plus que jamais. Dans la nouvelle Assemblée constituante, la Convention, ils se partagèrent en deux tendances : à Droite, les Girondins – derrière Brissot, Condorcet, Vergniaud, Guadet, Gensonné, Isnard, … A Gauche, les Montagnards – tous n’étant pas Jacobins – dont la députation démocratique de Paris ne comptait pas un seul natif de la capitale – Desmoulins, Robespierre, Danton, Marat, Panis, … Au centre, la majorité des députés, la Plaine ou le Marais.

Dès les premières semaines de la Convention, les Girondins affirment avec une telle ferveur leur hostilité à l’encontre du mouvement populaire, des mesures sociales et d’exception, qu’ils sont exclus du club des Jacobins – 12 octobre 1792. Il faut préciser que l’attaque avait été déclenchée par la Gironde, le grand club de Bordeaux ayant envoyé une adresse à toutes les sociétés affiliées[3] sollicitant adhésion sur l’exigence à l’endroit du club de Paris d’exclure de son sein des « agitateurs » parmi lesquels Danton, Robespierre et Marat. Échec.

Les Montagnards vont a contrario porter une politique revendiquée par les clubs jacobins : sociale, démocratique, et « exceptionnelle », même si la Gironde, le groupe à l’effectif le moins important, tient largement la main – en constituant des majorités avec la Plaine – jusqu’aux journées des 31 mai et 2 juin 1793.

Les clubs patriotiques, ou plus exactement les sociétés populaires comme on le dit depuis quelques temps, sont au cœur du système politique, à la fois expérience de ce que l’on appellerait aujourd’hui la « démocratie directe », et démonstration d’une organisation totalement décentralisée. Les Jacobins refusaient la centralisation du pouvoir exécutif car cela revenait selon eux à rétablir l’absolutisme et la tyrannie d’un seul, nous y reviendrons. Les corps constitués localement font appel aux citoyens membres des clubs pour des missions de salut public, d’instruction populaire, de défense de la Patrie. C’est aussi au nom de ces principes que les Jacobins marseillais investissent le 22 août la salle des anciens États de Provence, dans la Maison Commune d’Aix, afin de contraindre, en violation de la loi, le Conseil Général du département des Bouches-du-Rhône, à le suivre à Marseille. Ils ne font plus confiance à ces élus « modérés » qui n’ont eu de cesse d’ignorer les revendications et les pétitions portées par les Jacobins aixois radicaux, les Antipolitiques, dont certains siègent d’ailleurs dans l’Assemblée départementale. L’opération permet ainsi de phagocyter davantage ce club par trop autonomiste.

Avec l’entrée en République et le régime populaire qui se dessine, bien des notables jusqu’alors timorés s’empressent de participer activement à l’édifice révolutionnaire. Dans les sociétés populaires, alors que paradoxalement on a conscience que 1792 marque un tournant démocratique – par rapport à la « réforme libérale » de 1789 –, on se méfie de ceux que l’on va qualifier de « patriotes de 92 ». Le Jacobin radical marseillais Isoard écrirait même, à l’automne, aux élus du département qui l’avaient missionné à Apt – dans les Hautes-Alpes – : « C’est encore quatre-vingt-douze qui a voulu attaquer quatre-vingt-neuf. » – Guilhaumou. Aussi, alors que l’année qui venait de s’écouler avait vu un ralentissement de créations de sociétés, les clubs restreignent leur recrutement. Les notables conservateurs, les possédants favorables à une « révolution bourgeoise, parlementaire », mais hostiles au mouvement démocratique, comprennent qu’ils n’auront que très difficilement accès aux sociétés populaires dans lesquelles ils ne s’étaient pas précipités jusque-là. Qu’à cela ne tienne ! Ils investissent massivement les sections, initialement de simples circonscriptions administratives. Celles-ci tendent à devenir permanentes – parfois avec la complicité des sociétés qui espèrent les contrôler –, concurrencent les clubs, freinent les mesures prises localement pour endiguer la crise des subsistances et lutter contre les « aristocrates » – dont ils sont parfois. Du printemps à l’été 1793, on voit même les sectionnaires modérés désarmer les Jacobins radicaux ; pis, les sections réarment des suspects après avoir désarmés des patriotes. Les 24 sections de la cité phocéenne renversent ainsi le club.

Tout le réseau Antipolitique, soit 80 sociétés au printemps 1793, est également secoué, jusque dans le Sud-Ouest, où ses clubs sont confrontés au même problème. Les correspondances entre sociétés jacobines du pays attestent ce vaste mouvement de fond.

À l’Assemblée, les députés girondins – Vergniaud, Isnard – menacent d’en appeler militairement aux départements et même de raser Paris si des atteintes étaient portées contre la propriété. C’est l’insurrection parisienne ; 29 députés du « côté droit » sont révoqués. Les sections, dans les départements, réagissent, enflammées par les députés conservateurs qui se sont évadés… de leur domicile ; c’est « l’insurrection fédéraliste » de l’été 1793. L’accusation de « fédéralisme » est portée par les députés montagnards, la notion n’est jamais revendiquée par les Girondins. Aussi, l’affrontement qui se joue alors n’est pas un combat entre partisans de la « centralisation » contre partisans de la « décentralisation » ; les Girondins crient aussi « Vive la République une et indivisible ». D’ailleurs, contrairement à une idée largement répandue, les Girondins défendent un projet de constitution très… centralisateur ! Le combat qui est livré est celui pour la nature de la République : une « République des propriétaires », un régime libéral sur le plan économique, conservateur sur le plan social, défendu par les sections pro-girondines ; une République sociale, populaire, un projet démocratique et des mesures d’exception en matière de justice et de répression, portée par les clubs, notamment jacobins, en soutien aux Montagnards. Il faut relever que certaines sociétés populaires, comme celle des Antipolitiques d’Aix, ne se revendiquent pas jacobines, et ce bien que les Aixois soient affiliés aux Jacobins, et alors qu’ils peuvent écrire volontiers « républicains » et « montagnards ». À la fin de l’été 1793, les sociétés populaires et les Montagnards l’ont emporté. En Octobre, les Girondins compromis dans l’insurrection et la guerre civile qu’ils ont fomenté, lesquels avaient été protégés jusqu’alors par Robespierre, sont jugés, condamnés et exécutés, avec leurs soutiens – Olympe de Gouges par exemple.

            Dès octobre 1793, les sociétés populaires sont pleinement intégrées au gouvernement révolutionnaire – ce que l’on a appelé, a posteriori, « la Terreur ». On entendra certains intellectuels évoquer un contrôle du gouvernement ; c’est bien mal connaître la période et les schémas institutionnels d’alors – mais ce n’est pas l’objet de cet article. Effectivement, la structure administrative est décentralisée. De façon à annihiler la tyrannie du pouvoir exécutif, il convient, pour les Jacobins, de l’éclater. Le contrôle de l’exécution de la loi se fait localement, par des agents locaux, élus localement. Les sociétés populaires et le mouvement jacobin sont donc des organes exécutifs… décentralisés. En revanche, on procède à la « centralité législative » : la loi est la prérogative de l’Assemblée, mais elle est co-élaborée avec les citoyens – par le prisme des clubs et des assemblées populaires – et la Constitution de 93, ratifiée le 24 juin dans les départements – suspendue à l’automne « jusqu’à la paix » – prévoit qu’une loi ne soit « valable » qu’une fois ratifiée par les 2/3 des citoyens dans les dits départements. Il faut tout de même nuancer cette co-élaboration de la loi, car les conventionnels se méfient du risque « fédéraliste ». Ainsi, lorsqu’à l’hiver 1792-1793 s’organise une forme de « fédéralisme jacobin » autour du club de Marseille, qui s’était présenté en mars 1793, en soutien de la Convention nationale, comme « la Montagne de la République » – Guilhaumou –, les députés se montrent hostiles – par ailleurs, les Girondins s’étaient montrés particulièrement véhéments.

Avec l’an II – 22 septembre 1793-22 septembre 1794 – 3500 nouvelles sociétés jacobines voient le jour – 25 000 clubs politiques au total, chiffre discuté. On aurait tort, là encore, de croire que l’ensemble de ces patriotes engagés dans des associations politiques, ancrées à gauche et à l’extrême-gauche, pensent le processus révolutionnaire de façon identique. La déchristianisation violente – qui n’est pas une politique puisqu’elle vient d’en-bas – ou l’intensité de la répression, sont des motifs de divisions. Certains groupes, comme les clubs de femmes, se livrent à « l’ultra-révolution », ce qui conduit à leur dissolution. Mais les Jacobins mêmes sont divisés sur les modalités de « la Terreur » ; Camille Desmoulins estime qu’il y a trop de patriotes injustement détenus dans les prisons, Danton fait valoir qu’il « faut faire l’économie du sang des hommes ». Cette « faction », pourtant portée par des radicaux, est qualifiée de Citra, ce sont les « Indulgents ». Du fait de la proximité de Danton et surtout de Desmoulins avec Robespierre, ce dernier est accusé de « modérantisme » et doit se justifier à la tribune des Jacobins en décembre 1793 ; il expose alors sa théorie du « Gouvernement révolutionnaire ». L’autre faction est celle des Ultra, c’est le mouvement hébertiste – Hébert, le journaliste du Père Duchêne, substitut du procureur de Paris, est celui qui inventa, devant le Tribunal révolutionnaire, l’inceste de Marie-Antoinette et de la Princesse de Lamballe sur le Dauphin. Ainsi, les Cordeliers se sont eux-mêmes divisés. Ces « Exagérés » réclament l’ultra-révolution : plus de répression, plus de guillotine, notamment contre les « accapareurs » et les « agioteurs ». Robespierre et Saint-Just reprochent aux premiers d’attiser la contre-révolution, aux seconds de vouloir infléchir précocement la politique d’exception. La tribune des Jacobins de Paris, mais également la presse, sont les arènes d’une lutte acharnée où les accusations de trahison, de contre-révolution même, pleuvent. Cette lutte des « factions » aboutit à l’élimination de l’une et de l’autre – les « hébertistes » en mars 1794, les « Indulgents » le mois suivant.  Ces épurations à gauche et ses conflits se poursuivent jusqu’à l’été ; le coup d’État parlementaire du 9 Thermidor renverse Robespierre et ses amis. Résultat d’une alliance opportuniste entre l’extrême-gauche et le centre, il n’est pas sans incidences. Le réseau jacobin est secoué, partagé entre les tenants de la politique sociale mise en place par le Gouvernement révolutionnaire et partisans des mesures libérales à venir. À Aix, les Antipolitiques se déchirent entre « robespierristes », qui tiennent la municipalité depuis septembre 1793, et les théoriciens du « Robespierre tyran ».

À l’assemblée, les Thermidoriens ont d’ores et déjà entamé la réaction, mais il leur faut achever le mouvement populaire et ceux qui le portent ; le 22 Brumaire an III – 12 novembre 1794 –, ils font fermer le club des Jacobins de Paris. Évidemment, comme il avait fallu fabriquer des prétextes pour justifier le 9 Thermidor, il faut tenter de justifier cette fermeture. Le Rapport Laignelot précise : « Nous avons rendu justice au bien qu’ont fait les Jacobins, et, en les fermant, nous avons respecté les principes auxquels nous ne pouvions porter atteinte ; nous avions cru qu’il fallait admettre partout des sociétés populaires, parce qu’elles sont inhérentes au gouvernement républicain ; mais nous n’avons point vu dans la société des Jacobins, une société vraiment, purement populaire. » – Cf. Boutier, Boutry, Bonin. Pourtant, c’est tout le mouvement populaire que la Convention thermidorienne, l’antichambre du Directoire, et sa politique de classe, s’apprêtaient à anéantir. En effet, si le printemps 1795 voyait l’explosion de la « Terreur blanche », ce moment où les muscadins, « la jeunesse dorée » saignent les Jacobins à Paris et dans les départements – les Thermidoriens laissent revenir les « aristocrates » et les « réfractaires » émigrés –, tous les clubs seraient dissouts. Les Antipolitiques d’Aix, qualifiés de « société soi-disant populaire » – la falsification entend renforcer le discrédit –, sont fermés en juin 1795.

            Le Directoire, installé en octobre 1795, est l’illustration de la politique de « l’extrême centre » –  Serna –, ou de la politique du « juste milieu » – Biard, Dupuy. Les Girondins ne sont pas pour autant immédiatement réintégrés. Certains d’entre eux, comme Thomas Paine, émettent même désormais des critiques à l’endroit du libéralisme et semblent alors en phase avec la politique défendue auparavant par les Montagnards. Conservateur, libéral, oligarchique, le Directoire entendait sauvegarder le système républicain face à une double menace : sur sa droite, les royalistes, qui remportent les élections législatives d’avril 1797, avant le coup d’État directorial de septembre – le 13 vendémiaire an III, 5 octobre 1795, le général Bonaparte, à la demande du Directeur Barras, réprimait déjà dans le sang une insurrection royaliste parisienne – ; sur sa Gauche, les « néo-Jacobins ».

Ceux-ci restent mobilisés dans toute la France. Ils incarnent le courant des Républicains de Gauche, dernier rempart de l’idéal démocratique et d’un régime social et populaire – d’autant plus après l’échec en 1796 de la conjuration des Égaux portée notamment par Babeuf et Buonarroti.

Les « néo-Jacobins » remportent les élections en germinal an VI – avril 1798 –, mais le régime invalide l’élection de 100 députés démocrates en floréal, c’est-à-dire le mois suivant – Biard, Dupuy. La création de nouveaux clubs, dont celui du Manège à Paris, ou la municipalité de Toulouse, « néo-jacobine », une presse revitalisée et une dynamique particulièrement forte dans les départements permirent aux une nouvelle poussée des « néo-Jacobins » en 1799. Ces démocrates n’avaient eu de cesse de réclamer le retour aux mesures de l’an II – le maximum des prix par exemple – et le rétablissement de la Constitution de 1793. Face au risque imminent d’un retour à une République démocratique et sociale portée par les « néo-Jacobins », les Directeurs firent appel au soldat. Le 18 Brumaire an VIII, 9 novembre 1799, Bonaparte faisait son coup d’État.

            Durant tout le XIXème siècle, le parti républicain, les démocrates, les socialistes, se référèrent aux Jacobins, dont ils se sentaient héritiers, et dont ils avaient pris la pleine mesure de leur projet politique populaire. L’on s’étonnera au XXème, puis au XXIème siècles, de lire et d’entendre des intellectuels de Gauche, confondant histoire et philosophie, s’exprimer sur ces sujets en flagrant-délit de méconnaissance, et renier les Jacobins, dont ils sont pourtant en tout point, sans même le savoir…

 

[1] Jean Boutier, Philippe Boutry, Serge Bonin, Atlas de la Révolution française, volume numéro 6, Les sociétés politiques, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, 1992, Chapitre 3, « Vie associative et interventions politiques », p. 44.

[2] AD BR, L 2025 : Exclusions, lettre manuscrite du 20 juin 1792, écrite par la Société des Amis de la Constitution de Pertuis, copie adressée par les Antipolitiques pertuisiens au club d’Aix.

[3] ADBR, L 2025 : Adresse de la Société des Amis de la Liberté et de l’Égalité de Bordeaux, reçue par les Antipolitiques d’Aix, le 16 [ ?] 1792, non numérotée. Nous supposons que l’adresse est antérieure au 12 octobre 1792, soit avant l’exclusion du club des Jacobins de Brissot et ses amis.

 

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

La question des hiérarchies sociales dans les sociétés modernes appellerait logiquement à interroger le concept de modernité afin de tenter de le définir. Pierre-François Souyri, éminent spécialiste du Japon, a démontré que la notion était complexe et qu’il était difficile d’en établir une définition figée[1], « dont on pourrait débattre à l’infini ». Mais cette réserve posée, avançons dans notre étude et puisqu’il est question du Japon, attardons-nous sur le regard des occidentaux – marins portugais ou missionnaires jésuites – posé sur cette société singulière. C’est en 1579 qu’Alessandro Valignano débarqua au Japon. Missionnaire de la compagnie fondée par Ignace de Loyola, la Compagnie de Jésus, il avait pour tâche de réorganiser la mission du Japon. Mais le jésuite arrivait dans un contexte difficile qu’il dut cerner puis comprendre, afin d’expliquer les difficultés de l’évangélisation dans cette contrée lointaine. Évangéliser, mais surtout asseoir l’Église, nécessitait des soutiens financiers.

Si en Europe, les seigneurs pouvaient être « une force d’appoint » en la matière, il en était tout autrement au Japon. En dehors de Nagasaki, peu de Japonais s’étaient convertis, et exception faite du seigneur d’Arima, Harunobu, baptisé par Valignano, peu d’aristocrates d’importance s’étaient également convertis ni même portés sur le christianisme.

Tout d’abord, il nous faut rappeler que depuis le XIIème siècle, le pouvoir politique au Japon était entre les mains de la caste des bushi[2] – guerriers -, les samurai[3]. Lorsque Valignano posa le pied au Japon, le pays était en pleine guerre civile : le sengoku-jidai – la « période des provinces en guerre », 1490 – 1600. Bien qu’en 1575, Oda Nobunaga, qui avait amorcé la première campagne d’unification du pays, obtint une victoire décisive à la bataille de Nagashino, les daymio[4] étaient plus préoccupés par l’entretien des armées à mobiliser que par cette religion qui arrivait de l’ouest. Les missionnaires furent également confrontés à la pauvreté de la population. De surcroît, la domination sur le Japon de Toyotomi Hideyoshi[5] allait davantage encore figer cette société, ce qui nous intéressera dans le cadre de notre étude : « la chasse aux sabres » ne permettait plus aux hommes d’extraction populaire – ce qu’était pourtant Hideyoshi – d’intégrer cette élite guerrière. Voilà qui semblait instaurer une forme de « noblesse d’épées ». Si Valignano et les missionnaires jésuites avaient relevé les difficultés posées par les spécificités japonaises, auxquelles il convenait de s’adapter pour évangéliser, les marchands portugais avaient néanmoins souligné les comparaisons avec l’Europe d’alors. Ces seigneuries étaient pareilles à des principautés, l’on établissait des parallèles avec les Républiques italiennes – Florence, Venise[6].

Face à ces difficultés particulières, les missionnaires durent se poser la question de la possession de richesses, en contradiction avec leur vœu de pauvreté. Et cette contradiction, acquisition faite, contrevint à leur réputation. Enfin, évoquons le tournant majeur à l’aube du XVIIème siècle : l’un de ces puissants Daimyo, Tokugawa Ieyasu[7], sortit vainqueur en 1600 de la bataille de Sekigahara. Parachevant l’unification du Japon, il fut nommé Shogun[8]. Son bakufu[9], établi à Edo, érigea les vertus confucéennes comme structurantes de la société. Ainsi, une division en classe fut instituée, le système shi-no-ko-sho[10]. Les marchands, au bas de l’échelle sociale, la richesse pécuniaire était-elle d’autant plus déconsidérée ? Rappelons par ailleurs que la richesse des seigneurs était foncière[11] – une réalité qui rendait encore plus délicate la possibilité de soutenir financièrement les missions. Quelle place alors pour le christianisme à l’Ère Edo ? Valignano nous a livré le regard des Européens, Suzuki Shosan, prêtre zen, celui des Japonais. Il écrit :

« Si j’en crois les enseignements des chrétiens, il existe un grand Bouddha appelé Dieu, seul et unique Bouddha, maître du monde et seigneur suprême. […] Ce Bouddha, du nom de Jésus-Christ, est né dans une terre lointaine il y a quelques 1600 ans pour sauver l’humanité. »[12]. Le prêtre zen réfute le message des missionnaires : « Si Dieu est le maître de l’univers, pourquoi ce dieu a-t-il jusqu’ici négligé d’innombrables nations, en les privant de sa manifestation ? […] ce Dieu-là serait assurément un bien piètre Bouddha »[13] ; et de conclure à l’endroit des Européens : « […] ils sont venus dans ce pays pour y répandre leurs fausses doctrines et leurs enseignements diaboliques. »[14]

Le christianisme, fer de lance de la conquête européenne ? Les Tokugawa ne courront pas ce risque. Leur « règne », marqué par l’isolationnisme –  récemment relativisé –, verra la persécution des chrétiens et la révolte de ces derniers matée à Shimabara en 1638. Un Japon isolationniste, mais néanmoins l’un des pays les plus urbanisé du monde et alphabétisé[15].

            L’alphabétisation dans les sociétés modernes amène la question du savoir, du pouvoir qui en résulte, au moins en conférant à son détenteur une distinction, une forme de reconnaissance. Quelles distinctions existaient-ils dans le cadre des sociétés coloniales ? L’exemple de Saint-Domingue ou des îles Caraïbes nous intéressera au premier chef. Les distinctions par le savoir concernaient avant tout les colons blancs, les libres de couleur aussi.

Il conviendra ici de nuancer les idées préconçues autour de rapports basés uniquement sur la couleur. Le statut social et la position économique rendent la réalité plus complexe ; ainsi, le cas illustratif de Toussaint Louverture, esclave de Saint-Domingue affranchi. Il apprit à lire et à écrire et s’installa même dans une plantation.

Le XVIIIème siècle est celui de la rationalisation, une sorte « d’effervescence scientifique » bat son plein. Salons littéraires, sociétés savantes font circuler les idées. L’Académie des Sciences en France ou la Royal Society en Angleterre avalisent recherches et découvertes, asseyent une réputation en apportant leur caution scientifique. Ainsi, les « chercheurs », en métropole ou dans les colonies, ont la possibilité d’adresser à ces institutions prestigieuses le fruit de leurs travaux. Voulant discerner le scientifique du « charlatan », Académie des Sciences ou Royal Society sanctionnent le crédit des mémoires présentés. Diplômes, médailles, statut de membre ou encore représentant de l’institution dans une colonie viennent récompenser le travail et installer une position de prestige. Dans ce cadre, la distinction de l’esclave par le savoir paraît difficile. Pourtant, être esclave et avoir une connaissance des herbes médicinales pouvait permettre à des esclaves « guérisseurs » de bénéficier d’une certaine reconnaissance – Louverture était de ceux-là. On comprendra du reste qu’au-delà de l’homme libre, la question de la couleur ou la qualité de colon ne peuvent être écartées d’un revers de la main. L’engagement des milices de couleur, dans les Caraïbes notamment, est éloquent.

Les empires coloniaux sont vastes, les distances importantes et les frontières repoussées cachent une réalité plus subtile : la maîtrise des territoires n’est pas assurée. Certaines villes, à l’instar de Panama, représentent des intérêts stratégiques particuliers que la fragilité de leur position mettra d’autant plus en évidence. Pour leur protection, les milices de couleur jouèrent un rôle prépondérant, les miliciens protégeant leur ville en même temps que le royaume. La reconnaissance de la couronne d’Espagne par exemple venait récompenser la loyauté. Ainsi, un milicien pouvait monter dans l’échelle des grades, ce qui pouvait entraîner une rivalité avec les colons blancs. Pour pallier le problème, ne pouvant admettre qu’un officier noir ne commande un blanc, descendant du vainqueur, on en vint à diviser les milices.

Noirs ou mulâtres, métisses, blancs, creolles descendants des Européens revendiquant une « double identité », la question de la couleur et plus encore des statuts sociaux amène à s’interroger sur la place des colons, sur le regard porté sur et par la métropole. La position des colons était pour le moins ambivalente. Parce que descendants des conquistadors, de Pizarro et de Cortes, vainqueurs des Empires incas et aztèque, les colons revendiquent cette héritage et ne peuvent par conséquent être considérés comme des indigènes, non moins parce que vaincus payant un tribut que pour un motif de pigmentation de la peau.

Mais ces colons qui avaient pu participer à des révoltes étaient-ils contrôlables, leur loyauté assurée ? Au centre de ces enjeux, le système de l’encomienda[16] qui assurait le prélèvement du tribut et l’expansion coloniale. Mais ces encomenderos revendiqueront au fil du temps au moins autant leur américanité que leur hispanité. Relativement à la première : ils étaient nés et / ou avaient grandi dans le nouveau monde et leur attitude – exactions, révoltes, … – avait suscité la méfiance de la métropole, que souvent ils ne connaissaient pas. Ces Indianos demeuraient néanmoins attachés, pour des raisons que nous avons développées, à leur ascendance espagnole. Les enconmiendas pouvaient-elles se transmettre de manière héréditaire ? Au XVIIIème siècle, leur octroi ne dépendait plus de l’administration locale mais était une prérogative royale. Elles furent même parfois concédées à de nouveaux arrivants ou à des marchands : il n’était de fait pas question de laisser s’installer une aristocratie locale, menace probable pour les possessions du Prince, avec de possibles velléités de « sécession » – cela s’entend d’autant plus si l’on comprend la modernité comme la volonté des monarques de « rabaisser l’orgueil des Grands »[17].

            Au centre du rôle des encomenderos, nous l’avons bien compris, l’évangélisation. Mais l’attitude de ces colons ainsi que le sort des Indiens – Indios – furent au centre d’une vive controverse. C’est à la demande de Charles Quint lui-même que s’ouvrit à Valladolid, le 15 août 1550, la controverse qui opposa Bartholomé de Las Casas, favorable à la conversion par la persuasion, les Indiens étant capables de recevoir la foi chrétienne, au chapelain de l’Empereur, Juan Guinès de Sepulveda, partisan de la conversion par la coercition et des travaux forcés pour les Indiens.

Cette question centrale du sort des Indiens et des moyens de l’évangélisation sera constante dans l’après-conquête : convient-il de traduire les noms de Dieu, d’évoquer la Trinité ? « Avoir un nom » est-il analogue à être baptisé ? Les temples des divinités précolombiennes peuvent-ils être assimilés à des églises ? Ce qui était admis du temps des premiers colons ne générerait-il pas des confusions importantes pour les Indiens, assimilés par leur pratique à des idolâtres ayant certes reçu la « bonne nouvelle », mais n’étant pas des chrétiens comme les Européens ? Peut-on les ordonner prêtres ?

            Le 12 octobre 1492, l’équilibre du monde fut bouleversé. En repoussant les frontières du monde jusque-là connu, Colomb et Vespucci engagèrent les grands mouvements qui firent sombrer des empires et qui ouvrirent des perspectives inédites pour les monarchies européennes. Faisant suite aux propos du moderniste Yannick Bosc précisant « […] un historien n’est pas quelqu’un qui travaille sur le passé mais un historien c’est quelqu’un qui travaille sur le temps. Un historien c’est quelqu’un qui travaille sur le rapport entre le passé et le présent. Un historien est quelqu’un qui génère dans la société dans laquelle il est le passé dont cette société a besoin […] »[18], il conviendra à l’historien de s’interroger sur les clés de compréhension de cette historiographie des sociétés modernes pour, aussi, décrypter notre temps, où les hiérarchies sociales sont toujours prégnantes. Si le déterminisme des uns se confronte encore aux privilèges des autres, nous pouvons constater que le savoir peut toujours révéler sa puissance émancipatrice et offrir une distinction dans la société – pour la société ? Au fond, l’on pourrait se demander si les sociétés modernes ne se sont pas perpétuées et l’éclairage de l’historien s’avérera utile, tant pour décrypter hier que pour comprendre aujourd’hui.

 

[1] Pierre-François Souyri, Conférence « L’Histoire vue d’ailleurs. Le Japon et la modernité », Université de Genèves, 22 mai 2018.

[2] Transcription des termes japonais méthode Hepburn.

[3] Terme dérivant de saburau, « servir ».

[4] « Grands seigneurs ».

[5] Ancien général d’Oda, il fut le deuxième grand unificateur du Japon et tenta par deux fois d’envahir la Corée.

[6] Pierre-François Souyri, Conférence « L’Histoire vue d’ailleurs. Le Japon et la modernité », Université de Genèves, 22 mai 2018. Souyri évoque « environ deux-cent soixante seigneuries. »

[7] Également ancien général d’Oda, il entra en conflit ouvert avec les alliés du fils d’Hideyoshi, Hideyori.

[8] Le titre complet est Sei i tai shogun, « commandant en chef contre les barbares ». Le Shogun était un dictateur militaire.

[9] Littéralement, « gouvernement sous la tente ».

[10] « Guerriers-paysans-artisans-marchands », déjà mis en place par Hideyoshi.

[11] Évaluée en koku, mesure de capacité déterminée en ballots de riz.

[12] Thomas Cleary, La voie du samouraï, pratique de la stratégie au Japon, Paris, Editions Points, collection Sagesses, 2009.

[13] Ibid.

[14] Ibid.

[15] Pierre-François Souyri, Conférence « L’Histoire vue d’ailleurs. Le Japon et la modernité », Université de Genèves, 22 mai 2018.

[16] Dans l’Empire espagnol ; le roi confiait – encomendar en espagnol – un territoire et des Indiens – Indios – à un encomendero. Celui-ci avait la charge de favoriser la christianisation des autochtones.

[17] Richelieu.

[18] Yannick Bosc, au cours de son entretien dans l’émission « Éditions critiques », le 13 septembre 2017.

 

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

        Un préalable s’impose. Il n’y a pas d’opposition initiale entre Girondins et Jacobins pour la simple raison que tous les leaders girondins étaient jacobins ! C’est au sein des Jacobins et notamment du club de Paris – il y a des clubs jacobins dans toute la France – que les Girondins se rencontrent, se structurent, établissent leur politique. Les Girondins dominent le réseau jacobin jusqu’à l’été 1792. D’ailleurs, au cours de cette année 1792, le journal de Carra, le plus en vue de la presse girondine, est le journal le plus lu dans les clubs jacobins. À Aix, les Antipolitiques, jacobins radicaux – entendre à la Gauche de la Gauche –, continuent à lire le Carra en séances en 1793 au plus fort de la crise entre Girondins et Montagnards, dont les rangs de ces derniers sont abondamment fournis par les Jacobins. Enfin, pendant la Révolution française, on n’appelle pas les Girondins « girondins », mais les Brissotins, du nom de leur chef de file, Jacques-pierre Brissot. Aussi, à chaque fois que vous lirez « Brissotins », cela signifiera « Girondins » et réciproquement. De surcroît, les partis politiques n’existent pas encore, j’ai utilisé le terme en titre par commodités. Mais alors, qui sont les Girondins ? À peu près l’exact opposé de tout ce que vous entendez dire à la télévision.

Au club des Jacobins et d’autant plus après la scission avec les Feuillants en 1791, ils se révèlent parmi les plus modérés, entendre ceux qui se méfient des classes populaires, difficilement contrôlables, ils défendent un système politique plutôt favorable aux possédants et se révèlent très tôt fervents partisans du libéralisme économique, ce qui ne les empêche pas d’être contre l’esclavage – Brissot est même l’un des fondateurs de la Société des Amis des Noirs – ou de lutter âprement contre les prêtres réfractaires. Brissot justement commence à réunir autour de lui ses amis – dont beaucoup viennent de la Gironde – sous l’Assemblée dite « Législative », en octobre 1791. Ils s’appellent Vergniaud, Isnard, Gensonné, Guadet, Condorcet, … Et alors que la Révolution française avait proclamé une « déclaration de paix au monde » (20 mai 1791), les Girondins défendent bientôt la guerre offensive. Évidemment, ils mettent en avant l’idée de guerre préventive – les monarchies européennes hésitent encore à attaquer la France pour y éteindre le feu révolutionnaire – et avancent l’idée que tous les peuples attendent d’être libérés de leurs tyrans. Et c’est de la tribune des Jacobins que les Girondins appellent à la guerre. S’y opposent notamment Jean-Paul Marat et Maximilien Robespierre qui lance : « Remettez l’ordre chez vous avant de porter la liberté ailleurs […] La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête d’un politique est de croire qu’il suffise à un peuple d’entrer à main armée chez un peuple étranger pour lui faire adopter ses lois ; Personne n’aime les missionnaires armés ! »

L’objectif inavouable des Girondins ? Mener une guerre de rapine. La vente des biens nationaux et l’assignat n’ont pas remporté les succès escomptés, il faut donc trouver l’argent ailleurs. Une interprétation malhonnête ? « La guerre est indispensable à nos finances et à la tranquillité intérieure. » Brissot.

Enfin, en mars 1792, Louis XVI appelle un « ministère girondin » réuni autour de Roland, le ministre de l’Intérieur. Les Girondins allaient obtenir du roi qu’il déclare la guerre à François, roi de Bohême et de Hongrie, futur empereur d’Autriche. Ils n’eurent pas à insister, il y avait bien longtemps que le Roi et la Reine de France entretenaient par correspondance des suppliques pour une intervention militaire contre… la France ! Quelle est la politique girondine ? Cédons la parole à Roland, girondin deux fois ministre : « Tout ce que l’État doit faire en matière économique est de déclarer qu’il n’interviendra jamais car ce n’est pas son domaine. » Il faut dire que les Girondins sont gagnés aux idées de Voltaire : « L’esprit d’une nation réside toujours dans le petit nombre fait travailler le grand nombre, est nourri par lui et le gouverne. » Remerciés par le roi en juin 1792 puis rappelés, les Brissotins ne participent pas à la prise des Tuileries, pourtant nombre d’entre eux sont républicains – Condorcet par exemple. La chute de la Royauté est le fait de la mouvance populaire et démocrate et se fait sous l’impulsion des Cordeliers, des sections de Paris et des bataillons des Fédérés venus de toute la France, les Marseillais faisant remonter Le chant de guerre pour l’armée du Rhin que l’on appellerait bientôt L’hymne des Marseillais – oui, à l’époque, l’extrême-gauche chante La Marseillaise. Bientôt la République, adoptée discrètement par décret le 22 septembre 1792, un jour après l’abolition de la Royauté.

Une nouvelle assemblée constituante, la Convention, est appelée à siéger. Les députés se répartissent par sensibilité. La majorité au Centre, c’est la Plaine ou le Marais. À Gauche, la Montagne – non, les Montagnards ne siègent pas en haut ! À Droite, la Gironde – et sous la République, les Girondins allaient considérablement se droitiser, s’illustrant par une politique farouchement conservatrice et assurément libérale. Camille Desmoulins, journaliste et député montagnard, républicain de la première heure, évoque les « républicains aristocrates » – les Girondins – et les « républicains démocrates » –  les montagnards. Dichotomie qui n’est pas contestée par la droite parlementaire. Brissot dégaine presque au lendemain du 10 août et résume à lui tout seul la conception girondine de la République : « Le peuple doit rentrer chez lui et laisser à ceux qui ont plus d’esprit que lui la peine de Gouverner. » – ce qu’il nierait avoir dit, à son procès.

Mais face au pouvoir légal de la Convention s’établit celui de la Commune insurrectionnelle de Paris, ville rouge, qui se fait le porte-voix des Patriotes. Les sociétés populaires, dont à peu près 6000 – moins de la moitié – sont jacobines, et la Commune exigent des mesures sociales et une politique d’exception – non, à l’époque l’extrême-gauche n’estime pas que sauver la Patrie avec des lois d’exception le temps d’une crise d’une gravité majeure est une politique liberticide.

Crise causée en grande partie par les Girondins qui sont incapables de gérer la guerre qu’ils ont déclenchés, mais refusent les mesures exceptionnelles qui s’imposent. Face à la pression du mouvement populaire parisien, Lassource, député girondin, dit : « Je crains le despotisme de Paris, et je ne veux pas que ceux qui y disposent de l’opinion des hommes qu’ils égarent dominent la Convention nationale et la France entière. Je ne veux pas que Paris, dirigé par des intrigants, devienne dans l’empire français ce que fut Rome dans l’empire romain. Il faut que Paris soit réduit à un quatre-vingt-troisième d’influence comme chacun des autres départements. » La Droite, déjà, établit le vocable du « démagogue ». Rien à changer de ce point de vue depuis les Girondins, si ce n’est que la Gauche s’est laissée gagnée à leurs conceptions « aristocratiques ». Il faut préciser que ce souhait de Lassource n’est pas revendiqué par les Girondins qui s’illustrent bien au contraire par une politique très… centralisatrice ! Nous y reviendrons. Le Girondin vise en réalité la députation démocratique de Paris : Marat, Danton, Robespierre, Desmoulins, Fabre-D’Églantine, etc. Les Girondins, à l’Assemblée notamment, par leur presse puissante évidemment – mais à l’époque il existe aussi une presse patriotique, de Gauche et d’Extrême-Gauche, tout aussi puissante – parlent de la politique montagnarde en les termes suivants : « niveleurs », « anarchistes », les accusent de vouloir réaliser « la loi agraire » – le partage des terres. Les Montagnards sont inspirés entre autres par un philosophe des Lumières aujourd’hui oublié du grand public, l’abbé Gabriel Bonnot de Mably. « Vous parlerai-je de la mendicité, qui déshonore aujourd’hui l’Europe, comme l’esclavage a autrefois déshonoré les républiques des Grecs et des Romains ? » En effet, au droit à l’existence revendiqué pour le peuple par les Montagnards, contre « l’aristocratie de la richesse », les Girondins opposent la liberté absolue de commercer – les Brissotins refusent par exemple le maximum des prix sur les denrées alimentaires alors que l’accès aux subsistances est un problème majeur. Par ailleurs, les Girondins font voter le 8 décembre 1792 la peine de mort contre ceux qui s’opposeraient à la libre circulation des denrées (c’est-à-dire la dérégulation totale).  Mais les Girondins, loin sans faut, ne représentent pas un bloc homogène – pas plus du reste que les Montagnards. Ils se divisent à l’occasion du procès du roi. Oui, Louis XVI a bénéficié d’un véritable procès. Arrêté le 10 août, son jugement commence en décembre et il est exécuté le 21 janvier 1793. Le roi est défendu par trois avocats et les députés sont divisés. Le verdict n’est assuré ni dans un sens ni dans l’autre, ce que craint le peuple par ailleurs. Depuis des mois, de toute la France, les sociétés populaires exigent que l’assemblée juge le roi – oui oui – et espèrent une condamnation. Les citoyens du Grand Ouest, de Provence, écrivent qu’il est « l’infâme Capet », « un roi traître et parjure » (voir Peyrard), « Le traître qui a fait couler le sang des Français. » Les Girondins veulent mettre en accusation l’intervention populaire du 10 août et faire un « appel au peuple ».

Mais les adresses populaires à la Convention … condamnent l’appel au peuple. Car les modérés ont réinvesti les sections – des circonscriptions électorales et la guerre civile menace de prendre un nouveau tour – ah, l’Histoire de France…

Quatre questions sont posées pendant le procès et contrairement à une idée largement répandue, certains Girondins votent aussi la mort du roi et sans sursis. De surcroît, les Girondins craignent une amplification de la guerre – qu’ils ont déclenchée –, les résultats étant pour l’heure catastrophiques – les armées sont commandées par des officiers contre-révolutionnaires ou des « monarchiens » – La Fayette s’est rendu aux Autrichiens. Mais les Girondins ne frappent pas. Au début de l’année 1793, la Droite est chahutée : les adresses des sociétés populaires à la Convention demandent la révocation des « appelants au peuple » et des députés qui n’ont pas voté la mort du roi.

Les frontières sont sur le point de céder et tout le monde a en-tête les autres révolutions, en Europe, dépecées par des interventions militaires étrangères. La Convention décrète la levée de 300 000 hommes dont certains critères se révèlent arbitraires – veufs sans enfants, célibataires. Bientôt l’anti-révolution rejoint la contre-révolution : le Grand Ouest se soulève autour d’un épicentre, la Vendée, qui n’avait déjà pas appréciée les mesures antireligieuses et contre le clergé réfractaire. L’armée catholique et royale (c’est son nom) de Vendée massacre à tours de bras – oui oui, c’est ainsi que cela a commencé, sauf à considérer qu’enterrer vivants des républicains ou scier les mains d’un président de district avant de le perforer de part en part à coups de baïonnettes relèvent de l’acte anodin – et ouvre un front intérieur qui ne se refermerait pour partie qu’en décembre 1793 au prix de massacres des deux côtés et de 150 000 morts – c’est peut-être un minimum –, de part et d’autre – le soi-disant « génocide vendéen » est une fiction. Coup de Semonce : le 18 mars 1793, le Général Dumouriez, vainqueur à Jemmapes, subit une lourde défaite à Neerwinden – il n’avait pas su profiter d’un avantage considérable. Les Girondins le protègent jusqu’au bout. Jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à sa trahison avérée. Dumouriez, farouchement opposé à la République, passe à l’ennemi et prépare un coup d’État. Il livre même aux Autrichiens les commissaires envoyés par la Convention et Beurnonville, le Ministre de la Guerre. Ses hommes refusent de le suivre et il est contraint à la fuite. Une trahison qui fragilise également l’équivoque Danton, député montagnard corrompu, ami de Dumouriez. Les Girondins sont contraints d’accepter des mesures qu’ils avaient jusque-là refusé : le tribunal révolutionnaire, le comité de salut public – 6 avril – ou encore le maximum des prix. Les Girondins essaient donc de faire vaciller la mouvance démocrate. Ils font mettre Marat en accusation. « L’Ami du peuple » ne se défausse pas : il est acquitté – 24 avril – et est porté en triomphe. Qu’à cela ne tienne, les « brissoteurs de démocratie » (voir Leuwers) pour reprendre le mot de Camille Desmoulins adoptent une ultime stratégie. Contrairement à une idée largement répandue, notamment par des intellectuels médiatiques qui se disent « girondins » mais sans avoir jamais lu une source girondine, les Girondins étaient très favorables à un pouvoir exécutif central très fort – un pouvoir centralisé. Le projet de Constitution présenté par Condorcet, girondin éminent, en est une illustration. Centralisateurs, conservateurs, et adeptes du libéralisme économique. Mais mis en échec par la Commune insurrectionnelle de Paris, les Girondins jouèrent la carte des notables de provinces contre le mouvement populaire – en clair, ils excitèrent les propriétaires dans les départements en agitant des arguments foncièrement « réactionnaires » dirions-nous aujourd’hui. Par ailleurs, ils souhaitaient une force armée venue des départements justement, stationnée autour de l’Assemblée pour, le cas échéant, mettre à bas dans le sang les révolutionnaires parisiens – ceci explique cela… De surcroît, les Girondins avaient continué à appliquer la loi martiale votée en octobre 1789, c’est-à-dire la possibilité légale pour les officiers municipaux de tirer sur la foule à l’occasion de rassemblements suspects – celui des républicains pétitionnant sur le Champ-de-Mars sans armes à l’initiative des Cordeliers le 17 juillet 1791 par exemple – ou dans le cadre des révoltes frumentaires – le philosophe « girondin » mais de Gauche anarchiste (contre-sens historique vous l’aurez compris) n’en parle pas sur les plateaux de télévision… Évidemment, la violence girondine contre la mouvance populaire avait généré une hostilité incommensurable à l’encontre des Brissotins. La Convention créa donc une commission extraordinaire, dite « Commission des douze », chargée de prévenir des complots – la vie de députés girondins était désormais en jeu, le journaliste Hébert par exemple appelant au meurtre. Les Brissotins se servirent de la Commission pour tenter d’épurer le mouvement populaire parisien, cette commission comptant… onze députés girondins. Mais les clubs jacobins de province réclamaient depuis longtemps des mesures sociales et d’exception, les mêmes que portait le peuple de Paris – les Antipolitiques d’Aix par exemple, réclamaient un tribunal populaire depuis août 1792 et depuis 1790, n’avaient de cesse de demander des décrets contre les agioteurs et les accapareurs. Aussi, les Jacobins soutenaient-ils la politique sociale incarnée par les Montagnards. C’est le moment de le préciser, contrairement – encore – à une autre idée toujours trop largement répandue, les Jacobins – dont les clubs étaient composés de citoyens – ont créé un système politique TRES décentralisé – mais cela mériterait au moins un article comme celui-ci. Par ailleurs, la politique conservatrice et libérale des Girondins, affirmée dès la naissance de la République, leur avait valu l’exclusion du club des Jacobins en octobre 1792 – d’où l’opposition couramment établie entre Girondins et Jacobins –, le réseau étant largement gagné aux idées démocratiques et sociales, aux principes de Gauche.

La dernière passe d’armes est une fois encore initiée par les Brissotins. Précisons préalablement qu’alors que la révocation des députés girondins est exigée par des citoyens – oui, sous la Révolution, on peut révoquer les « mandataires infidèles », à tous les échelons –, un homme s’y oppose : il s’appelle Robespierre. « L’incorruptible », dont ses ennemis disent qu’il fréquente abondamment les maisons de plaisir et a des maîtresses dans tout Paris – mais le philosophe aux lunettes rectangulaires vous parlera du « Robespierre puceau qui n’a pas de bouche » – entend les combattre sur le terrain politique, projet contre projet dirait-on aujourd’hui. Cependant, les Girondins se lancent dans une bataille totale. Vergniaud, l’un de leurs leaders éminents, le grand orateur des Girondins, appelle les possédants à fondre sur le peuple : « Généreux habitants de la Gironde, il n’y a plus un instant à perdre. La propriété est menacée et il faut intervenir sous peine de voir se dissoudre  tout le corps social ! » (8 mai 1793). C’est cependant la charge d’Isnard, le député girondin du Var, parfumeur de Grasse, qui sonne le glas du côté droit – c’est l’expression de l’époque. Sa menace, ultra violente, est une déclaration de guerre au mouvement populaire et démocrate parisien. « Si la moindre atteinte est portée à la propriété dans Paris, nous demanderons à la province d’intervenir militairement. Paris sera rasée ! Et dans quelques années, le voyageur des bords de Seine s’étonnera et se demandera si jamais une ville a existé là. » (25 mai 1793). Il engage une lutte à mort. Les Girondins n’ont jamais été hostiles aux mesures répressives ni à la violence, à partir du moment où elles ne frappaient pas les notables. Ils ne sont pas opposés à Paris parce qu’elle est la capitale, mais parce qu’elle est le foyer de la Révolution populaire, fer de lance d’une République démocratique et sociale, où l’on entend que la liberté des riches en général, des propriétaires en particulier, ne soient pas un obstacle à celle des pauvres, que l’on veut sortir de l’indigence. La diatribe d’Isnard est l’acte de trop contre l’espérance d’une République sociale.

Le 26 mai, Robespierre appelle le peuple à l’insurrection de la tribune des Jacobins. Le 31 mai, les commissaires des sections de Paris investissent la Convention et exigent la suppression de la Commission des douze, l’exclusion des députés girondins « infidèles » et la mise en place immédiate de mesures sociales. Les députés y voient naturellement un coup de force – y compris dans les rangs de la Montagne. La Convention supprime la commission des douze.

Le 2 juin, comprenant qu’ils n’obtiendront rien sans un véritables coup de force, les insurgés investissent de nouveau la Convention, mais cette fois-ci, ils sont soutenus par le chef de la Garde Nationale, Hanriot, 80 000 hommes et des canons – les forces chargées du maintien de l’ordre prennent le parti du peuple contre les traîtres à la Patrie – qui encerclent l’Assemblée. Les vingt-deux députés girondins jugés « mandataires infidèles » sont immédiatement révoqués. Un homme les protège, il s’oppose à leur arrestation et leur mise en jugement : Robespierre ! Ca non plus, il ne vous le dira pas, le philosophe… Ces « mandataires infidèles » sont simplement assignés à résidence, ils ont interdiction de se rendre dans les départements et de réaliser leur projet de rébellion – insurrection et rébellion ne sont pas la même chose, question de point de vue ? Nonobstant, nombre d’entre eux prennent la fuite, rejoignent les départements et les appellent à se soulever contre la Convention – pas contre Paris, contre la Convention, si elle avait siégé à Marseille, c’eut été la même chose. C’est « l’insurrection fédéraliste ». Par ailleurs, au printemps, les troubles ont déjà commencé en provinces. Les circonscriptions électorales désarment les révolutionnaires de la première heure et réarment les suspects qui avaient été eux-mêmes désarmés par les premiers – c’est criant à Aix et à Marseille. En réalité, ceux que l’on appelle « les fédéralistes », les sectionnaires pro-Girondins, qui dans les villes s’opposent aux Jacobins, qui sont leurs concitoyens, donc des habitants des mêmes villes, crient aussi « Vive la République une et indivisible ! ». Le fédéralisme jacobin fut lui très puissant en Provence. Par conséquent il ne faut pas confondre centralité législative et centralisation.

L’opposition entre « fédéralistes » pro-Girondins et Jacobins pro-Montagnards n’est donc pas une opposition entre partisans de la décentralisation et partisans de la centralisation – des termes pas usités à l’époque –, mais une opposition entre modérés et radicaux, entre partisans d’une République des possédants, d’un régime libéral – les Girondins –, et partisans d’une République démocratique et sociale qui considèrent que l’égalité est constitutive de la liberté, que la liberté est un lien social – les Montagnards.

Les choses sont revendiquées telles quelles au moment des faits par les parties en présence. À l’image de toute la Révolution française, c’est une guerre civile bien sûr, mais c’est une lutte des classes qui se joue – même si les leaders montagnards sont aussi bourgeois que les Girondins. Ce n’est pas « les gentils contre les méchants », ce sont deux projets politiques aux antipodes et c’est factuel – mais encore faut-il se pencher un tant soit peu sur des sources de premières mains.

J’arrive au terme de cette synthèse. Tous ces acteurs ne sont pas des hommes – les leaders oui. De nombreuses femmes sont des protagonistes importants. Qui trouve-t-on chez les Girondins ? Plus précisément, quelles sont les femmes qui soutiennent les Girondins et l’établissement d’une politique conservatrice et d’ordre social ? Madame de Staël, Marie-Anne Charlotte de Corday d’Armont – l’aristocrate que l’on appelle simplement « Charlotte Corday » –, Olympe de Gouges. Cette dernière ne s’est pas battue pour les femmes, mais pour celles de sa classe. Madame de Staël allait écrire longtemps après les évènements et revendiquer le mépris de classe des Girondins. « Dès lors la Révolution changea d’objet. Les gens de la classe ouvrière s’imaginaient que le joug de la disparité des fortunes allait cesser de peser sur eux. » Du côté Gauche aussi il y a des femmes, celles, par exemple, qui votent (si si) dans les assemblées primaires, dans les clubs, aux Cordeliers ou aux Citoyennes républicaines révolutionnaires, comme Pauline Léon, Louise de Keralio, Claire Lacombe, ou, Aux Antipolitiques d’Aix, Madame Rose.

Les Girondins n’emportent pas cette lutte. Le mouvement dit « fédéraliste » est éteint à l’été 1793. Les députés Girondins compromis dans cette rébellion sont jugés, condamnés et exécutés en octobre. Mais après le 10 Thermidor – exécution de Robespierre et ses amis – s’établit la Convention thermidorienne, qui prépare le lit du Directoire, régime oligarchique qui sabre l’essentiel des fondamentaux de 1789 et consacre la République représentative en opposition à ce que les Thermidoriens appellent « la Terreur », « l’anarchie », c’est-à-dire un système dans lequel « le peuple est constamment délibérant » –  la démocratie. Les Girondins reviennent alors dans le jeu politique.

Ainsi, actons deux éléments essentiels pour notre époque. Lorsque des intellectuels de Gauche, philosophes ou femmes et hommes politiques, se revendiquent des Girondins, écrivent que la « Gauche de demain sera girondine », ils parlent de ce qu’ils ne connaissent pas, ils sont ignorants des faits et camouflent leur inculture et leur méconnaissance de la période par un talent rhétorique qui peut convaincre le non initié, ou expriment sans le formuler en ces termes qu’ils sont de Droite. C’est leur droit le plus absolu ! Mais il faut le dire. Ensuite, la majorité de notre classe politique est héritière des Girondins – puis du Directoire – et poursuit leur politique.

Cédons le mot de la fin à Lamartine. Il se lança sur les traces des Girondins, tels Michel Onfray, c’est-à-dire pétris d’admiration pour eux sans savoir qui ils étaient. Lamartine prépare scrupuleusement son Histoire des Girondins (1847), œuvre monumentale en huit volumes qui doit leur être favorable. Mais Lamartine découvre la vérité ; giflé violemment il ouvre les yeux et il couche sur le papier « Les Girondins étaient parfaitement résolus à laisser subsister dans les profondeurs de la Nation toutes les iniquités. Ils voulaient changer qu’après la dictature d’un seul s’établisse la dictature de la richesse de telle sorte que la France au lieu d’avoir un seul tyran en ait maintenant plusieurs milliers. »

 

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

Il est toujours important de le rappeler : le but initial de la Révolution française n’était pas de renverser la royauté, mais de mettre à bas la féodalité et l’absolutisme. La France et « la Grande Révolution » ont essayé et mis en pratique un régime, la monarchie constitutionnelle, désapprouvé par le roi – qui a toujours essayé d’utiliser les moyens légaux, constitutionnels, le droit, pour s’y opposer – et combattu par les « aristocrates ».

Au début de la Révolution, ne dit-on pas « Si le Roi savait » ? Dans les sociétés populaires, ne prête-t-on pas serment de fidélité « à la Nation, à la Loi et au Roi » ?

Louis XVI, roi réformateur (Belissa, Bosc), qui entend, durant la « pré-révolution », faire plier les Parlements et la noblesse, est présenté, au début des évènements, comme « Restaurateur des Libertés » – des libertés antiques perdues selon les convictions de l’époque. Camille Desmoulins, déjà républicain farouche, n’est pas simplement minoritaire, il est isolé ! La monarchie s’est finalement sabordée.

Le Roi de France, devenu roi des Français, n’a en réalité jamais accepté « le nouveau régime » – comme on l’appelle déjà à l’époque. Attaché au principe de la monarchie de droit divin et à l’absolutisme – c’est sur ce dernier point qu’il est en conflit avec la noblesse, et c’est là le point de départ de la « révolte nobiliaire » –, refusant l’idée d’une monarchie constitutionnelle sur le modèle britannique, Louis XVI a combattu activement contre la Révolution et contre son peuple. Le Roi, pourtant soutenu par ce dernier qui, effectivement, entendait que Louis ne soit plus que le « premier des citoyens », au sens romain du terme – Princeps, qui donnerait en français les termes, « prince », « principe », « premier » – et qu’il soit par conséquent à la fois soumis à la loi – pendant la Révolution, le primat du pouvoir va au législatif, l’exécutif exécute – et garant de la Constitution, use des moyens constitutionnels pour bloquer les actes législatifs. Il use de son veto, rejetant bon nombre de décrets : le 12 novembre 1791, il refuse de frapper les émigrés – ces « aristocrates » qui quittent la France pour essayer d’organiser de l’extérieur la contre-révolution. Le 19 décembre, c’est le clergé réfractaire – celui qui refuse la Constitution Civile du Clergé et le serment civique – que Louis XVI protège. De surcroît, le roi achète des députés patriotes – Mirabeau par exemple – et finance la contre-révolution sur sa Liste civile – 25 millions de livres, une somme substantielle alors, lui sont octroyées par la Nation, auxquelles il convient d’ajouter « 4 millions de revenus du douaire de Marie-Antoinette » (Wartelle). Le roi, qui avait voulu au début de son règne qu’on l’appelât Louis le Sévère (Gendron), avait pourtant convoqué les États-Généraux du Royaume pour mai 1789 en espérant mettre au pas cette noblesse qui rêvait d’un avant Richelieu – le Cardinal n’avait-il pas dit en son temps qu’il fallait « rabaisser l’orgueil des Grands » ? Louis XVI avait donné quelques signes d’ouverture – le doublement du Tiers – mais sans prendre d’engagements véritables – notamment sur le vote par tête expressément réclamé. Le monarque, qui depuis le début de la Révolution n’était plus le souverain – désormais c’était le Peuple, lequel se battait aussi contre la bourgeoisie parlementaire qui voulait confisquer sa Révolution et se substituer à la noblesse – n’envisageait absolument pas, même au nom de réformes nécessaires, de renverser le Régime et de se laisser dépasser. Ils sont quelques-uns alors, dans la presse patriote, la presse de Gauche – oui, les temps changent – à dénoncer sa duplicité.

Jean-Paul Marat prévient les complots, annonce, en vain, la fuite de l’été 1791. Oui, le Roi a trahi et pris la fuite. Celui-là même qui n’avait de cesse à dire aux cours européennes de ne tenir aucun compte des – quelques – gages qu’il donnait à la Révolution, quitte Paris avec sa famille dans la nuit du 20 au 21 juin 1791. L’objectif ? Rejoindre à Montmédy le Marquis de Bouillé, le « massacreur de Nancy », puis les alliés de la monarchie, les Prussiens et les Autrichiens, afin de revenir en France à la tête d’armées étrangères et contre-révolutionnaires coalisées, de fondre sur la Révolution et d’être rétabli dans la plénitude de ses fonctions.

Mais voilà qu’il est reconnu par Drouet, le maître de poste de Sainte-Menehould ; il est arrêté à Varennes grâce à la réactivité des Jacobins du village – les Jacobins ne sont pas un club parisien, mais un réseau de sociétés affiliées totalement décentralisé – et ramené à Paris avec les siens – c’est la seconde fois, les Parisiennes et la Garde-Nationale ayant contraint la famille royale à quitter Versailles pour Paris à l’occasion des Journées d’Octobre 1789. Le frère du roi, lui, – le futur Louis XVIII –, a réussi à gagner Montmédy. L’Assemblée crée une fiction, celle de l’enlèvement (décret du 15 juillet). Malgré les aveux mêmes du Roi – il avait laissé une lettre avant son départ, ce qui lui vaudrait d’être moqué par Camille Desmoulins (Leuwers), les Républicains restent minoritaires. Le Réseau Jacobin connaît la deuxième division de son histoire : les derniers monarchiens quittent la société pour créer celle des Feuillants, mais la majorité des clubs du pays reste sur la ligne défendue par celui de Paris. Une ligne du reste ambivalente ; effectivement, les Jacobins sont alors dominés par un courant conservateur, les Girondins – pour l’essentiel gagnés au républicanisme –, et défendent à ce moment une politique plutôt modérée et « légaliste », Robespierre compris. Ainsi, le 16 juillet, les Jacobins retirent la pétition qu’ils avaient signé le matin-même, réclamant l’abdication de Louis XVI (Dorigny) et son « remplacement par tous les moyens constitutionnels ». Les « légalistes » d’aujourd’hui doivent apprendre qu’avec le décret du 15, demander la déchéance du monarque ou pire, sa mise en jugement, était un acte illégal (Dorigny). Mais l’extrême-gauche ne l’entendait pas ainsi ; le club patriote par excellence, celui des Cordeliers, était fermement résolu à réclamer la déchéance du Roi. Les Cordeliers ne retirent pas leur pétition et invitent les républicains à se rassembler avec eux sur le Champ-de-Mars le 17 juillet 1791. Ce jour-là, La Fayette et Bailly ouvrent le feu sur une foule désarmée parmi laquelle des femmes et des enfants. « Le massacre du Champ-de-Mars » est une déchirure sanglante dans le camp révolutionnaire. Le sang du peuple, de son peuple, le roi était tout à fait disposé à le faire couler. La reine également. Marie-Antoinette, « l’Autrichienne », écrivait à son frère en ces termes : « Le meilleur service que vous puissiez nous rendre c’est de nous tomber immédiatement sur le corps ». Quant au roi des Français, n’écrivit-il pas « L’état physique et moral de l’armée française est tel qu’elle est incapable de soutenir même une demi-campagne » – c’est-à-dire trois mois ? Le roi espère la guerre, il l’attend, et c’est « le ministère girondin » qui lui donne l’occasion de la déclarer le 20 avril 1792 au roi de Hongrie et de Bohême, le futur Empereur d’Autriche François II ; le jeu des alliances européennes fait le reste. La guerre déclarée, des généraux contre-révolutionnaires peu désireux de l’emporter à la tête des troupes, permettent à Louis XVI d’envisager sereinement une prompte défaite française. De surcroît, son hostilité au nouveau régime est de plus en plus assumée, son entourage de plus en plus zélé. Déjà, le 28 décembre 1791, les Jacobins de Caen avaient écrit à l’Assemblée Nationale : « Une coalition funeste prépare la ruine de l’empire, tandis que les déserteurs de la France arborent, contre la patrie, l’étendard de la rébellion, des prêtres séditieux […] ». Alors que l’émigration des aristocrates inquiète les patriotes et que le clergé réfractaire représente une véritable menace, les Jacobins de Caen s’alarment de la complaisance de Louis XVI et de ses veto. En ces temps, les citoyens réunis dans les clubs patriotiques, ou sociétés politiques – bientôt sociétés populaires –, exercent un véritable pouvoir politique, une pression forte sur les élus.

Loin du mythe de « la Révolution bourgeoise », la Révolution française expérimente la « démocratie directe » – tautologie.

Les patriotes caennais se font menaçants lorsqu’ils s’adressent aux députés, tout en rappelant le rôle limité du monarque – souvenons-nous, il n’est plus le souverain – :

« Et le monarque, le délégué de la nation, celui à qui 35 millions pris sur la subsistance du peuple, devrait apprendre sans cesse que son existence n’est que précaire, qu’elle repose sur la tranquillité de l’État et le maintien de la constitution du Royaume… celui-là, dans les circonstances alarmantes, au milieu du péril le plus imminent, ose vous dire, avec le sang froid de l’indifférence, qu’il examinera. […] Qu’il examine qu’un individu roi ne peut pas avoir reçu d’une constitution qui consacre les droits de l’homme, celui d’enchanter toutes les volontés de l’empire, et de paralyser la main qui doit sauver la patrie. Qu’il examine que ses ministres le trompent… que les troupes de ligne ne sont point au complet… que les gardes nationales ne sont point armées… que nos volontaires manquent de tout sur le front. »

Une adresse, comme bien d’autres similaires, qui nous rappelle que les visées démocratiques des hommes et des femmes – les clubs mixtes existent – qui ont inventé la démocratie française et les Droits de l’Homme sont bien éloignées des conceptions « droits de l’hommistes » contemporaines au service d’une démocratie dévoyée qui ose prétendre que l’état de droit ne permet pas d’user des mesures d’exception. Il n’y a pas d’opposition entre droits de l’homme et mesures d’exception, les secondes sont au service des premiers. Les citoyens savent le rappeler aux modérés. « Et vous, législateurs, examinez aussi ; examinez l’état alarmant de la patrie ; elle réclame vos efforts. La France entière fixe sur vous un œil observateur ; elle vous environne de toute sa puissance ; elle attend de vous des prodiges. L’opinion publique a déjà marqué de son fer brûlant les perfides administrateurs qui ont eu l’audace de demander au roi d’anéantir vos plus sages décrets ; elle vous les dénonce comme coupable de haute trahison ; elle vous dénonce les chefs de cette ligue impie qui se fortifie tous les jours par les émigrations. » Avant de conclure : « […] Soutenez votre dignité, messieurs, par l’attitude la plus imposante ; vous êtes les représentants d’un peuple souverain, d’un peuple qui a juré de vivre libre ou de mourir : c’est le cri universel de la nation ; c’est le seul oracle que l’on doive consulter : il est terrible pour les tyrans ; mais il prononce le salut de la France. » Le peuple souverain rappelle à l’ordre ses mandataires.

Les Caennais ne sont pas les seuls à s’adresser aux législateurs et au roi ; les sources démontrent l’inanité du fantasme de « la Révolution parisienne ». La Révolution est française, elle est nationale. Le 1er janvier 1792, les Antipolitiques d’Aix, alors encore capitale des Bouches-du-Rhône, se saisissent de la plume et s’adressent directement au roi, sur un ton qui finit de fracasser l’ineptie de la « révolution bourgeoise », un ton qui n’a rien à envier au marxisme, postérieur.

« Libres sous la protection des Lois, nous Agriculteurs, sans les sueurs desquels il n’existerait ni industrie, ni commerce, ni société, et par conséquent ni princes & rois, nous adhérons de tout notre cœur & de toute notre âme, à l’adresse que tes concitoyens de Caen t’ont écrite. Nous t’invitons, nous te conjurons, s’il le faut, à n’écouter que ta raison & la voix de ta conscience, éloigne pour jamais d’auprès de toi, ces hommes dégradés par les sentiments les plus avilis, & qui achetaient, par les bassesses les plus révoltantes, le droit de nous opprimer. »

Les Antipolitiques sont une société populaire radicale, un club d’extrême-gauche. Cette lettre est l’une des nombreuses qui démontre la sincérité avec laquelle les Français se sont engagés dans la voie de la monarchie constitutionnelle. Ils ont laissé toutes ses chances à Louis XVI. Après la courtoise supplique, la menace : « Règne, mais règne par la Loi, & par ton attachement pour celles qui seront décrétées, c’est le seul moyen de te concilier pour jamais l’amour des Français. » Rien n’y fait, bien au contraire. Les veto se poursuivent, malgré les défaites ; le ministère girondin est remercié le 13 juin, puis rappelé après la journée du 20, au cours de laquelle les citoyens des faubourgs parisiens obligent le roi à se coiffer d’un bonnet phrygien. Cependant, et malgré la Patrie déclarée en danger (11 juillet), le monarque ne fléchit pas ; jaugeant mal la détermination du peuple français, refusant le compromis proposé par la Gironde (Dorigny) – laquelle se sert du peuple pour exercer une pression mais lui refuse toute forme d’exercice du pouvoir –, le roi des Français se sabre lui-même. Le Duc de Brunswick, auquel on a pensé pour remplacer Louis XVI sur le trône de France, achève ce dernier autant qu’il s’exclut lui-même du jeu politique ; pensant intimider les Parisiens, il adresse son célèbre manifeste le 25 juillet 1792, « […] rendant personnellement responsables de tous les événements, sur leurs têtes, pour être jugés militairement, sans espoir de pardon, tous les membres de l’assemblée nationale, du département, du district, de la municipalité, et de la garde-nationale de Paris, juges de paix, et tous autres qu’il appartiendra ; déclarant en outre leurs dites majestés, sur leur foi et parole d’empereur et de roi, que si le château des Tuileries est forcé ou insulté ; que s’il est fait la moindre violence, le moindre outrage à LL. MM. le roi et la reine, et à la famille royale ; s’il n’est pas pourvu immédiatement à leur sûreté, à leur conservation et à leur liberté, elles en tireront une vengeance exemplaire et à jamais mémorable, en livrant la ville de Paris à une exécution militaire et à une subversion totale, et les révoltés, coupables d’attentats, au supplice qu’ils auront mérité. » Brunswick, Louis XVI et Marie-Antoinette obtiennent la réaction exactement opposée à celle escomptée : la ferveur patriotique et le feu révolutionnaire parisiens sont d’autant plus ravivés. Les citoyens sont prêts à mourir pour leur liberté, à tout sacrifier pour la Patrie, d’autant qu’ils savent que les fédérés, des bataillons armés venant des départements – parmi lesquels celui des Marseillais qui fait remonter Le chant de guerre de l’armée du Rhin, composé par Rouget de L’Isle, bientôt L’hymne des Marseillais – se dirigent vers Paris. La Nation est en marche. Quant aux Girondins, par la voix de leur chef de fil, Brissot, ils refusent le 26 juillet la déchéance du roi (Dorigny) pourtant réclamée par de nombreuses sociétés populaires du pays ; républicains, les Girondins n’en sont pas pour autant démocrates. Alors qu’ils dominaient le réseau jacobin, les voilà discrédités. Les Girondins ne participent pas à la journée du 10 août.

Ce 10 août, les Fédérés, les Faubourgs parisiens et le club des Cordeliers marchent sur les Tuileries. Parmi les insurgés, Danton – à l’Hôtel de Ville (Wolikow) –, Desmoulins. Le bataillon des Marseillais compte deux Aixois, membres de la société des Antipolitiques ! La famille royale obtient de quitter le palais et se réfugie dans la Salle du Manège, où siège l’Assemblée. Celles et ceux qui vous parlent d’un massacre, d’abominations (réelles et incontestables) commises par les révolutionnaires oublient étonnamment de vous préciser que ces horribles fédérés… proposent aux Suisses la fraternisation !

S’adressant à eux en frères, ils entrent dans la cours du Palais. Les Suisses leur répondent en ouvrant le feu et font 400 morts ! Ils se feraient alors massacrer. Pourtant, un insurgé ramènerait l’un de ses suisses blessés à l’Assemblée, signifiant qu’il voulait fraterniser avec lui.

Alors que la monarchie française vient de trébucher aux Tuileries, le Peuple fédéré se présente à l’Assemblée : il entend désormais imposer et arracher ce qu’on lui refuse. L’Assemblée est contrainte de reconnaître la Commune insurrectionnelle de Paris (Ducoudray). Les sociétés populaires du pays et la Commune détiennent un véritable pouvoir. L’assemblée Législative, qui avait refusé la mise en accusation de La Fayette le 8 août, suspend le roi le 11, nomme un conseil exécutif provisoire – Danton devient Ministre de la Justice et lance sa célèbre charge « Le tocsin qu’on va sonner n’est point un signal d’alarme, c’est la charge sur les ennemis de la patrie. Pour les vaincre, il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et la France sera sauvée ! » – et se voit obliger de convoquer des élections pour élire une nouvelle constituante : la Convention. C’est un combat de la légitimité contre la légalité qui vient de s’opérer ; c’est en passant par-dessus le droit que le peuple obtint enfin gain de cause, au prix du sang versé de part et d’autre. Suivent trois moments clés : le 20 septembre, Kellermann (et Dumouriez) obtient une victoire décisive à Valmy – dont les circonstances sont discutées et discutables – sur les troupes austro-prussiennes commandées par Brunswick. Ce dernier est contraint de stopper l’assaut deux fois, surpris par la résistance française (Bertaud), galvanisée par un Kellermann galopant devant ses troupes, un chapeau à plumet tricolore au bout de son sabre, criant « Vive la Nation ! ». Ce 20 septembre s’assemble déjà la Convention. Mais sa première réunion officielle est en date du lendemain ; le 21 septembre, la Convention Nationale décrète l’abolition de la royauté en France ! Le 22, la Convention ordonne de dater les actes de l’an Ier de la République française (Leuwers). Elle serait dite « une et indivisible » – y compris par les partisans du « fédéralisme jacobin » dont Marseille est la pierre angulaire. C’est ainsi que la Première République française est décrétée, c’est ainsi que commence l’histoire républicaine en France. Le combat est amené à s’engager brutalement, la Convention se divisant en trois parties dont deux – aucune ne détient à elle seule la majorité des sièges – se livreraient un duel à mort tant leurs conceptions de cette République étaient antinomiques. Au centre, la Plaine, ou le Marais, représente la part la plus importante. Désormais que les royalistes et les monarchiens sont exclus du jeu politique institutionnel, les Girondins, soutenus par les notables et les riches propriétaires des départements, basculent du centre au côté droit. Ceux que l’on appellerait bientôt les Montagnards, portés par la Commune insurrectionnelle de Paris et les sociétés populaires du pays, siègent sur le côté gauche. Le combat qui s’engage est un duel entre « républicains aristocrates » et « républicains démocrates », selon le mot de Camille Desmoulins, non contesté par les premiers.

 

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia