S’il est couramment et heureusement admis que la Commune fut un mouvement d’insurrection populaire qui porta haut l’idée de la République sociale, il est toujours malheureusement nécessaire de rappeler que la Commune fut animée par une ferveur patriotique et la volonté de défendre la Nation contre les envahisseurs prussiens et les ennemis de l’intérieur, qu’ils fussent « opportunistes » négociant une paix au bénéfice des notables ou monarchistes décidés à rétablir les Bourbon ou les Orléans sur le trône de France. La Commune s’inscrit en effet dans un contexte de grandes tensions européennes, des suites de la confrontation brutale entre la France du IInd Empire et de la puissance continentale qui connaissait alors une émergence diplomatique et militaire fulgurante, confortée par son écrasante victoire contre l’Autriche à Sadowa (3 juillet 1866), la Prusse. C’est en effet sur fond de crise diplomatique que le conflit trouve ses racines. Cela faisait deux ans, en 1870, que le trône d’Espagne était vacant. Le « ministre-président » de Prusse, Otto von Bismarck, proposa alors que Léopold de Hohenzollern-Sigmaringen, cousin du Roi Guillaume, se portât candidat. Un scandale pour la France de Napoléon III, qui se trouverait par-là même encerclée par un puissant rival au Sud et à l’Est, comme aux temps des Habsbourg[1]. Face au risque imminent d’embrasement, Léopold renonça. Voilà Bismarck prêt à démissionner, mais le futur « chancelier de fer » se saisit du refus – « poli », « extrêmement courtois », nous dit Éric Anceau[2] – du roi de Prusse Guillaume d’offrir des garanties au comte Vincent Benedetti, ambassadeur de France, pour inventer une fausse humiliation. La France tombe dans le piège, le « guet-apens prussien[3] » se referme sur elle.

Par ailleurs, Bismarck inscrit son action politique dans un projet pangermaniste : les peuples de culture et de langue allemandes auraient ainsi vocation à se fondre dans l’Empire allemand en devenir. Une conception aux antipodes du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, au principe des nationalités, défendus par Napoléon III. Une tension s’ajoutant à une autre, début juillet 1870, la majorité du corps législatif valide les crédits de guerre réclamés par l’empereur des Français. Le 19 du même mois, la guerre est déclarée à la Prusse !

Napoléon III, soutenu dans son offensive par le peuple français, prend la tête de ses armées, c’est un Bonaparte. Des soldats qui prennent le chemin du champ d’honneur presque « la fleur au bout du fusil ». Les Italiens, qui ne pardonnent pas à Napoléon III d’avoir pris contre eux le parti de la papauté en 1864[4], n’entrent pas dans le conflit. Les premières défaites annoncent le désastre à venir… Après l’enfermement du général Bazaine dans Metz, l’empereur et le maréchal Mac Mahon sont encerclés dans la cuvette de Sedan. Le 1er septembre, les troupes françaises sont écrasées, Napoléon III, qui chercha en vain la mort, survécut. « Monsieur mon frère, écrivit-il le 2 septembre à Guillaume abasourdi que l’empereur fût parmi ses hommes, n’ayant pu mourir à la tête de mes troupes, il ne me reste qu’à remettre mon épée entre les mains de votre majesté. » La nouvelle allait rapidement parvenir à Paris. L’opposition républicaine fond dans la brèche, le peuple de Paris s’agite le 4 septembre devant le Palais Bourbon, accompagné de députés comme Jules Favre et Jules Ferry, et voilà que Gambetta proclame la République sur le parvis de l’Hôtel de Ville. « Français ! Le Peuple a devancé la Chambre, qui hésitait. Pour sauver la Patrie en danger, il a demandé la République. Il a mis ses représentants non au pouvoir, mais au péril.
La République a vaincu l’invasion en 1792, la République est proclamée. La Révolution est faite au nom du droit, du salut public. Citoyens, veillez sur la Cité qui vous est confiée ; demain vous serez, avec l’armée, les vengeurs de la Patrie ! » Gambetta s’inscrivait donc directement dans l’héritage de la Révolution française – encore faudrait-il définir laquelle – convoquant le vibrant écho de Valmy, il annonçait presque la filiation avec les soldats de l’an II ! Pour autant, cette IIIème République était alors fragile. Les monarchistes, toutes tendances confondues, se tenaient en embuscade. Quant aux républicains libéraux, « modérés », ils se rangeaient à l’avis des premiers : la paix et – pour ? – l’ordre social. Bismarck, qui souhaitait une paix rapide pour installer l’Empire d’Allemagne, voulut non seulement un gouvernement légal – il n’était pas question de voir cette paix et ses conclusions contestées par une France en capacité militaire de prendre sa revanche – mais en plus favorisa l’établissement… de la République !

Effectivement, on ne répète pas assez que le « chancelier de fer » y avait tout intérêt, car cela lui permettait d’isoler diplomatiquement la France prise en étau entre les monarchies européennes. Une République aux mains des royalistes faut-il le rappeler[5] ? Une « République bourgeoise » s’installait, car portée par des « opportunistes », présidée par le très libéral Adolphe Thiers, lesquels rêvaient d’un régime des possédants, une République contre le peuple, comme la pensèrent jadis les Girondins.

Mais c’était sans compter sur l’acharnement patriotique de Léon Gambetta d’une part, et sur les radicaux, les démocrates, les socialistes, les communistes, les anarchistes, bref, les « Républicains de gauche » d’autre part, en effervescence dans la capitale, qui allaient proclamer la Commune.

  1. La défense de la Patrie

Gambetta : organiser la riposte

        Paris est assiégé. Son gouverneur militaire, Trochu, est dépassé autant par les évènements que par un républicain du Cabinet, Léon Gambetta.  Le 7 octobre, l’épisode est célèbre, il quitte Paris en ballon pour Tours afin d’y organiser la riposte. Il devrait par la suite prendre la direction de Bordeaux. Ses efforts considérables lui permettent de lever quatre armées et onze camps de volontaires dans tout le pays. Une mobilisation acharnée qui pourrait repousser les Prussiens de l’autre côté du Rhin, Bismarck en a conscience. Mais la capitulation de Bazaine le 27 octobre – il livre ainsi une armée de 170 000 hommes[6] – et la volonté du gouvernement de s’accorder avec l’envahisseur pour conclure une paix rapide font voler la stratégie d’union nationale de Gambetta, désormais très suspicieux à l’endroit des officiers monarchistes et des républicains « pacifistes ». Par ailleurs, on meurt de faim dans Paris bombardé.

Le peuple de Paris : le refus de la défaite et la crainte de la Restauration

            Les scènes de guerre et de misère sont terribles. Pour autant, le courage de nombre de Parisiens, qui voient défiler l’ennemi vainqueur, ne faiblit pas. Comble de l’humiliation, le IIème Reich, l’Empire d’Allemagne, est déclaré le 18 janvier 1871 dans la Galerie des Glaces à Versailles, après la proclamation de Guillaume de Prusse empereur. Si les élections législatives donnent une très nette majorité aux partisans du roi, quatre-cent monarchistes – légitimistes et orléanistes –, « soit environ deux-tiers des sièges », font face à environ deux-cent républicains, « […] du centre gauche à l’extrême-gauche[7] », signe d’une lassitude de la guerre dans le pays, la ferveur patriotique reste intacte dans Paris, bien décidée à défendre la Patrie. Nonobstant, l’armistice est signée le 28 janvier et Jules Simon, qui a rejoint à Tours celui qui deviendrait « le commis-voyageur » de la République, lui fait savoir que « le gouvernement veut renoncer à la guerre afin d’organiser rapidement des élections et désigner une assemblée qui aura compétence de négocier le traité de paix avec l’Allemagne[8]. » Dès lors, la « République bourgeoise[9] » qui s’installait n’aurait de cesse de prendre une série de mesures conservatrices, de provocations à l’encontre des républicains sociaux et des démocrates.

La volonté de confisquer les canons de la Butte-Montmartre et l’insurrection populaire

            Le traité de Francfort avait cédé l’Alsace et une partie de la Lorraine, les départements mosellans notamment, à la jeune nation allemande – une cession qui ne serait pas sans conséquences en 1918, alors que ces départements reviendraient à la République française, désormais laïque.

L’Assemblée monarchiste prit des mesures « perçues comme une succession de provocations : le 15 février, elle supprime la solde de la Garde nationale composée de volontaires ; le 10 mars, l’Assemblée vote la fin des moratoires sur les loyers et les effets de commerce ; de surcroît, elle décide que désormais elle siégerait à Versailles. Adolphe Thiers, qui dirige le Gouvernement, ordonne le 18 mars la confiscation des canons financés par les Parisiens pendant la résistance au siège.

Ces canons avaient été mis à l’abri des Prussiens sur la Butte Montmartre par la Garde nationale, en prévision de leur entrée dans la capitale[10]. » Afin de les récupérer, Thiers fait donner la troupe : le Général Lecomte entend ouvrir le feu sur les insurgés, mais ces derniers sont ralliés par des soldats. Lecomte et le général Clément-Thomas, reconnu par des insurgés, l’un des « bourreaux » qui réprima dans le sang la Révolution de 1848, sont fusillés, malgré les efforts du jeune maire du XVIIIème arrondissement de Paris qui essaie alors d’endiguer la violence, un républicain radical, Georges Clemenceau.

  1. L’élaboration d’un « programme » laïque et social

La proclamation de la Commune et l’héritage du Paris révolutionnaire

        Dès lors, le mouvement populaire porté par la gauche républicaine et la Garde Nationale, mouvement de défense de la Patrie, se mue en mouvement politique. Ces hommes et ces femmes, enivrés par le souvenir de la « Grande Révolution », du Paris phare de la Révolution, convoquent des élections. Le 26 mars 1871, la Commune est proclamée. Là encore, l’héritage revendiqué est une évidence pour les contemporains. Souvenons-nous : au lendemain du 10 août 1792, alors que les fédérés des départements, les Cordeliers, les sections parisiennes avaient fait trébucher la monarchie aux Tuileries, l’avant-garde révolutionnaire de la capitale s’était constituée en Commune insurrectionnelle. Cette Commune insurrectionnelle qui vit le jour à l’été 1792 s’était imposée en pouvoir concurrent de la Convention – la première Assemblée nationale républicaine en France – exerçant, en lien avec les sociétés populaires du pays, des pressions permanentes sur les députés et les « mandataires infidèles ». La Commune de 1871 était donc l’arrière-petite fille de la Commune insurrectionnelle de Paris de 1792-1794. Du mouvement politique patriotique au « programme » laïque et social, il n’y avait qu’un pas à franchir.

Qui sont les Communards ?

            Nous l’avons compris, les Communards sont d’abord les patriotes parisiens mus par la volonté de défendre la Nation et craignant un retour à la monarchie. Bien que partageant un socle de principes et de valeurs, leurs nuances politiques et leur sociologie n’en sont pas moins variées. Radicaux – entendre « républicains radicaux », par opposition aux républicains « modérés », les libéraux, c’est-à-dire ce que l’on appellerait les républicains « opportunistes » –, socialistes, communistes, anarchistes, ces militants sont des hommes et des femmes issus du mouvement ouvrier, des syndicalistes, mais également des étudiants, des « progressistes » de la petite et moyenne bourgeoisie.

Contrairement aux opportunistes dont sont notamment Ferry et… Gambetta, les radicaux et les différentes mouvances inspirées du socialisme qui constituent la gauche du bloc républicain entendent que le régime ne fût pas celui des notables et que les ouvriers ne fussent pas simplement considérés comme une force d’appoint dans la nécessaire alliance du peuple et de la bourgeoisie pour établir la République française[11]. La gauche qui court des radicaux aux anarchistes – au sens où on l’entendait au XIXème siècle – exige une république démocratique et sociale.

Les opportunistes revendiquaient donc l’héritage des Girondins, « républicains aristocrates » et conservateurs[12], la « bonne révolution de 1789 », alors que les républicains de gauche s’inscrivaient dans la filiation des Montagnards, des sociétés populaires et de la Commune insurrectionnelle de Paris qui firent enfin basculer la Révolution dans un sens plus social et démocratique en 1792, et plus encore en 1793. Pour autant, droite et gauche du « parti » républicain voulaient raviver l’œuvre de laïcisation de « la Grande Révolution » et de ce point de vue-là, la Commune fut une tête de pont, une avant-garde offensive.

Le ciment anticlérical et laïque, fondement de la libre pensée

        L’anticléricalisme est un composant essentiel de la pensée républicaine en France. Par ailleurs, le républicanisme français ne s’est jamais privé d’attaquer frontalement la religion. Anticléricalisme, blasphème, rationalité sont évidemment un triptyque qui porte la pensée libre, dont l’École est le temple, nous allons y revenir. Ce ciment anticlérical et laïque est au cœur du projet de république démocratique et sociale des Communards.

Effectivement, la Commune établit un projet audacieux et farouchement anticlérical. Les Communards publièrent des textes proprement révolutionnaires. Ce programme prévoyait que le budget des cultes fût supprimé. Relevons que cette proposition avait été portée dès novembres 1792 par le Conventionnel montagnard Cambon, et finalement actée par une loi de la Convention dite « thermidorienne » en septembre 1794.

Par ailleurs, le projet communard décrète que l’Église est séparée de l’État, ce qu’avait fait la Révolution française[13] !  Le « programme » de la Commune exige également que les biens religieux soient déclarés « propriété nationale » – là encore, c’est une imitation d’un décret adopté dès les premiers mois de la Révolution[14]. De surcroît, poursuivant le souhait de Victor Hugo[15], l’École est pensée libérée de l’emprise de l’Église. Un projet qui ne vit pas le jour puisque l’armée des Versaillais ensanglanta la Commune pendant une semaine.

L’École laïque, berceau de la République sociale

        Le savoir, c’est le pouvoir. Ce serait un doux euphémisme que d’affirmer que démocrates sociaux et conservateurs libéraux, que révolutionnaires et réactionnaires, avaient déjà parfaitement intégré cette réalité, les premiers afin de se donner les moyens de transmettre le savoir aux masses, les seconds afin de s’assurer qu’elles en fussent toujours privées, ou au moins écartées. La Révolution française avait fait de l’instruction du peuple une préoccupation première. La multiplicité des projets d’instruction de la Convention l’attestent autant que les missions des sociétés populaires dans tout le pays, dans lesquelles on apprenait à lire, à comprendre la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, écrite dans la langue de la liberté, le français ; on y faisait l’apprentissage des lois ou l’on apprenait à combattre, au nom de la Déclaration, à combattre les lois et décrets « anticonstitutionnels[16] ».

Les débats de 1850 autour de la loi Falloux avait permis au « parti » républicain d’établir clairement, par la voix du député Victor Hugo, un lien indéfectible entre république sociale et république laïque. Hugo, qui réclamait L’instruction primaire obligatoire et laïque, exigeait en même temps que l’enseignement public fût donné et réglé par l’État[17], là où le comte de Falloux voulait mettre fin à son monopole, Hugo poursuivant  « L’État n’est pas et ne peut pas être autre chose que laïque. »

La Commune avait estimé à son tour que dans un État laïque, une Nation laïque, non-seulement l’École de la République française devait être un espace neutre du point de vue de la manifestation confessionnelle, mais en plus qu’elle ne pouvait être autre chose que le sanctuaire de la République laïque, le Temple de la Raison, le lieux de l’instruction d’excellence et de l’éducation du citoyen à l’idéal laïque !

        Les Versaillais eurent raison de la Commune au cours de la tristement célèbre « semaine sanglante[18] » ; 20 000 personnes furent massacrées, la Commune fut achevée au cimetière du Père Lachaise. Alors que la « République bourgeoise » allait rester aux mains des monarchistes jusqu’en 1877[19] et que Mac Mahon ne démissionna qu’en janvier 1879[20], la République sociale et laïque semblait s’éloigner encore. Cependant, le « programme » de la Commune devint un nouveau point de références des républicains-démocrates, dans la filiation directe de la Révolution française et dans l’héritage du projet porté jadis par la Montagne et le grand mouvement des sociétés populaires.

Les Communards, patriotes de la première heure, avait compris ce que la gauche semble avoir oublié aujourd’hui : il ne peut y avoir de République sociale sans République laïque ! Comment penser l’égalité dans un système où le point de référence des normes sociales, politiques et juridiques est la religion, c’est-à-dire un système de croyances irrationnelles et dogmatiques dans lequel le croyant est inféodé à Dieu, dans lequel les fidèles doivent s’en remettre à un clergé – ou des autorités de nature ecclésiastique – et soumis à un pouvoir temporel légitimé par le divin ? Rappelons par ailleurs que la charité et l’aumône ne sont pas une politique sociale…

La libre pensée ne peut souffrir un état théocratique ou assimilé, la République démocratique et sociale ne peut s’épanouir que dans une Nation où la libre pensée est souveraine. C’est ce qu’avait compris la Commune, c’est l’héritage dont nous sommes le glaive et le bouclier. Cédons le mot de la fin à Georges Clemenceau, alors qu’il réclamait à la Chambre, à l’adresse du Président du Conseil, l’amnistie des Communards[21] : « Je vous le demande, où prendrions-nous le droit d’être implacables ? Nous ne pouvons plus invoquer le droit divin. Nous n’avons pas de maître ! Quelle fatalité nous mène ? Faut-il donc que par des chemins divers, républiques parlementaires et monarchies s’acheminent vers les mêmes catastrophes ? »

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

[1] Les études de l’historien du IInd Empire, Éric Anceau, sont sur point précis éclairantes.

[2] Conférence : « La guerre de 1870 », pour le Musée de la Grande guerre ; https://www.youtube.com/watch?v=nYw5Zbb-kf8

[3] Se reporter aux travaux de l’historien allemand Josef Becker.

[4] L’empereur voulut alors rassurer en France les catholiques…

[5] Les royalistes avaient remporté les élections législatives de février 1871.

[6] Éric Anceau, conférence : « La guerre de 1870 », pour le Musée de la Grande guerre ; https://www.youtube.com/watch?v=nYw5Zbb-kf8

[7] Jean-Marie Mayeur, Léon Gambetta, La Patrie et la République, Fayard 2008, p. 133.

[8] Jean-Philippe Dumas, Gambetta, le commis-voyageur de la République, Belin 2011, p. 46.

[9]Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia, article Gambetta ou la théorie de la « République bourgeoise », https://lhistoirealaloupe.com/2020/12/03/383/#_ftnref1

[10] Ibid.

[11] Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia, article Gambetta ou la théorie de la « République bourgeoise », https://lhistoirealaloupe.com/2020/12/03/383/#_ftnref1

[12] Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia, conférence Les Girondins, « républicains aristocrates » et conservateurs, https://lhistoirealaloupe.com/conferences-presentations/ L’expression « Républicains aristocrates » est de Camille Desmoulins, voir Hervé Leuwers, Camille et Lucile Desmoulins, un rêve de République, Fayard, 2018.

[13] Se reporter à la loi du 3 ventôse an III (21 février 1795) ; c’est évidemment le Concordat napoléonien de 1801 qui y mit fin.

[14] Décret du 2 novembre 1789.

[15] Alors député républicain – IIème République –, Hugo avait déclaré à l’Assemblée, dans son opposition à la loi portée par le comte de Falloux « L’État chez lui, l’Église chez elle ».

[16] Par exemple, la division du corps électoral en deux catégories de citoyens, « actifs » et « passifs », sur des bases censitaires, contrevenant à l’affirmation d’égalité en droit proclamée par la Déclaration de 1789.

[17] « Je veux […] la liberté de l’enseignement ; mais je veux la surveillance de l’État. »

[18] Du 21 au 28 mai 1871.

[19] Les républicains avaient remporté les élections législatives des 14 et 28 octobre 1877.

[20] Les républicains venaient de gagner la Chambre haute.

[21] L’amnistie générale ne serait votée qu’en juillet 1880.

Pour passer l’histoire à la loupe, il y avait un site, ce site ; maintenant il y a une association. Le Cercle Laïque d’Animation et de Formation d’Éducation Populaire et Sportive (CLAFEPS), dont le nom cible bien les objectifs affichés et à tenir, est enfin paru au Journal Officiel. Nous avons créé cette association pour que vous, citoyens et/ou associations, puissiez partager notre passion de l’Histoire, notre combat pour la République française laïque, démocratique et sociale, dans les règles de l’art. Après un petit contre-temps, nous vous prions de nous en excuser, il ne reste plus qu’à ouvrir le compte en banque, vous pourrez alors nous adresser vos adhésions. D’ici là, réservez votre matinée du 23 janvier 2022 pour notre premier « Petit déjeuner de l’histoire« , où nous plongerons dans les Commentaires sur la guerre des Gaules de Jules César. (10€ pour les adhérents au CLAFEPS, 20€ pour les non-adhérents).

Entendons-nous bien, par « histoire d’aujourd’hui », il n’est nullement question de cette « vogue » de « l’histoire du temps présent », qui relève du non-sens, mais de s’interroger sur les échos dans notre propre contemporanéité de la Révolution française, de son potentiel, notamment politique. Ce préalable posé, suit mon échange à bâton rompu avec Yanis Kuyukan, étudiant en Master II d’Histoire contemporaine, dans le cadre de l’un de ses séminaires de recherche. Les questions sont posées en fonction de ce qui lui a été demandé…

Pouvez-vous vous présenter et nous expliquer votre lien avec la Révolution française ?

Je suis essayiste (deux livres publiés[1], le troisième à venir[2]), j’ai été professeur d’Histoire dans le secondaire et je suis militant laïque. J’anime le site de vulgarisation historique – vulgarisation, pas simplification – lhistoirealaloupe.com
Ma passion pour l’histoire politique m’a amené à reprendre mes études après plus de dix ans d’interruption, et sur la Révolution française. Je m’intéresse, dans le cadre de ma recherche, aux dynamiques démocratique et sociale de la Révolution, aux politiques de laïcisation, à l’autonomisation du puissant mouvement populaire. Ma recherche a commencé avec mon Master. J’ai commis un mémoire de MI, La société populaire des Antipolitiques d’Aix Période I : 1er novembre 1790-10 août 1792[3](179 pages), suivi d’un mémoire de MII : La société populaire des Antipolitiques d’Aix Période II : 10 août 1792-8 juin 1793 (388 pages). Ma thèse de doctorat s’intitule Les Antipolitiques d’Aix et leur réseau d’affiliation (1790-1795), une illustration de l’exercice démocratique pendant la Révolution française[4]. Ma recherche est dirigée par Hervé Leuwers, Professeur des Universités à Lille, actuel président de la Société des Études Robespierristes (S.E.R.), dont nous allons reparler. Si je viens tout juste d’obtenir un contrat doctoral, mon travail de thèse effectif a démarré il y a un an déjà.

Enfin, pourquoi avoir choisi la Révolution française ? Je pense que l’on ne se porte pas sur elle par hasard, que le simple intérêt ou la curiosité ne suffisent pas à l’expliquer – sauf peut-être dans de très rares cas. Au préalable, souvenons-nous que notre culture politique contemporaine est directement issue de la Révolution française, dès même les notions de « gauche » et de « droite ».

Si notre système d’organisation est hérité de Napoléon et non de la Révolution, le potentiel démocratique, laïque et social révolutionnaire reste puissant. Cet évènement d’une intensité exceptionnelle, avec des bouleversements qui le furent tout autant sur une décennie – si toutefois l’on fixe les dates extrêmes de 1789 à 1799, ce qui est toujours en débat – fut le point de référence des républicains sociaux et des démocrates au XIXème siècle, y compris en-dehors de France, et jusqu’à la Commune[5], dont le nom est une référence directe et explicite à la Commune insurrectionnelle de Paris de 1792-1794, qui s’était imposée, au lendemain du 10-aout, en pouvoir concurrent de l’Assemblée nationale. Enfin, les architectes de la loi de 1905 étaient convaincus, à tort ou à raison, de parachever la Révolution française.

Toutes ces raisons et mon intérêt pour ces questions, mon engagement sur le terrain de l’Éducation populaire et du combat laïque, m’ont poussé à devenir historien de la Révolution française, à la questionner, non en militant, mais en scientifique, sans trahir ni falsifier les sources bien entendu, ce qui n’empêche pas ma recherche de nourrir mon engagement.

 

Que représente pour vous les annales historiques de la révolution française en tant qu’historien et qu’est-ce qu’elles apportent aux amateurs comme moi et aux professionnels de l’histoire comme vous?

Les Annales Historiques de la Révolution Française (AHRF), des synthèses scientifiques au service de l’historien érudit et de l’amateur éclairé ; les AHRF sont publiées par la S.E.R. en partenariat avec la maison Armand Colin. Elles sont une revue scientifique consacrée à l’étude érudite de la Révolution française. Les numéros – quatre par an – se centrent sur des thématiques différentes, par exemple, celui de juillet-septembre questionne la Révolution dans le quotidien et dans les guerres[6], le précédent était consacré au travail du grand historien Michel Vovelle[7], l’année civile fut ouverte par un numéro qui traitait des royalismes[8]. Les articles – une vingtaine de pages en moyenne – sont écrits par des historiens chercheurs[9] – enseignants ou doctorants – et proposent des analyses et des perspectives de recherche relativement à la période. C’est donc un travail d’enquêteur, érudit, scientifique, qui est proposé. De l’histoire de « première main ». Ainsi, les chercheurs peuvent faire connaitre leur travail, proposer des synthèses ou des éléments parcellaires mais approfondis de l’état de leurs travaux. Le lien entre les historiens de la Révolution française, dans une dynamique de travail en équipe, au-delà de l’étude archivistique, s’en trouve resserré. L’amateur éclairé y puisera des informations fiables et des études fouillées, des analyses précises sur la période révolutionnaire, souvent « maltraitée » – et sur le fond et sur la forme – par les canaux médiatiques, y compris par les intellectuels qui s’y expriment et relaient même des falsifications de l’histoire quand ils n’en sont pas directement les auteurs – je pense ici notamment à Michel Onfray.

 

La S.E.R. n’est-elle qu’une arme de propagande en l’honneur de Robespierre ou fait-elle de l’histoire dite « objective » ?

La S.E.R. [Société des études robespierristes, NDLR] est une société savante ; dans l’expression, le terme important est « savante ». Elle a été fondée en 1907 par Albert Mathiez, le premier historien à avoir mené un travail érudit sur la Révolution française, ce qui lui permit, travail à partir des sources oblige – y compris celles hostiles à « l’Incorruptible » –, de démontrer en quoi Robespierre avait été la pierre angulaire du courant démocratique et social pendant la Révolution française. Dans la Grande Revue d’avril 1920, il publiait un texte, Pourquoi sommes-nous robespierristes ?, dans lequel on peut lire notamment :

« C’est une société [la S.E.R.] historique, un atelier de libres recherches qui a poursuivi son œuvre, j’ose le dire, sans autre préoccupation que celle de la vérité. […] Nous remarquions que les thermidoriens eux-mêmes, depuis Cambon jusqu’à Barras en passant par Barère, avaient déploré amèrement, au temps de l’Empire et de la Restauration, la lourde faute qu’ils avaient commise en renversant avec Robespierre la République honnête, la République véritable. Nous enregistrions leurs mea culpa et nous constations que tous les républicains de la période héroïque, ceux qui connaissaient plus les prisons et les échafauds que les places et les honneurs, avaient vénéré la mémoire de Robespierre comme celle d’un grand patriote qui n’avait jamais désespéré de la victoire et qui avait été l’âme du glorieux Comité de Salut public, comme celle d’un grand démocrate, victime de sa foi, dont ils se proclamaient fièrement les disciples et les continuateurs[10]. »

Ainsi, la S.E.R. entendit dans un premier temps réhabiliter la mémoire et l’œuvre politique de Robespierre à partir de l’étude objective – je reprends le terme de votre question, nous y reviendrons – de l’histoire. La S.E.R. embrasse évidemment tout le champ de la recherche universitaire relativement à la Révolution française et remet depuis 2003 tous les deux ans le prix Albert Mathiez à une thèse de doctorat ou un mémoire de recherche en Master II, écrit en langue française. Je le précise tout de suite, les membres de la S.E.R. ne vouent pas un culte à « Robespierre divinisé » ni ne se réunissent en « cérémonies transcendantales » pour espérer être touchés par l’esprit de « l’Incorruptible » – et moi-même membre de la société depuis janvier dernier, je ne suis pas robespierriste, je suis clairement maratiste, « c’est pire ! »

Quant à la question de l’histoire dite « objective », définissons d’abord clairement les termes du sujet. « Objectivité » est souvent confondue avec « neutralité », la première étant souvent entendue comme la seconde, ce qui me paraît absurde. Effectivement, l’histoire n’est pas neutre et la Révolution française n’est pas non-plus une « matière » neutre, comme le prouvent du reste les nombreux courants historiographiques qui « se disputent » depuis plus de deux siècles[11] – je ne développe pas pour l’heure puisque vous me posez une question liée.

Être objectif, c’est constater l’objet d’étude tel qu’il est, lire sans les filtres propres à chacun et sans tomber dans l’écueil de l’anachronisme, sans prendre l’histoire pour de la sociologie – même si nous utilisons à raison et à dessein des concepts de sociologie – les évènements historiques, et de ce point de vue-là, je ne suis pas certain que le « wokisme » débridé – pour ne pas écrire fanatique – entre dans le champ de l’histoire dite objective. Selon moi, c’est à partir de l’étude factuelle des évènements que l’historien va proposer une analyse scientifique, objective, mais aura nécessairement – et heureusement ? – une lecture – politique – qui elle sera évidemment subjective – ce qui ne signifie pas falsifier l’histoire.

Par exemple, lorsque je regarde historiquement et objectivement l’opposition entre Montagnards et Girondins, je me positionne politiquement du côté des premiers, mais je ne vais pas mentir sur ce qu’ont fait, été et représenté les seconds, ce que fait par exemple Michel Onfray qui, probablement par ignorance, relate de nombreuses inepties sur les Girondins qui, soit écrit en passant, étaient jacobins ! La S.E.R., qui organise chaque année – hors Covid – deux à trois colloques où des universitaires présentent des travaux de recherche érudit, s’inscrit de fait totalement dans le champ de l’histoire dite objective. Elle ne promeut évidemment pas les thèses ubuesques des penseurs contre-révolutionnaires. Lorsque j’écris « ubuesque », je ne suis pas neutre du tout, en revanche, je suis impeccablement objectif, ce que je vais m’évertuer à démontrer dans ma réponse à votre question suivante.

 

Que pensez-vous personnellement du rôle de Robespierre sur les massacres de Vendée ?

Les massacres de Vendée ? Est-il question des massacres de républicains commis par les royalistes vendéens ? Quand on parle de massacres en Vendée – certains se sont même imprudemment risqués à évoquer un génocide[12] –, on fait souvent allusion aux « colonnes infernales » de Turreau en janvier 1794, qui commirent des atrocités, mais l’on omet – pour ne pas écrire occulte – systématiquement les atrocités des insurgés vendéens qui allaient former l’Armée catholique et royale, omission d’atrocités commises depuis le 3 mars 1793, ce qui n’est pas très… objectif ! La levée en masse décrétée en février 1793 était le déclencheur d’une insurrection dans le grand ouest – et dont la Vendée était l’épicentre – qui allait se faire rencontrer l’anti-révolution et la contre-révolution[13], dans une partie du territoire qui avait déjà manifesté peu ou prou son hostilité à la Révolution, son attachement au roi et aux prêtres réfractaires. L’insurrection de Cholet le 3 mars 1793 se solde par l’assassinat d’un garde-national.

Les Vendéens massacrent les patriotes dans les villes et les villages. Des républicains sont enterrés vivant ici, subissent là le « chapelet vendéen » – ce qui consistait à installer au bord d’une douve des hommes et des femmes attachés les uns aux autres, et à en pousser quelques-uns, au besoin aidés d’une baïonnette ou d’une fourche par exemple. On n’évoque jamais ces massacres-là, lesquels ont duré des mois ! Le 20 mars, les corps administratifs de Nantes évoquent « des rebelles qui ont pillé, volé, dévasté, brûlé et massacré […] avec toute la rage qui inspire le fanatisme », « […] animés de passions si violentes qu’il est impossible de leur faire entendre raison », ce qui impliquait la nécessité de la force. Les premiers mois, « les bleus » – les armées républicaines, qui portent une veste d’uniforme bleue – n’ont de cesse de fuir devant « les blancs » – les paysans du bocage portant la cocarde blanche, symbole de ralliement à la royauté. Le 5 mai, Quétineau fit lever le drapeau blanc à Thouars pour éviter à ses hommes et aux habitants de la ville d’être massacrés.

Quasiment jusqu’à l’été, les armées régulières bleues fuient en poussant des « cris d’effroi » tant le fanatisme des « rebelles » de l’armée catholique et royale leur inspire la terreur[14]. Par ailleurs, l’armée catholique et royale, en coordination avec le gouvernement de Pitt, tente de prendre les villes côtières de façon à faire entrer les armées anglaises sur le territoire national. Dans ce contexte précis et celui des massacres à la chaîne perpétrés par les Vendéens, la Convention, qui a connaissance tardivement de cette guerre civile, proclame un décret le 19 mars, dont l’article VI stipule : « Les prêtres, les ci-devant nobles, les ci-devant seigneurs, les agents et domestiques de toutes ces personnes, les étrangers, ceux qui ont eu des emplois ou exercé des fonctions publiques dans l’ancien gouvernement ou depuis la révolution, ceux qui auront provoqué ou maintenu quelques-uns des révoltés, les chefs, les instigateurs, et ceux qui seraient convaincus de meurtre, d’incendie et de pillage subiront la peine de mort[15] […]. » Petitfrère ne manque pas de faire justement remarquer que « n’ayant d’autre alternative à la mort que la révolte, elle [la mesure] nourrit l’insurrection au lieu de la calmer[16]. » La Convention, c’est l’ensemble des députés, dont Robespierre, qui siège du « côté gauche » – les Girondins siègent du « côté droit » – n’est que l’un d’entre eux, même si l’est également l’un des plus populaires. Le député montagnard, membre éminent des Jacobins, s’exprimerait avec intransigeance de la tribune du club, le 8 mai 1794, soit quelques massacres plus tard, quelques villages de plus dévastés, pillés, brûlés, par les Vendéens alliés de l’ennemi anglais, lui-même coalisé avec les monarchies européennes qui veulent éteindre le feu révolutionnaire. « Il n’y a plus que deux partis en France, le peuple et ses ennemis. Il faut exterminer tous ces traîtres vils et scélérats, qui conspirent éternellement contre les droits de l’homme et contre le bonheur de tous les peuples[17]. »

Ici, il est essentiel de relever qu’il n’y a aucune opposition entre les Droits de l’Homme et les mesures d’exception, bien au contraire ! C’est justement parce que les Droits de l’Homme sont en péril qu’il est indispensable d’adopter des mesures d’exception et de faire usage de la violence révolutionnaire. A toute fin utile, il faut se reporter aux réflexions de Yannick Bosc, maître de conférence à l’université de Rouen, qui démontre qu’il n’y a pas, pour ceux-là mêmes qui les pensèrent, d’opposition entre la Déclaration des Droits de l’Homme et la terreur[18], une fois encore, bien au contraire ; « La terreur est une conséquence du principe général de démocratie appliquée aux plus pressants besoins de la Patrie [19]. »

Dans le contexte – et la contextualisation est à la base du travail d’historien – d’une violence contre-révolutionnaire extrême, d’une contre-révolution nourrie par le fanatisme religieux et liée aux armées étrangères, Robespierre, qui avait réclamé presque seul l’abolition de la peine de mort durant l’Assemblée constituante, comprend, avec tous les démocrates, qu’il n’y a pas d’autres moyens de sauver la Révolution, la jeune République française, pas d’autres solutions pour installer la démocratie. Barère, un député de la Plaine – le centre de la Convention – percevait les évènements de la même façon ; alors qu’il fit voter le 1er août un décret qui précisait les modalités d’intervention de l’armée commandée par Kléber et dont l’article VIII stipulait « Les femmes, les enfants et les vieillards seront conduits dans l’intérieur, il sera pourvu à leur subsistance, à leur sûreté avec tous les égards dus à l’humanité […][20] », l’écrasante défaite de l’armée de l’Ouest à Torfou le 19 septembre l’amena à durcir considérablement le discours. Le 1er octobre en effet, il dit à ses collègues, de la tribune de la Convention, une proclamation dont l’anaphore est explicite : « Détruisez la Vendée[21] ». Il y établit clairement le lien entre la sauvegarde de la Révolution, de ses principes – et donc la Déclaration très démocratique des Droits de l’Homme de 1793 et la Constitution qui en découlait –, la survie de la République, et l’anéantissement des « rebelles » vendéens, liés de facto avec les Prussiens, les Autrichiens, les Anglais, les Espagnols, avec les ennemis de l’intérieur – rappelons du reste que les Girondins avaient massacré la municipalité favorable aux Montagnards à Lyon ou que les royalistes avaient livré Toulon aux Anglais. Revenons-en au discours de Barère et relevons, sur la forme, qu’il revendique sans mot dire une filiation directe entre la République romaine et la Révolution française, puisque le mot était « emprunté » à Caton l’Ancien qui, au IIème siècle avant Jésus-Christ, s’inquiétant du relèvement fulgurant de la rivale de Rome après la deuxième guerre punique, aurait déclaré au Sénat, Delenda Carthago, « Il faut détruire Carthage ! »

J’ajoute, mais cela mériterait un développement plus conséquent, que Maximilien Robespierre n’entre que le 27 juillet 1793 au Comité de Salut public, que ce Comité n’est pas un gouvernement – c’est-à-dire qu’il n’est pas un organe exécutif – et qu’il n’est pas non-plus autonome. Ce comité, renouvelable tous les mois – il le fut sept fois sur la période qui nous intéresse ici – était ce que nous appellerions aujourd’hui une « commission parlementaire », placée sous le contrôle direct de la Convention.

 

La S.E.R. et les Annales historiques de la Révolution française s’inscrivent-elles selon vous dans un courant historiographique ?

Il existe quatre grands courants historiographiques qui travaillent sur la Révolution française. Commençons par celui dont je me réclame, le courant dit « républicain », ou « jacobin », ou encore « social », voire « socialiste ». Il voit dans la Révolution française un mouvement populaire et social, il prend toute la mesure des enjeux liées à l’autonomisation du mouvement populaire, des combats pour l’installation d’une démocratie et d’une république sociale, les luttes acharnées de « classes ». C’est le courant qui court d’Albert Mathiez à Marc Belissa, de Michel Vovelle à Hervé Leuwers ; c’est le courant historiographique majoritaire au sein de l’Université française et bien entendu à la S.E.R., mais il est ultra minoritaire si l’on prend en compte d’autres cercles, je vais y revenir. La deuxième tendance a des proximités avec l’historiographie « socialiste », c’est le courant dit « marxiste », porté par des historiens comme Albert Soboul ou Georges Lefebvre, ou encore Claude Mazauric. Si bien entendu cette historiographie saisit le potentiel social de la Révolution française, elle y voit surtout et avant tout le moment clé de l’émergence de la bourgeoisie, de la bourgeoisie d’affaire ; une Révolution qui en somme n’aurait pas été assez loin et des « démocrates » qui auraient posé des principes sociaux importants mais dans le cadre restreint d’un système libéral, affirmation s’appuyant sur le fait que les Montagnards – la gauche – n’avaient pas décrété « la loi agraire » – perçue par nombre d’entre eux comme une chimère –, ni mit fin à la propriété – pourtant subordonnée à la théorie du « droit naturel » et donc au « droit à l’existence ».

Le courant dit « marxiste » partage donc paradoxalement une conception défendue par l’historiographie dite « libérale ». En effet, celle-ci estime que la Révolution était une nécessité car il fallait mettre fin aux « abus » de l’Ancien Régime. Le courant dit « libéral » – ou « critique » depuis François Furet – estime qu’il y eut donc une « bonne Révolution », celle de 1789, c’est-à-dire celle qui vit la bourgeoisie mener le processus en tentant de museler le « mouvement populaire », dont elle se servit néanmoins[22] – et une « mauvaise Révolution », celle de 1792, plus encore de 1793-1794, c’est-à-dire dès l’instant où le Peuple mena réellement le processus révolutionnaire, où il parvint enfin à imposer des mesures démocratiques et sociales – les mesures d’exception et la violence sont bien moins frontalement attaquées que le prétendu « centralisme jacobin », qui est une fiction, ou la participation active du peuple dans les affaires de la Cité.

Ce courant historiographique fut porté très tôt, dans les années 1820 déjà, par des auteurs comme Mignet[23] ou Thiers[24] ; Tocqueville s’y inscrit, puis au XXème siècle, des historiens comme Patrice Gueniffey ou des auteurs de « la nouvelle gauche », François Furet par exemple, ou Mona Ozouf. Arrêtons-nous sur ces deux courants historiographiques – « libéral » et « jacobin » – : ils scindèrent idéologiquement, d’autant plus après la Révolution de 1848, le mouvement républicain en deux tendances. D’un côté, les Républicains libéraux, qui revendiquaient 1789-1792, puis l’héritage politique des Girondins, les conservateurs de la Convention, de l’autre, les Républicains démocrates, les courants de gauche – des radicaux aux communistes – qui, sans renier 1789, pensée comme une étape, revendiquaient le moment de bascule que représentent 1792 et s’inscrivaient dans la filiation du « programme » de la Montagne et ses exigences et mesures démocratiques et sociales. Droite – Ferry, Gambetta[25], Favre – et gauche – Clémenceau[26], Jaurès [27], – du « parti » républicain se revendiquaient toutes deux de la Révolution française mais n’en réclamaient pas la même part d’héritage. Enfin, il existe un courant historiographique contre-révolutionnaire qui porte un regard exclusivement néfaste sur la Révolution, jugée mauvaise en elle-même. Porté généralement par des historiens royalistes, nostalgiques de l’Ancien Régime, même les réformes libérales ne trouvent grâce à ses yeux, pas plus que la politique conservatrice des Girondins. C’est de ce courant que sort notamment la fiction du « génocide vendéen[28]». Ce récit historiographique court de l’abbé Barruel, qui voyait dans la Révolution française un complot des philosophes des Lumières, des Francs-Maçons et de « la secte » qui en résulta, les Jacobins, à Reynald Secher, dont je confirme qu’il n’est pas membre de la S.E.R. et n’écrit pas pour les AHRF. Relevons que les courants libéraux et contre-révolutionnaires sont en réalité majoritaires ; majoritaires à l’Académie française, en Droit et en Histoire du Droit, dans les médias, avec des personnalités comme Franck Ferrand, Lorànt Deutch ou Stéphane Bern – les deux derniers cités n’étant pas historiens.

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia
Doctorant en Histoire moderne – Université de Lille – IRHiS

 

[1] La Plume et le Sabre, Deux armes indissociables pour avancer sur la Voie du Guerrier, Éditions Landogne, Collection Savoir, 2016, et Shogun, Introduction à une politique de la guerre dans le Japon des Samuraï, Le Lys Bleu Éditions, septembre 2021.

[2] De la laïcité. Manifeste d’un Libre-penseur, pour L’Harmattan, Collection Débats laïques.

[3] Recherche dirigée par Marc Belissa, Université Paris-Nanterre, 2019.

[4] Ibid., 2020.

[5] Je viens d’ailleurs d’ailleurs de finir un article, La Commune, mouvement patriotique au carrefour du combat laïque et du combat social, pour Adogma, la revue de l’Association des Libres-Penseurs de France (ADLPF).

[6] Vivre la Révolution (1792-1795), AHRF, N°405, Armand Colin, Juillet-Septembre 2021.

[7] La Révolution Michel Vovelle, AHRF, N°404, Armand Colin, Avril-Juin 2021.

[8] Royalismes et royalistes dans la France révolutionnaire, AHRF, N°403, Armand Colin, Janvier-Mars 2021.

[9] Je devrais pour ma part soumettre une proposition d’article au comité de lecture des AHRF d’ici à la fin de l’année universitaire, en vue probablement d’une publication l’an prochain.

[10] https://www.etudesrobespierristes.com/2015/02/23/pourquoi-nous-sommes-robespierristes/

[11] Entendre au sens de la disputation.

[12] Reynald Secher, La Vendée-Vengé, Le génocide franco-français, Perrin, juillet 2006.

[13] La distinction entre les deux notions est de Claude Mazauric, voir notamment Autopsie d’un échec : la résistance à l’anti-Révolution et la défaite de la Contre-Révolution, in Roger Dupuy, François Lebrun (dir.), Les résistances à la Révolution, Paris, Imago, 1987, p. 237-244.

[14] Se reporter notamment à Claude Petitfrère, La Vendée et les Vendéens, publication originale, Folio histoire, 1981, Éditions Gallimard, 2015.

[15] Cité in Claude Petitfrère, La Vendée et les Vendéens, publication originale, Folio histoire, 1981, Éditions Gallimard, 2015, iBooks, pp. 49-50.

[16] Ibid., p. 50.

[17] Cité in Hervé Leuwers, Robespierre, Fayard, 2014.

[18] Yannick Bosc, Robespierre ou la Terreur des droits de l’homme, colloque Henri Guillemain, 2015. https://www.youtube.com/watch?v=D97uswCx9e4

[19] Ibid.

[20] Cité in Claude Petitfrère, La Vendée et les Vendéens, publication originale, Folio histoire, 1981, Éditions Gallimard, 2015, iBooks, p. 45.

[21] Ibid., pp. 45-47.

[22] L’avocat grenoblois Barnave, qui avait affirmé que la « nouvelle répartition de la richesse » imposait « une nouvelle répartition du pouvoir », avait prôné la nécessaire alliance du peuple et de la bourgeoisie.

[23] Histoire de la Révolution française de 1789 jusqu’en 1814, publiée en deux volumes en 1824.

[24] Histoire de la Révolution française, publiée en plusieurs volumes de 1823 à 1827.

[25] Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia, article Gambetta, ou la théorie de la « République bourgeoise », https://lhistoirealaloupe.com/2020/12/03/383/

[26] « Messieurs, que nous le voulions ou non, que cela nous plaise ou que cela nous choque, la Révolution française est un bloc. », discours du 29 janvier 1891, pour justifier le soutien de la censure de la pièce Thermidor, de Victorien Sardou, jouée à la Comédie française.

[27] Histoire socialiste de la Révolution française, publiée en plusieurs volumes en 1908.

[28] Notons que Jean-Clément Martin, le grand spécialiste de « la Vendée militaire », qui admet la notion de « crimes de guerre » relativement aux atrocités des « colonnes infernales », conteste formellement l’usage inapproprié du terme de « génocide ».

Dans l’inconscient collectif national, nous célébrons la victoire du Peuple de Paris sur l’absolutisme royal, la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789. Or, nous célébrons en réalité la fête de la Fédération sur le Champ de Mars, le 14 juillet 1790. C’est la loi du 6 juillet 1880, sous la (jeune) IIIème République, qui établit la fête nationale au 14 juillet, mais c’est le 14 juillet 1790 que l’on commémorait. En effet, la Droite, alors monarchiste de surcroît, refusait catégoriquement de célébrer une insurrection populaire. La célébration de la fête de la Fédération qui mettait à l’honneur le pouvoir militaire muselé par un « aristocrate éclairé » offrait un compromis acceptable.

Retour rapide sur l’événement fondateur. Souvenons-nous que le 12 juillet, l’avocat Camille Desmoulins appelait, au Palais royal, les Parisiens à prendre les armes (Cf. mon post du 12 juillet). Ceux-ci armés, ils ont besoin de poudre et cette poudre se trouve à la Bastille. Une démystification s’impose ici : les citoyens ne vont pas, au préalable, à la Bastille pour ce qu’elle représente (l’arbitraire royal), mais pour des raisons purement pragmatiques. Bien évidemment, parce qu’elle était un symbole de l’absolutisme, la prison où furent récemment incarcérés le marquis de Sade ou le Comte de Mirabeau, fut détruite.

Il faut aussi rappeler que face au dernier coup de force de Louis XVI et de l’aristocratie, la « bourgeoisie parlementaire » avait besoin, pour avancer, d’une insurrection, c’est la raison pour laquelle elle laissa le peuple s’armer, mais il conviendrait par la suite d’essayer de lui récupérer ses armes…

Enfin, des intellectuels au bagout certain mais aux connaissances limitées sur le sujet, , expliquent à la télévision notamment que 1789 c’est déjà violent, que le pauvre marquis de Launay a été décapité, sa tête trimbalée au bout d’une pique. Ce sont ces mêmes intellectuels qui passent sous silence que les insurgés demandèrent que l’on ouvrît les portes de la prison, qu’ils envoyèrent des représentants parlementer et que l’une des réponses du brave de Launay fut de faire tirer sur la foule…

Avançons très vite ; « la Grande Peur » de l’été fut l’origine directe des décisions des 4 et 26 août 1789, et non le « libéralisme » des aristocrates éclairés derrière le Duc de Noailles. Cette « grande peur » d’abord, puis les journées des 5 et 6 octobre qui aboutirent au retour de la famille royale à Paris, suivies deux semaines plus tard par l’Assemblée Nationale, firent comprendre aux notables qu’ils auraient fort à faire avec le peuple, le peuple qui avait compris que l’on essayait de confisquer sa Révolution. En effet, pour les conservateurs « éclairés », les Barnave, Lameth, La Fayette, Mirabeau, il convenait de mettre un terme rapidement à la Révolution et que celle-ci ne fût rien de plus que ce qu’elle avait pu être en Angleterre : un mouvement de notables installant un régime parlementaire favorable aux possédants.

Pour le mouvement populaire et les dirigeants démocrates, les Robespierre, Danton, Marat, Desmoulins, il s’agissait non pas de mettre un terme à la Révolution, mais de mener la Révolution à son terme.

Mais si ce courant est alors majoritaire dans le pays, il est minoritaire à l’Assemblée Nationale, issue des États-Généraux du Royaume. C’est ainsi que le 21 octobre 1789, l’Assemblée Constituante votait la loi martiale. Le principe est simple : lorsque la tranquillité publique est menacée, c’est-à-dire lorsque le mouvement populaire se déploie et revendique, ou cherche à arracher par la force ce qu’on refuse de lui accorder par la loi, on déploie la force armée – la Garde nationale, nous allons en arriver au 14 juillet 1790. Les autorités faisaient étendre le drapeau rouge – son origine n’est pas à chercher du côté des marxistes, mais des conservateurs. Les officiers municipaux ordonnaient la dispersion et après trois sommations, le feu était ouvert sur la foule –même désarmée –, ce que l’on ne vous dit que très rarement dans les médias ou que l’on tait à vos enfants ; on préfère leur dire que « la Terreur » est une restriction des libertés alors qu’en réalité, c’est précisément l’inverse, et que les restrictions des libertés sont orchestrées d’octobre 1789 à, disons août 1792 – si je mets de côté les tentatives girondines pour saigner le mouvement populaire.

La fête de la Fédération le 14 juillet 1790 fut donc le résultat de ce grand mouvement des notables conservateurs qui essayaient alors de museler le mouvement populaire. La Concorde invoquée à l’époque et avancée aujourd’hui est une illusion, l’année 1790 ayant été celle de toutes les ambivalences, des jeux de dupes, de l’étude de l’échiquier et de la confiscation de la Révolution par la noblesse libérale et la bourgeoisie d’affaires.

Effectivement, il faut comprendre que la citoyenneté passait alors par la possibilité de s’armer, par le droit de porter des armes ; se créèrent rapidement des milices. On parlerait dans un premier temps de « milices bourgeoises » ; un décret du 12 juin 1790 – nous nous rapprochons de notre date, ne la perdons pas de vue – indiquait finalement que seuls les « citoyens actifs » – c’est-à-dire, rapidement, ceux qui paient l’impôt – pourraient en faire partie. La chose serait assouplie par la suite. C’est la création des Gardes Nationales. Aussi, le jour anniversaire de la prise de la Bastille, la Nation célébra la fête de la Fédération ; on créa une chimère, celle de tous les Français unis dans le Nouveau Régime. Or, au-delà des divisions que j’ai soulevées dans le camp révolutionnaire entre monarchiens et démocrates, la duplicité royale fut un fait, la contre-révolution s’organisait, et entre les partisans de « l’absolutisme royal » et ceux de « l’absolutisme parlementaire » – comprendre les parlements des anciennes provinces, pas l’Assemblée Nationale –, les motivations d’un retour à l’Ancien Régime ne sont pas alors identiques. En cette année 1790, tous les protagonistes s’observent et posent leurs pions sur l’échiquier.

Le 14 juillet 1790, à Paris sur le Champ de Mars, défilèrent des représentants fédérés des différentes Gardes Nationales du pays. A leur tête, le commandant de la Garde parisienne, un général ambitieux, « le héros des deux Mondes », le Marquis de la Fayette. Celui-ci se hissa jusqu’à l’Autel de la Patrie et y prononça un discours. La symbolique est sans ambiguïté, le message est clair. Par le défilé de nature militaire – voilà pourquoi l’armée défile sur les Champs-Élysées aujourd’hui et non les citoyens ; 14 juillet 1790, pas 1789 –, on induit au Peuple qu’il doit rester à sa place sous peine d’y être ramener par la force ; à l’Assemblée et aux protagonistes de la scène politique nationale, La Fayette laisse entendre qu’il est un recours – la dictature militaire, perçue ainsi et à juste titre par l’ensemble de l’échiquier politique. D’ailleurs, un an et trois jours plus tard, la Garde Nationale parisienne, sur les ordres de La Fayette et de Bailly, perpétrait le massacre du Champ de Mars, en tirant sur une foule désarmée.

André Vauchez est historien médiéviste, membre de l’Ecole française de Rome – qu’il a dirigé de 1995 à 2003 – et membre de plusieurs Académies en Europe, dont, en France, la prestigieuse Académie des Inscriptions et Belles Lettres, depuis 1998. Universitaire – il a enseigné à Rouen et à Nanterre –, il est l’un des plus éminents spécialistes de l’histoire de la sainteté médiévale et de la spiritualité en Occident. Auteur d’une thèse intitulée La Sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge (1198-1431) : Recherches sur les mentalités religieuses médiévales, soutenue en 1978, il a publié de nombreux ouvrages thématiques parmi lesquels La Spiritualité du Moyen Âge occidental VIIIe-XIIIe siècle, Presses Universitaires de France, 1975, La Sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge (1198-1431), École française de Rome, 1981, ou encore Saints, prophètes et visionnaires, Le pouvoir surnaturel au Moyen Age, Bibliothèque Albin Michel Histoire, Paris, 1999, dont nous proposerons ici une analyse critique de son article 5, « Les images saintes : représentations iconographiques et manifestations du sacré ».

Resituons au préalable l’ouvrage et son ambition, tels que nous les percevons dans l’introduction de l’auteur.

Il s’agit de comprendre la construction théologique du merveilleux et les tentatives d’encadrement, par l’Église, des pratiques et rituels liés aux miracles et à la sainteté. Il est donc ici question de politique, ou plutôt d’usage politique du « surnaturel chrétien », bien loin de l’idée reçue, comme nous l’avons vu, d’une quelconque perpétuation du paganisme.

Rappelons par ailleurs que l’article 5 que nous nous proposons d’étudier se trouve dans la première partie de l’ouvrage, elle-même intitulée « La sainteté comme pouvoir« . Vauchez nous invite cependant à éviter plusieurs écueils, au premier rang desquels un regard infantilisant considérant, à l’instar des « historiens romantiques » du XIXème siècle, qu’il y aurait de la naïveté dans cette omniprésence du merveilleux ou du surnaturel au Moyen Age. L’auteur, toujours dans son introduction, écrit : « Le surnaturel n’est pas un concept, c’est un monde. Ce livre vise à en prendre la mesure, sans prétendre résoudre les nombreux problèmes que posent encore à l’historien son approche et son étude. » Se pose de facto la question des sources : récits, traditions rapportées, témoignages – quel crédit « scientifique » leur apporter ? –, procès de canonisation, … André Vauchez lui-même prend toutes les précautions d’usage nécessaires, rappelant qu’entre les travaux novateurs de Marc Bloch en 1924 et « la vogue de l’histoire des mentalités » qui avaient suscité un regain d’intérêt pour la thématique que nous questionnons, trente-six ans s’écoulèrent. Aussi, au fil de cette enquête à visée monographique, enrichie par les apports méthodologiques de l’anthropologie, nous noterons, avec l’auteur, que les questions spécifiques de la sainteté médiévale en Occident ont peu été traitées – du moins pendant longtemps – par les historiens, nous y reviendrons. De fait, dans cet article 5, « Les images saintes : représentations iconographiques et manifestations du sacré », Vauchez renvoie souvent aux mêmes sources de premières mains – La légende dorée de Jacques de Voragine évidemment –, aux travaux de Wirth, de Le Goff ou de Hubert, ou plus encore aux siens propres. Nous constaterons enfin que les images saintes elles-mêmes, ou les statues-reliquaires, sont des sources pertinentes, les références à leur sujet et leurs usages attestant en soi de l’importance du phénomène.

 

C’est avec deux cas de cruentatio qu’André Vauchez ouvre son cinquième article. Les deux phénomènes sont mis en parallèle l’un de l’autre : le premier se déroule avec, « en toile de fond », la guerre de cent ans et met en présence deux rivaux : le Duc de Bretagne, Jean de Montfort, vainqueur de Charles de Blois, tué en 1364 lors de la bataille d’Auray, durant la guerre de succession de Bretagne. Le second, un siècle plus tôt, se concentre sur l’évêque de Hereford, Thomas de Cantiloupe, excommunié injustement par son supérieur hiérarchique, John Peckham, archevêque de Canterbury – Cantiloupe fut finalement canonisé par le Pape Jean XXII. Ainsi, les deux récits rapportés par l’auteur placent en leur cœur deux hommes qui, chacun dans un contexte spécifique, prennent une dimension de martyr. Centrons-nous davantage sur les deux phénomènes rapportés.

Dans le cas de Charles de Blois, le récit raconte que le Duc Jean avait fait recouvrir de blanc une fresque représentant son défunt rival, à genoux en armes devant un arbre de vie relatant la légende de Saint-François. Or, le jour de la purification de la Vierge, deux trainées rouges coulèrent de la fresque puis, une fois poignardée par deux soldats anglais – Jean de Montfort était soutenu par les Anglais –, l’écoulement de sang s’accentua.

Dans le second récit, on apprend que l’évêque déchu se rendit en Italie pour plaider sa cause auprès du pape et être relevé dans ses fonctions. Mais Thomas de Cantiloupe mourut à Orvieto et sa dépouille fut ramenée en Angleterre. Lors de la traversée du diocèse placé sous l’autorité de l’archevêque John Peckham, les restes de l’évêque excommunié saignèrent. Ici, André Vauchez nous rapporte deux récits qui ont bien moins la saveur de l’histoire dite « scientifique » que celle d’une légende. Mais peu importe qu’ils soient documentés ou non – Vauchez n’aborde pas ici la nature de ses sources, s’il existe des sources contradictoires –, ni même si une justification politique peut être construite à partir de ces récits. Là n’est pas le propos de l’auteur. Nous devons donc chercher ailleurs les éléments d’analyse relatifs à la pertinence de ce qui est raconté.

Tout d’abord, Vauchez nous raconte une Histoire des saints incarnée, ce qui tend à démontrer le souci que l’Église avait, déjà, de l’Incarnation et donc, de construire une théologie de l’Incarnation. Ces récits que l’historien nous rapporte renvoient aux Écritures, à la Passion de Jésus et au Christ en croix. Ne peut-on lire dans ces saignements abondants de la relique de Thomas de Cantiloupe et de l’image de Charles de Blois un écho des stigmates du Christ, posant pour modèle à suivre celui qui pour servir Dieu endure le martyr ? Il y aurait donc une certaine constance depuis les « témoins de Dieu » martyrisés de l’Antiquité.

De surcroît, dans un cas comme dans l’autre, Vauchez nous précise qu’il s’agit d’une ordalie : par ces saignements, Dieu désigne les coupables. Relevant « le caractère relativement banal de tels épisodes », l’auteur nous explique enfin que l’Église avait pensé et encouragé un processus de substitution des images aux reliques ; l’épisode de la relique de Thomas de Cantiloupe précède d’un peu moins d’un siècle celui de l’image de Charles de Blois. Cependant, selon André Vauchez, ce processus de substitution aurait été bien antérieur au XIVème siècle. Pour le démontrer, l’auteur convoque l’œuvre hagiographique la plus emblématique du XIIIème siècle, La légende dorée de Jacques de Voragine, laquelle a largement contribué à construire une « mythologie chrétienne ». L’exemplum que Vauchez y puise nous intéressera à plusieurs égards. L’archevêque de Gênes raconte qu’un juif se fit sculpter une image de Saint-Nicolas dont il lui confia sa maison et ses biens. Jacques de Voragine relate qu’à l’occasion de l’une des absences du juif, des voleurs dévalisèrent sa demeure et à son retour, le juif maltraita le visage sculpté de l’évêque de Myre ; ce dernier serait apparu aux voleurs et les menaça de les révéler. Vauchez nous rapporte que dans le récit de Jacques de Voragine, probablement soucieux de l’inscrire dans la tradition d’une religion de la miséricorde, les voleurs « devinrent honnêtes et le juif se convertit à la foi chrétienne. » Si ce récit propose lui aussi une « mystique de l’Incarnation » et que l’on confère à l’image des « pouvoirs surnaturels », Vauchez nous propose l’interprétation suivante : « L’image est une médiation à saisir par le fidèle, une force qu’il peut obliger à s’actualiser. »

L’auteur bouscule ici une idée reçue, celle d’une dévotion extrême des sociétés médiévales, ou d’un blasphème supposé à brutaliser une image chargée d’un caractère sacré – Vauchez explique, par exemple, que les images de saints patrons étaient parfois « humiliées » dans leurs monastères. Enfin, sur cet aspect de la question toujours, concernant le juif, Vauchez précise que Jacques de Voragine prend ici une certaine distanciation, car le personnage n’est pas chrétien au moment des faits. Peut-être pourrions-nous ajouter, relativement à sa conversion et au-delà du « happy end » évoqué par l’auteur de l’article, qu’elle tend à illustrer la dimension universelle de la religion catholique – c’est d’ailleurs son sens étymologique – : l’exemple du saint, homme parmi les hommes, et le miracle, démonstration de la volonté divine, fers de lance de l’évangélisation.

La question des images – et de leur pouvoir – amène Vauchez à poser celle des statues-reliquaires dont la diffusion avait commencé aux IXème et Xème siècles. Avec toutes les précautions d’usage, l’auteur amène à considérer la variété des situations et attire notre attention sur l’absence de témoignages précis concernant les potentialités « surnaturelles » de ces statues-reliquaires. L’historien mobilise de fait les recueils de miracles, d’exemplaLiber miraculorum beatae Mariae Dolensis, La légende dorée, … – sources principales de documentation. Dans bon nombre de ces recueils, on lit des récits liés à des miracles accomplis par des statues de la Vierge Marie, souvent accompagnées de l’enfant Jésus. Ce que nous rapporte à ce sujet André Vauchez doit nous interroger sur deux points : la place grandissante de la figure de la Vierge dans l’Occident chrétien au Moyen Age et son corollaire, les débats théologiques très vifs autour de la question centrale de l’Immaculée Conception.

Ainsi, l’historien nous démontre que la virginité de Marie ne fut pas une évidence pour les hauts dignitaires de l’Église. Se dessine à travers cet article des lignes de fractures théologiques au sein de cette même Église, qui tenta, de conciles en procès de canonisation, d’encadrer des croyances, parfois des pratiques populaires ou cléricales et de trancher des questions qui générèrent de vives oppositions.

Vauchez rappelle à ce propos que les images saintes, ayant obtenu des prérogatives déjà élargies aux représentations du Christ et de la Vierge, allaient aboutir à la contestation hérétique : dès le milieu du XIIème siècle, on constate un refus des représentations figurées de Dieu et des Saints. Ce « procès en idolâtrie » n’est pas sans rappeler « la querelle des images » qui sévit dans l’Empire byzantin aux VIIIème et IXème siècles. Nous comprenons plus précisément alors cette sainteté comme pouvoir qui s’établit : face au rejet des images pieuses et à la négation hérétique, l’Église catholique romaine s’affirme comme élue de Dieu sur terre douée d’une mission pastorale, en attestent les signes tangibles que sont les miracles accomplis par les icônes et les statues-reliquaires. Ainsi, ces prodiges rapportés, prodiges à la dimension apologétique nous dit Vauchez, asseyent l’idée que l’image est habitée par la présence divine, que « l’iconographie prétend exprimer ‘’la présence réelle’’ du surnaturel à travers les signes. »

Si les sources que convoquent André Vauchez, La Vie de Saint-Antoine de Padoue racontée par Sicco Polentone au XVème siècle par exemple, nous permettent d’acter que l’Église concède que « certaines représentations sont plus que de simples supports visuels », elle affirme dans le même temps que toute manifestation du merveilleux n’est pas un miracle. En ce sens, la théologie scholastique en général et la pensée de Saint-Thomas d’Aquin en particulier allaient permettre de formuler une proposition pour admettre l’un et l’autre principe : en aucun cas l’honneur rendu à l’image ne lui est adressé, le culte est rendu à son « prototype ». La Virtus latente des images de Dieu et des saints est admise, reconnue, mais selon cette condition précise. Nous ajouterons que la crise iconoclaste de l’Empire byzantin prit fin en 843 avec des conclusions de cet ordre.

 

Les intérêts et les apports de cet article sont multiples et permettront au chercheur en histoire médiévale d’étudier ces questions avec un discernement subtil, de se garder d’affirmer ou de généraliser des réalités historiques supposées à la hâte. Tout d’abord, l’auteur nous invite à considérer les difficultés posées par la nature des sources et par l’état de la question, longtemps déconsidérée par les historiens, davantage préoccupés par les problématiques positivistes.

André Vauchez lui-même n’a de cesse de prendre toutes les précautions d’usage, allant jusqu’à écrire « À ma connaissance » . Il est donc nécessaire, semble-t-il, de poursuivre les travaux entamés – et l’auteur y renvoie régulièrement dans ces notes –, de chercher peut-être de nouvelles sources ou d’analyser à partir de nouvelles perspectives celles que l’on connaît déjà.

Le chantier paraît vaste, mais c’est aussi sur un ton proche de celui de l’essai, rendant le savoir accessible à l’amateur passionné, que l’auteur appelle à prendre la mesure de l’ambivalence – de l’ambiguïté ? – inhérente à la thématique : « Sans oublier non plus que les exigences, parfaitement légitimes, de la réflexion critique ne doivent pas nous faire perdre de vue la spécificité de ce domaine, où le chercheur ne s’aventurera qu’en marchant sur la pointe des pieds, de peur de réveiller la Belle au bois dormant. »

Au cours de ces douze pages d’analyse, André Vauchez nous invite à saisir la subtilité suivante : à la fin du Moyen Age, si l’on considère que toutes les images ne sont pas miraculeuses ou animées, il n’apparait pas anormal que d’autres le soient. Citant Alphonse Dupront qui avance l’idée que toute image sainte est « à la fois le relais et la source », l’auteur nous permet de cerner ce qui pourrait être la problématique centrale : comment l’iconographie propose-t-elle de construire une « mystique et une théologie de l’Incarnation » dont l’Église catholique romaine serait garante ? Et en cela investie d’une autorité émanant directement de Dieu ? Cependant, cet essor du merveilleux eucharistique, au fond, cette « mise en scène liturgique », n’a pas permis, loin s’en faut, de résoudre définitivement la question de l’iconoclasme : le XVIème siècle serait, en partie, celui de la Réforme.

Parmi les personnages de l’Antiquité qui eurent un destin exceptionnel, qu’il se fut agi de Pericles, d’Alexandre le Grand, de Hannibal et de tant d’autres encore, Jules César est probablement l’un de ceux – celui ? – qui exerce encore la fascination la plus exacerbée. Démocrate pour les uns, criminels de guerre pour les autres, il est sans conteste possible celui par qui la civilisation occidentale arrive en Gaule et, par-là même, se déporte de son centre, la Méditerranée. César est un personnage complexe, difficile à saisir ; César le lettré, César le grand guerrier, le stratège militaire brillant, César le politique visionnaire. Son action et son oeuvre ont des conséquences encore aujourd’hui, jusque dans notre quotidien.

Oui, Caius Iulius Caesar, le météore, le politicien réformateur déconcerte l’historien tant il présente d’ambivalences, tant son trajet est singulier. Issu d’une famille de patriciens, César naît le 13 juillet 101 ou 100 avant Jésus-Christ et connaît une ascension politique qui s’appuie sur une carrière militaire auréolée de succès. Sa famille, la gens Iulia, était liée à Marius, sept fois Consul et oncle maternel de César. Au retour de Sylla, adversaire de Marius, César aurait dû être exécuté, comme les autres marianistes emblématiques, mais il est pourtant épargné – peut-être grâce à l’intervention d’un certain Pompée. César effectivement, avait refusé de répudier son épouse, Cornelia, marianiste – elle était la fille de Cinna –, mais était contraint à une forme d’exil. En – 81, il séjourne en Orient – en Asie mineure – notamment à la cour de Nicomède, Roi de Bithynie. La liaison du jeune romain avec le monarque oriental vaudrait à Jules César le sobriquet de « reine de Bithynie », car si l’homosexualité était tout à fait admise pour un aristocrate romain, il n’était pas question qu’il fût le « partenaire passif », ce qui aurait été le cas du jeune César. Le rêve oriental aurait-il éveillé chez ce patricien exilé, écrivant et parlant le grec, les velléités de marcher dans les pas d’Alexandre ? Suétone écrit dans La vie des douze Césars : « Comme questeur, il lui échut l’Espagne ultérieure ; il parcourait les lieux d’assises de cette province pour rendre la justice par délégation du préteur, lorsque, étant venu à Gadès, il remarqua, près du temple d’Hercule, une statue d’Alexandre le Grand : il se mit alors à gémir [comprendre à pleurer] et, comme écoeuré de son inaction, en pensant qu’il n’avait encore rien fait de mémorable à l’âge où Alexandre avait déjà soumis toute la terre, il demanda tout de suite un congé pour saisir le plus tôt possible, à Rome, les occasions de se signaler. »

C’est par ailleurs dans cette période qui court jusqu’en – 79 que César est capturé par des pirates. L’otage force le respect de ses geôliers par son courage, sa dignité, sa détermination ; l’homme croit en son destin ! Il leur promet qu’une fois sa rançon payée et qu’il sera libéré, il reviendra et se vengera. La rançon payée, César libéré, il revient et tient sa promesse : c’est un massacre.

Les années – 70 sont dans un premier temps politiquement défavorables à César, qui amorce son cursus honorum. Il perd les procès contre des partisans de Sylla – qui avait « abdiqué » en – 79 –, et s’endette considérablement. Néanmoins, sa carrière militaire épouse d’emblée le succès. De retour en Orient, il vainc les troupes de Mithridate, roi de Cilicie, en 74 avant Jésus-Christ. César le guerrier, l’homme qui combat avec ses soldats, sans se cacher derrière eux, naît donc bien avant la conquête des Gaules. Rappelons par ailleurs que le chef de guerre, dans l’Antiquité, est l’homme qui tire sa légitimité de sa valeur, de son courage au combat ; « c’est la guerre qui fait le roi », ce que n’est pas César. L’année suivante il est élu pontife et c’est en 68 avant Jésus-Christ qu’il entre au Sénat. Au cours de ces années, Pompée est dans la lumière ; il combat les pirates en Méditerranée et écrase à son tour Mithridate. Quant à César, qui a poursuivi le cursus honorum classique, s’appuyant sur le « parti » plébéien – les Populares, dont il devient l’une des figures emblématiques –, proposant à l’occasion de son édilité curule des jeux fastueux (- 65) – l’évergétisme est une donnée fondamentale dans l’antiquité « gréco-romaine » –, réussit l’exploit d’être élu en 63 avant JC Pontifex maximus, le plus haut dignitaire de la religion romaine, charge à vie ! Il faut dire qu’il a pu compter sur une campagne de corruption menée par Crassus. Mais l’appel de la gloire se fait toujours entendre.

C’est à l’occasion de sa propréture en Espagne ultérieure (- 69) que Jules César pacifie – entendre par le glaive – la Lusitanie. Le succès est tel, les qualités d’hommes de guerre et de chef sont si assurées que Jules César, qui ne peut encore rivaliser avec Pompée le Grand – Pompeius Magnus – acquiert une grande popularité dans l’armée. Mais César, qui s’inscrit dans cette tradition du « guerrier éclairé » – je renvoie à mon ouvrage La Plume et le Sabre, deux armes indissociables pour avancer sur la Voie du Guerrier –, celui qui a de l’instruction, porte son souci au-delà de la victoire des armes. À la tête d’une flotte qu’il a réquisitionnée, César navigue sur l’océan et reconnaît la côte ouest jusqu’en Galice ! Son gouvernement de l’Hispanie lui a de surcroît permis d’échapper à ses créanciers…

– 59, l’ascension vers la gloire : César est élu Consul – la magistrature exécutive la plus importante – avec le conservateur Bibulus – le « parti » conservateur, celui des Patriciens, est opposé à celui des Populares. Mais Crassus, Pompée et César sont alors, bien que rivaux, les hommes forts de la République. Ils pactisent secrètement – c’est le premier Triumvirat –, et César peut faire passer un certain nombre de réformes sociales, dont une réforme agraire. En mariant sa fille Julia à Pompée, l’alliance est consolidée.
Quoi faire à l’issue du Consulat ? Cette magistrature est limitée à un an d’exercice. César le sait : s’il veut obtenir le pouvoir, il lui faut se couvrir de gloire. Sa carrière militaire, honorable, ne peut toujours pas rivaliser avec celle de Pompée. Obtenant le proconsulat des Gaules Cisalpine – l’Italie du Nord – et Transalpine – l’actuel Sud de la France, déjà romain, qui compte comme base arrière et avant Aquae Sextiae, Aix –, ainsi que celui de l’Illyrie – l’Albanie – pour cinq ans. Il ne manque au général qu’un prétexte. Ce sont les Helvètes qui vont le lui donner, lorsqu’ils décident, en 58 avant Jésus-Christ, de migrer en masse vers l’Atlantique.

Les Romains craignent les Gaulois – ils ont pillé Rome en – 390. César amorce alors ce qu’il conviendrait d’appeler une « guerre préventive », qui évolue évidemment rapidement vers une guerre de conquête, appuyée notamment par les Eduens, Gaulois « Amis du peuple romain ». Le conflit allait durer huit années au cours desquelles César combattraient et vaincraient une à une toutes les tribus gauloises – en guerres permanentes entre elles jusque-là –, mais également des Germains.

Au cours de cette campagne, César fait une incursion spectaculaire en Germanie (- 55) ; on connaît l’épisode du pont traversant le Rhin, construit en dix jours seulement, le général estimant que son rang est celui du peuple romain imposât qu’il ne traversât pas le fleuve en barque. Au-delà de cette question, il s’agissait de marquer les esprits. Rome réalisait un exploit technique, l’un de ceux qui conduisirent des cités gauloises à se rendre sans même livrer combat en voyant les grandes tours se déplacer et avancer vers elles. Jules César soutenait ainsi les Ubiens, un peuple germanique allié de Rome, en conflits avec d’autres tribus. Au bout de dix-huit jours de campagne en territoire germain, César fait demi-tour et détruire le pont. Certes, les Germains pouvaient livrer combat, mais le message était limpide : César va où il veut, et il est prêt à combattre encore les terribles Germains – il avait vaincu Arioviste en – 58 – si ceux-ci continuent à s’aventurer en Gaule – relevons que l’historien Paul-Marie Duval souligne que si la Gaule n’avait pas été conquise par Rome, les Germains, qui y menaient des opérations régulières, l’auraient fait, retardant par-là même l’arrivée de la civilisation occidentale et ce que cela supposait. Les deux tentatives d’invasion de l’île de Bretagne, en 55 et 54 avant Jésus-Christ, échouent néanmoins mais dissuadent les Bretons de s’aventurer sur le continent pour affronter les légions.

Ce n’est qu’à la toute fin du conflit, en – 52, qu’un jeune aristocrate arverne qui a servi dans l’armée romaine, Vercingétorix, unit les tribus sous son autorité militaire. La stratégie de la terre brûlée paraît dans un premier temps fonctionner – Vercingétorix fait brûler les villages, les récoltes, dans le but de priver les légions césariennes, loin de la province romaine et plus encore de l’Italie, de se réapprovisionner et donc de les affamer ; puis il obtient une victoire retentissante à Gergovie. Les Eduens ne soutiennent plus César, les Rèmes lui restent fidèles. C’était quoiqu’il en soit sans compter sur le génie militaire du conquérant. En effet, ce dernier feint le retour dans la Gaule transalpine. Le chef gaulois tombe dans le piège et envoie sa cavalerie. Le général romain, en plus de ses hommes, peut s’appuyer sur des mercenaires germains ; les Gaulois sont écrasés. S’ensuit le repli stratégique de Vercingétorix sur Alésia, qui allait tourner au cauchemar. Tout était pourtant en place : le marteau – Alésia –, l’enclume – la plaine –, entre les deux, César, qui a compris le plan et le retourne contre ses ennemis. Il construit une ligne de fortifications de 18 kilomètres tournée vers l’opidum, une seconde de 21 kilomètres vers la plaine. Les terrains de part et d’autres sont « minés », les pièges atroces.

Ce sont peut-être plus de 300 000 Gaulois coalisés qui viennent s’écraser contre les quelques 70 000 légionnaires de Jules César. Le chef arverne finit par se rendre et déposer les armes aux pieds du vainqueur. En – 51, les derniers soubresauts celtes sont matés ; toute la Gaule – qui, il faut le préciser ici, est un territoire bien plus vaste que la France actuelle – est romaine, réorganisée, unie, et fait inédit, en paix ! César ne démobilise pas son armée, il fait peur aux aristocrates romains, et ses largesses à l’endroit du peuple grâce au butin de guerre le rendent très populaire.

Par ailleurs, ses rapports à destination du Sénat – qui donneraient naissance à ses fameux Commentaires sur la guerre des Gaules –, qui n’hésitent pas à verser dans l’héroïsation de l’ennemi afin de sublimer la gloire du général, sont connus et accroissent sa popularité. Entre temps, Crassus a été tué par les Parthes après sa défaite à Carrhes et Julia, la fille de Jules César, a trépassé : le Triumvirat n’est plus. Le vainqueur des Gaules s’inscrit désormais dans un face à face avec Pompée, dont les sénateurs conservateurs se servent de glaive contre ce démocrate dont la gloire surpasse maintenant celle de ceux qui l’ont précédé. Un aristocrate, militaire victorieux, à la tête des Populares, représente une menace imminente. Il est sommé de rentrer à Rome, sans son armée – à l’exception du Triomphe, aucune armée romaine ne pouvait passer le Pomerium, l’enceinte sacrée de Rome. César le sait : il serait contraint au suicide. – 49 : Alea jecta est, « le sort en est jeté », le général, à la tête de ses troupes, franchit le Rubicon.  César allait vaincre tous ses ennemis, à commencer par Pompée le Grand, qui bénéficiait pourtant d’une très nette supériorité numérique.

Il est vaincu à Pharsale, en Grèce, puis assassiné en Egypte – on croyait ainsi, à tort, faire plaisir à César. Là-bas, César prend le parti de Cléopâtre contre son frère, le pharaon Ptolémée XIII. La reine, gréco-macédonnienne, il convient ici de le souligner, est la VIIème du nom. La bataille d’Alexandrie ? Après un an de siège, qu’il subit, César est vainqueur. S’ensuit la bataille de Zéla, où il vainc Pharnace, roi du Pont – là, il aurait écrit au Sénat Veni, vidi, vici. Les pompéiens, il les écrase encore, en Afrique, puis en Espagne (- 45). Quant à Marseille, qui avait pris le parti de Pompée, elle s’était rendue, une flotte césarienne venant d’Arles l’ayant dissuadée d’aller au combat.

César, le général victorieux – Imperator –, en première ligne au combat, avait déjà célébré en – 46 un quadruple Triomphe – au cours duquel il fit exécuter Vercingétorix. Cependant, fin politique et brillant homme d’État, il se montre d’une clémence déconcertante auprès de ses adversaires qui désarment – Cicéron par exemple.

Un réformateur démocrate et d’ascendance divine : la gens Iulia prétendait en effet descendre de Iule, fils d’Énée, rescapé de Troie et fils… d’Aphrodite, la Vénus romaine. De facto, César se déclarait « fils de Vénus ». Il allait même recevoir le titre de divus – « divin ». De surcroît, on changea le nom de son mois de naissance, Quinctilis  – le cinquième mois de l’année, celle-ci commençant alors en mars, le mois du dieu de la guerre –, par le sien, « Juillet ». En tant que pontifex maximus, il avait effectivement réformé le calendrier, qui devenait « julien » : désormais, l’année compterait 365 jours. Le but de Jules César était  d’établir une correspondance parfaite avec le soleil sans avoir besoin de réajuster le calendrier. C’est donc en son honneur que le dictateur vit son nom attribué au cinquième mois – Iulius, « Jules », « Juillet ».

La dictature – une magistrature républicaine exceptionnelle –, il la reçut trois fois. La dernière, en 45 avant Jésus-Christ, il la reçut à vie. César voulait-il rétablir la monarchie à Rome ? Même s’il est difficile de trancher cette question, il est clair que dans les faits, César, qui n’a JAMAIS ÉTÉ empereur, était devenu un roi, et qu’il chercha à légitimer un pouvoir d’essence monarchique par le prisme de deux points au moins. D’abord sa gloire personnelle, subtil alliage de succès militaires, de prétendue ascendance divine et d’intelligence politique – aux Lupercales de – 44, Marc-Antoine lui tendit plusieurs fois une couronne dont il voulait ceindre sa tête, la foule désapprouva et César la refusa. S’agissait-il d’une initiative du co-consul de César ? D’un test du dictateur souhaitant s’assurer que le peuple fût prêt à la restauration monarchique à Rome ? Le second point est justement la plèbe, qui l’aime. Et la plèbe aime César parce que César mène une politique populaire, aux deux sens du terme.

Jules César proclame la diminution des dettes, organise des distributions gratuites de blé à Rome à destination des pauvres, fait baisser les prix des loyers, délivre des terres aux indigents et aux vétérans. Il porte à 800 le nombre de sénateurs au rang duquel accèdent des notables italiens et des Gaulois, il procède, bien entendu, à la nomination de fidèles aux magistratures.

C’est cette combinaison d’aspiration monarchique et de politique démocratique qui pousse des sénateurs républicains – entendre des oligarques –, à vouloir éliminer César. Par son pouvoir personnel et sa politique en faveur du peuple, Jules César menace la Libertas, c’est-à-dire les privilèges, des patriciens, qui jusque-là avaient le monopole de l’accès au Sénat. Ainsi, une poignée d’entre eux, avec l’assentiment de bien d’autres, entrent dans l’assemblée armés de poignards. Ce sont les Ides de Mars – le 15 du mois du dieu romain de la guerre. Le lendemain, César doit prendre la tête d’une expédition contre les Parthes, dont on dit que seul un Roi pourrait les vaincre – César entendait-il se faire couronner avant l’expédition, ou revenir victorieux légitimé par la réalisation d’une « prophétie » ? Une « prophétie », il y en aurait eu une, puisqu’on prévient César d’être prudent en ce jour de mars. Toujours est-il que le dictateur est désarmé. Se ruant sur lui, les conspirateurs le frappent en pleine séance. Mais l’homme, bien que sans arme, est un guerrier robuste. Il fallut vingt-trois coups de couteaux pour le terrasser, le dernier étant donné par le fils de Servilla, une ancienne maîtresse de César, Brutus, dont on dit qu’il l’aimait comme un fils. Avant de mourir, soucieux de sa Dignitas de patricien, Jules César se couvre le visage.
Le dictateur mort, son héritage allait être l’objet de bien des luttes. Marc-Antoine et Octave, vainqueurs des césaricides à Philippe en Grèce, en 42 avant Jésus-Christ, finiraient par se livrer la guerre pour le pouvoir suprême.

MARTINEZ-GROS Gabriel, Brève histoire des empires, comment ils surgissent, comment ils s’effondrent, La couleur des idées, Editions du Seuil, 2014

 

        Brève histoire des empires, comment ils surgissent, comment ils s’effondrent est un essai historique commis par Gabriel Martinez-Gros. L’auteur, historien, est professeur émérite à l’Université Paris-Ouest Nanterre – La Défense. Gabriel Martinez-Gros est un éminent spécialiste du monde musulman médiéval, et plus particulièrement d’Al Andalous. Dans cet ouvrage, il se propose de porter une analyse sur le long processus qui voit successivement l’émergence des empires, leur apogée, leur déclin puis leur effondrement, éclairé par les théories politiques de l’historien musulman du XIVème siècle, Ibn Khaldûn. Ainsi, portant un regard original sur ces vastes ensembles territoriaux, économiques, politiques et culturels, il traite dès son introduction, dont nous proposerons ici une analyse,  des points communs et des différences entre les empires perse, « greco-romain » et chinois (Antiquité), musulman, carolingien et byzantin (Moyen Âge), ou encore l’emprise mandchou en Chine ou l’Inde islamique (des temps modernes à l’orée de l’époque contemporaine).

        Gabriel Martinez-Gros ouvre son propos en évoquant les échos de l’époque d’Ibn Khaldûn dans la nôtre : les grands ensembles – les Empires du Moyen Âge, les capitales effervescentes et prospères –, plaçant comme soucis commun la recherche et le maintien de la paix. Mais déjà, il convient à l’auteur d’établir un premier élément de nuance, d’importance :

aux temps d’Ibn Khaldûn et des grands empires qui l’ont précédé, « la paix est une tyrannie » car imposée par la violence, une approche a priori  rejetée dans nos sociétés occidentales contemporaines. Dès lors, le fil de la pensée politique d’Ibn Khaldûn étant le point d’éclairage de la proposition de Martinez-Gros, il est primordial de comprendre qui est ce lettré du XIVème siècle, ce qui semble à l’origine de sa conception du pouvoir.

Ibn Khaldûn est héritier d’une famille de notables andalous au service des Princes du Maghreb, qui fut contrainte de quitter la péninsule ibérique – il convient peut-être ici de rappeler qu’Ibn Khaldûn naît en 1332, soit un peu plus d’un siècle après la bataille de Las Navas de Tolosa, étape décisive dans la Reconquista chrétienne. L’auteur nous explique donc que le grand penseur musulman, à l’issue d’une « carrière politique » qu’il achève à quarante-cinq ans, se consacre à l’œuvre de sa vie – et probablement l’une des œuvres majeures de tout le Moyen Âge – : Le Livre des Exemples, dont la célèbre Muqaddima – « Introduction à l’Histoire universelle » – n’est « que » l’ouverture. Déni de réalité des gouvernants, usure du pouvoir, agonie annoncée d’empires jadis puissants, la perception – le constat davantage ? – d’Ibn Khaldûn semble résolument apocalyptique. Probablement car son œuvre se voudrait moins politique que spirituelle : Martinez-Gros voit dans Le Livre des Exemples la volonté du penseur arabo-musulman de « pénétrer le dessein de Dieu. » Mais il nous faut ici nous arrêter sur ce qui fait, selon Ibn Khaldûn, l’essence-même de l’Etat : la légitimation de la violence et la perception de l’impôt, lui-même acte de violence car contrôle sur des sujets humiliés.

        Vient ensuite la distinction puis la confusion progressive entre l’Empire et l’Etat. A ce propos, Gabriel Martinez-Gros nous rappelle que l’étymologie d’Etat, « stare », implique une forme de sédentarisation. De concert avec l’auteur, nous rappellerons, à notre tour, celle d’empire, « imperium », qui implique a contrario le commandement et la puissance militaires. L’état – et l’Etat – impérial serait-il contraint à la conquête, en opposition à la sédentarisation, processus politique complexe de civilisation qui consisterait, selon Ibn Khaldûn, à « répandre la lâcheté et combattre toute forme de solidarité parmi les sujets », réduisant à force de lois des populations nombreuses à la vie civile et à la production de richesses ? Notons ici que cette conception qui, d’une certaine manière, associe le confort de la sédentarisation, sa production de richesses, à une forme d’oisiveté qui conduirait à une faiblesse irrémédiable est déjà présente dans l’Antiquité.

En effet, Jules César l’évoque lui-même dans ses Commentaires sur la Guerre des Gaules, lorsqu’il justifie la valeur singulière des Belges sur les autres peuples gaulois : « Les plus braves de ces trois peuples sont les Belges, parce qu’ils sont les plus éloignés de la Province romaine et des raffinements de sa civilisation, parce que les marchands y vont très rarement, et, par conséquent, n’y introduisent pas ce qui est propre à amollir les cœurs, enfin parce qu’ils sont les plus voisins des Germains qui habitent sur l’autre rive du Rhin, et avec qui ils sont continuellement en guerre. »

Il y aurait donc, au cœur de cette opposition entre sédentaires et « tribus barbares », un rapport de force à l’avantage des seconds sur les premiers, même si ces populations tribales, souvent éparses, ne bénéficient pas de l’avantage du nombre. Martinez-Gros rappelle que lorsque les Arabes attaquent les empires perse et byzantin, la démographie ne plaide pas en leur faveur. De là, nous noterons deux facteurs importants selon Ibn Khaldûn : la division des compétences, de manière catégorique, entre ceux qui produisent et ceux qui combattent, aux antipodes du modèle du citoyen-soldat d’Athènes ou des paysans enrôlés au besoin, dans l’Europe chrétienne, dans les armées – par ailleurs, Martinez-Gros précise les limites des théories d’Ibn Khaldûn sur la réalité européenne ; le second, la nécessité pour l’émergence des empires d’une forte densité humaine, de terres fertiles, d’une « ambition bédouine » – puisque ces peuples des confins des Etats feraient les empires – opposée à des populations sédentarisées et désarmées. Mais la conquête amenant la tentative de stabilisation du pouvoir amènerait par là-même la sédentarisation, donc la délimitation d’un territoire – d’une autorité politique et fiscale -, l’installation d’un limes. Ainsi, selon Ibn Khaldûn, trois générations de quarante ans seraient nécessaires – suffiraient ? – pour voir une dynastie issue d’une ‘asabiya – population tribale armée – enlisée dans le processus civilisationnel, le déni de réalité et de facto s’effondrer, après avoir été renversée par une ‘asabiya rivale à laquelle elle avait remis les moyens de sa défense. Celle-ci serait condamnée à son tour à vivre le même processus – Cycle ? L’avantage impérialiste serait donc aux peuples pauvres des terres austères, à l’instar des populations du Royaume de Qin, qui donnèrent à la Chine son premier empereur, Qin Shi Huangdi, lequel établit un limes contre les Turcs Xiongnu, la Grande Muraille. Cependant, soucieux de nous inscrire dans l’entreprise de nuance et de relativité à laquelle nous invite l’auteur, nous pourrions nous demander par exemple qui, de la Gaule chevelue ou de la Rome républicaine, est aux confins de qui ? N’est-ce pas un « déplacement tribal », en l’occurrence celui des Helvètes poussés par les Germains, qui offrit au proconsul des Gaules et de l’Illyrie le prétexte dont il avait besoin pour entamer sa conquête ? César fait par ailleurs remarquer à plusieurs reprises, dans ses commentaires, que le génie militaire romain poussa des cités gauloises à se rendre sans même livrer combat, à la vue de ces grandes tours mobiles. Si Auguste perdit trois légions en Germanie, César avant lui, traversant un pont construit sur le Rhin, se rendit au-delà des confins du monde romain pour tenter de désarmer les ambitions « impérialistes » de ses populations tribales – ou prenait-il la mesure d’une possible conquête ? C’est au IIème siècle de notre ère que l’Empire romain, celui des constructions monumentales, de la romanisation, processus civilisationnel complexe, atteint son apogée et que Trajan déporte plus aux confins encore, le limes. Certes, les Sévères, dynastie berbéro-syrienne, étaient issus de ces peuples des confins de l’Empire. Notons immédiatement que Gabriel Martinez-Gros explicite qu’il arrive parfois que des peuples pourvus d’une culture écrite, d’un processus civilisationnel avancé, amorce une tentative de conquête, et se trouvent alors en-dehors du « schéma khaldounien ». Il énonce à ce propos les deux campagnes militaires de Toyotomi Hideyoshi en Corée, avant-poste de la conquête de l’Empire du milieu. Le projet d’Hideyoshi, qui ne fut jamais Shogun car d’extraction populaire, n’était-il pas moins de conquérir la Chine que d’unir sous une même bannière les samouraïs, presque condamnés à ne plus pouvoir s’affronter en ces derniers âges du Sengoku Jidaï – « la période des Provinces en guerre » –, pour stabiliser justement ce Japon impérial non encore réellement impérialiste ? Restons au Japon, puisque Gabriel Martinez-Gros évoque l’ère Tokugawa, marquée par son raffinement, une pacification inédite au Japon – deux-cent cinquante ans – et l’isolationnisme dirigé contre le rival chinois. Tokugawa Ieyasu est Shogun Seï-i-taï shogun, « Commandant en chef contre les barbares » – depuis six ans, dans un Japon désormais apparemment pacifié et unifié, lorsqu’en 1609 il détourne l’hostilité du clan Satsuma, vers Okinawa, île sinisée depuis la « colonisation » de Kumemura par des aristocrates chinois. Le Japon sédentaire attaque une population indigène, aux confins de son territoire, et achèvera le processus d’annexion en 1875, faisant officiellement de la principale île des Ryû-Kyû une préfecture japonaise. Gabriel Martinez-Gros avait justement attiré notre attention sur une autre limite à la théorie avancée par Ibn Khaldûn : si le processus de sédentarisation est trop avancé, comme par exemple à l’occasion des prémisses, au XVIIIème siècle, de la révolution industrielle, le progrès technique est libéré, la croissance de la population augmente – il nous rappelle que la population mondiale double au XIXème siècle – la production de richesses croît d’autant plus et le rapport de force des uns sur les autres ne peut plus être renversé.

        Ces quarante pages d’introduction au processus de surgissement et d’effondrement des empires présentent pour l’historien de multiples intérêts. Tout d’abord, Gabriel Martinez-Gros offre des données démographiques précises, de la « révolution néolithique » à la révolution industrielle. Ces données statistiques – et chronologiques – s’agencent avec précision ou réserves annoncées de l’auteur sur quatre à cinq grands ensembles : Moyen-Orient, Méditerranée, Chine, Inde et Mexique / Amérique centrale précolombienne. Des grands ensembles dans lesquels peuvent être confirmées ou infirmées les théories politiques d’Ibn Khaldûn. Ces données scientifiques permettront au chercheur de porter une analyse objective, en connaissance de cause, soucieuse de la démarche défendue par Martinez-Gros : « l’historien doit se débarrasser de ses certitudes. » Ainsi armé, le chercheur pourra redécouvrir les œuvres de premières mains avec un angle de vue peut-être plus audacieux. Car au fond, n’est-il pas question de cela ici ? Gabriel Martinez-Gros nous présente un travail érudit et accessible – nous y reviendrons – qui sape, arguments circonstanciés à l’appui, un certain nombre d’idées reçues. Ainsi, l’Islam serait bien moins homogène que l’on voudrait bien le croire :

le monde musulman que dépeint Ibn Khaldûn est déjà déchiré par les rivalités, par exemple entre Arabes et Berbères, entre Arabes, Perses et Turcs. Le monde des empires, ou des « grands ensembles » aujourd’hui, paraît être moins cloisonné, ou du moins paraît régi par des mécanismes et des pratiques complexes, des réalités subtiles, partagé entre affrontements belliqueux et échanges diplomatiques, entre rapports commerciaux et culturels – la Turquie, hier comme aujourd’hui, est peut-être l’illustration paroxystique de cette ambivalence.

Dans cet ordre d’idée, l’auteur nous invite à une relecture du monde de Haroun Al-Rachid, d’Irène et de Charlemagne : le Haut Moyen Âge serait divisé ainsi, un Empire oriental, scindé en une part essentielle, l’Islam, et une part manquante, Byzance. L’Europe carolingienne en serait sa périphérie – ses confins ? Mais parce que Gabriel Martinez-Gros ne raconte pas un conte de fée mais bel et bien la grande histoire, le constat et sans appel : la renaissance de ce grand empire romain unifiant les deux rives de la Méditerranée est un rêve chimérique qu’aucune des trois parties en présence n’est en mesure de réaliser !

Le limes, le ribat ou la Grande Muraille apparaissent, selon l’auteur, comme une « exclusion d’apparence », peuvent en attester les cas de barbares intégrés dans les armées romaines – Civilis ou Vendex. Reste effectivement ce regard que l’on porte sur l’ennemi, regard empreint d’ambivalence, déchiré entre l’opposition « civilisé / barbare », « sédentaire / nomade », qu’il soit désigné sous le vocable de gaïdjin ou d’infidèle, entre le mépris de celui qui est aux confins de l’empire et l’éloge que l’on en fait, probablement moins pour le considérer sincèrement d’égal à égal que de glorifier d’autant plus l’exceptionnalité de son entreprise conquérante – César en use abondamment.

            Enfin, et ce n’est pas anodin, le ton de l’essai permettra au lecteur cultivé, non historien, d’entrer sans difficulté dans cette enquête tout à la fois accessible et érudite. Des premiers pas de Philippe de Macédoine aux succès militaires de son fils, Alexandre le Grand, de la terrible année des quatre empereurs qui vit accéder à la fonction impériale un notable italien issu des rangs de l’armée, Vespasien, premier flavien, à l’entreprise unificatrice et éphémère de Qin Shi Huangdhi, des atrocités de Tamerlan à l’audace – ou l’orgueil ? – de Hideyoshi, l’amateur éclairé comme l’historien « scientifique » seront entraînés à l’envie dans cette introduction qui n’est pas de la mythologie, mais une histoire rationnelle qui semble nous dire que le limes entre « sédentarité » et « tribalité » est peut-être plus relatif qu’on ne le pense.

Puisons aux sources de la République française !

 

        La République française serait-elle une expression vide de sens, la simple juxtaposition d’un nom et d’un adjectif devenus tellement courants que l’on en aurait perdu l’essence ? En ces temps de crise grave où l’équilibre de la Nation et la paix civile sont menacés, il nous paraît fondamental de nous réapproprier un concept, une histoire, une façon de faire de la politique. Relevons tout d’abord une banalité apparente, à l’heure où certains esprits – de camps parfois adverses – voudraient opposer « République » et « France ».

S’il est un lieu commun d’affirmer que la République française n’est ni la République fédérale nord-américaine ni la République populaire de Chine, encore faut-il savoir pourquoi et en quoi. Notre République est profondément ancrée dans nos racines, dans une Histoire qui puise à la source antique, « à l’École de Rome ». Notre République est ancrée dans la culture française : celle des belles-lettres, des grands auteurs, des dramaturges d’hier aux romanciers d’aujourd’hui ; une culture qui fait se côtoyer la Philosophie et les Beaux-Arts. Nous devons nous souvenir que les Humanités sont aux fondements de la République française.

Si la République des Lettres a précédé le régime républicain en France, elle l’a assurément nourri, et ce, dans le but de forger la pensée libre. D’aucuns ne verront ici que des grandes incantations, voire un lyrisme dépassé. Curieux – et honteux ? – paradoxe que ce qui fonderait, peut-être, la modernité, soit jugé obsolète par les partisans de l’utilitarisme primaire, dont le paroxysme prend des allures de consumérisme débridé, ceux-là même qui peuvent également s’offusquer, à raison, que l’on puisse caractériser des commerces comme non-essentiels, à l’instar des études jugées hier « non-utiles ». Les crises actuelles pourraient bien révéler, enfin, ou nous rappeler, que la capacité à penser le monde et le cas échéant trancher fermement, sont bien plus essentiels que les clercs de la « post-modernité » et de « la fin de l’Histoire » ont bien voulu nous le dire et faire répéter comme un mantra.
Dans cette période charnière que nous vivons, il est… utile, de se souvenir ce qu’engage la République française, démocratique, laïque, souveraine et sociale !

 

        Certes, l’Histoire de France ne commence pas en 1789 et il n’est pas question de gommer d’un trait de plume dans les ouvrages la monarchie catholique, mais incontestablement, la Révolution française est l’acte fondateur de notre culture politique, l’acte fondateur de ce qui allait devenir la République française. En accord avec la philosophie de Montesquieu, les patriotes estimaient que la monarchie constitutionnelle, déjà, était une Res publica. En effet, désormais, le peuple était le souverain, le roi n’était plus que le premier des citoyens. Certes, de 1789 à 1792 s’opposent deux visions de la Révolution et se dessinent déjà une contradiction entre la légalité – des « décrets anticonstitutionnels » – et la légitimité – d’une action politique populaire et démocrate portée par ceux qui s’arriment à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Le vaste mouvement de la sociabilité politique, ou des sociétés populaires, serait l’illustration vibrante de cette appropriation de l’exercice politique par les Citoyens. Ainsi, le réseau des clubs Jacobins, dans les villes et les campagnes, réseau totalement décentralisé soit dit en passant ; les affiliations de sociétés, dans toute la Provence et même au-delà, aux Antipolitiques, dont le premier club, à Aix, était porté par des cultivateurs et des artisans ; le très démocratique et populaire Club des Cordeliers, à Paris ; toutes ces associations politiques, sous la monarchie constitutionnelle déjà, puis sous la République, ont exercé des missions de veille et de vigilance. Leurs membres ont parcouru le territoire pour « faire parler la loi » selon l’expression proposée par l’historien Jacques Guilhaumou.

Ces citoyens, hommes et femmes, se sont engagés dans la défense de la Patrie, les armes à la main, ou en organisant des contributions « sociales » pour venir en aide aux familles des volontaires. Ils ont exigé la régulation des prix, se sont battus pour cela dans les départements, avant de l’obtenir par la loi, quand ils ne l’avaient tout simplement pas arraché sur leurs communes. Leurs séances, généralement ouvertes au public, ont contribué à l’instruction du peuple, à diffuser largement la presse, à élaborer des projets « d’éducation populaire » afin d’assurer aux enfants l’accès au savoir, ou à essayer de le faire.

Des missions que les députés de l’Assemblée législative, puis de la Convention, prirent à bras le corps à travers les projets portés par les Comités d’instruction publique. Les Jacobins, les Cordeliers, les Antipolitiques, les citoyennes et les citoyens engagés dans les départements ont façonné la « République » avant qu’elle ne soit un régime. Il n’est pas question de faire l’impasse sur les protagonistes nationaux, qu’ils se fussent appelés Desmoulins, Robespierre, Marat, Danton, … mais les « citoyens ordinaires » ne furent pas les simples spectateurs de l’événement, loin s’en faut ! Cela doit nous amener à comprendre que l’instruction populaire est une arme politique ; le citoyen éclairé jouit d’un esprit libre et détient un réel pouvoir d’influence et d’action. Le savoir, c’est le pouvoir. C’est la raison pour laquelle, durant tout le XIXème siècle, les courants socialistes pensent l’instruction ; un combat qui serait porté également par le Commune de Paris en 1871, qui aboutirait à une réalisation dans le cadre de l’École, sous la IIIème République, avec les lois de 1881 et 1882 portées par le républicain « opportuniste » Jules Ferry. Cette flamme du savoir et de l’éveil de l’esprit, cette volonté d’ouvrir aux masses populaires l’accès à la culture, et même au loisir, fut évidemment au cœur de la démarche des réseaux d’Éducation populaire, du Front populaire en 1936, trouvant peut-être son point d’orgue avec le sous-secrétariat d’État au Sport et à l’organisation des Loisirs de Léo Lagrange.Sculpter l’esprit à l’aune de la culture et de la science pour affûter la pensée et ainsi, remettre au citoyen les armes lui permettant d’être un membre agissant dans le corps civique. Chaque individu, d’où qu’il vienne, peut s’engager au service de la loi commune, participer à l’élaboration de celle-ci et s’y « soumettre » ; car en effet, le rôle de la loi juste, est de protéger et de libérer, même lorsqu’elle interdit. Ici, la République est démocratique. En réinvestissant la Révolution française, en observant les sociétés populaires, on constate déjà que la volonté d’instruire le peuple avait une finalité émancipatrice, et celle-ci, revendiquant l’héritage de la philosophie des Lumières, a poursuivi la lutte engagée contre l’obscurantisme et l’influence de la religion.

 

        L’une des grandes œuvres de la Révolution française fut la réforme de l’Église. En établissant la Constitution civile du clergé en juillet 1790 – après l’échec de la motion de Dom Gerle en avril, qui voulait établir le catholicisme comme religion d’État –, puis le serment civique en novembre de la même année, elle réinvestissait le principe gallican, celui-ci passant du profit du roi à celui de la Nation. Les prêtres et les évêques, désormais élus par les citoyens et rétribués par l’État, étaient des fonctionnaires. Le libre accès des protestants au statut d’électeur, la citoyenneté accordée aux juifs, affirmaient bel et bien que l’on était citoyen français fondu dans le corps social, à égalité devant la loi, la loi de la Nation ayant la primauté sur celle de la religion. Ainsi, lorsque les Antipolitiques établissent leur cercle à Aix le 1er novembre 1790, un orateur à la tribune affirme : « Vous êtes libres, vous ne devez à cette Religion inventée par les hommes seuls d’autre confiance intérieure, et d’autre respect extérieur que celui que vous impose à son égard l’ordre civil qui vous gouverne, parce que c’est cet ordre seul qui a pu autoriser vos prétendus inspirés à l’établissement de leurs cérémonies extérieures. »

L’absence de sacralité ne devint pas pour autant la norme, car la loi revêtit ce caractère sacré. D’ailleurs, aux Antipolitiques comme ailleurs, on plante des arbres de la liberté, on parle de « l’Auguste Assemblée Nationale », on prête serment, on met en place des rituels, bref, on façonne une « religion civique ». Ce transfert de sacralité, ce besoin d’une forme de « spiritualité civique », aboutit à l’établissement du culte de l’Être Suprême – initialement proposé par Danton et non par Robespierre – et la « laïcisation » – relevons immédiatement que l’on ne peut parler de laïcité sans verser dans l’anachronisme – de la société et des institutions civiles poussa jusqu’à l’établissement du calendrier révolutionnaire et ses vendémiaire ou fructidor.

Entre-temps, des journalistes comme Desmoulins ne manquèrent pas de pourfendre l’institution religieuse ni même de moquer la religion. La Révolution avait aboli le délit de blasphème !
Il ne faut pas oublier les conflits religieux, la guerre civile de religion ; il ne faut pas négliger « l’activisme » tout aussi convaincu d’un clergé « non-jureur » – ou réfractaire – et du lien avec la contre-révolution. Face à ce danger, la Révolution, la République françaises, ne faiblirent pas, ne transigèrent pas ! Il est faux de prétendre, comme peuvent le faire aujourd’hui les tenants d’un relativisme cultu(r)el délétère, que la France n’a pas connu de problème de tensions religieuses avant la présence de l’islam, cherchant ainsi à plaider en faveur de perpétuels accommodements déraisonnables. La République française a été ferme hier, elle doit l’être aujourd’hui !
En septembre 1794, la Convention décrète « La République ne paie ni ne salarie plus aucun culte. » Le 21 février 1795, elle décidait… la séparation de l’Église et de l’État ! Voilà deux événements qui seraient, en 1905, deux précédents. Cependant la Convention thermidorienne permit le retour des émigrés, la pratique du « culte réfractaire » ; les tensions religieuses, loin de s’apaiser, se renflammèrent. C’est ce qui explique que l’on parle du souci du Consul Bonaparte de rétablir la paix religieuse – et avec l’Église romaine –, voilà qui mène à l’adoption du Concordat de juillet 1801. Celui-ci stipule alors en préambule que « la religion catholique, apostolique est romaine, est la religion de la grande majorité des citoyens français. » Pour autant, l’héritage issue de la récente Révolution française ne disparaît pas, il serait même l’un des points de clivage entre républicains et monarchistes ou bonapartistes sous la Deuxième République. Cette opposition se cristallise probablement dans le duel que se livrent, à l’Assemblée, le Ministre de l’Instruction publique, le Compte Alfred de Falloux, et le député Victor Hugo. Si le premier revendique « Dieu dans l’éducation, le Pape à la tête de l’Église, l’Église à la tête de la Civilisation », le second déclare qu’il veut « l’État chez lui, l’Église chez elle. » Hugo, dont rappelons qu’il évolua de l’ultra-droite à la gauche républicaine, affirmait « L’État n’est pas et ne peut pas être autre chose que laïque. » Duel perdu par Hugo, mais combat poursuivi par les socialistes, les radicaux, les anarchistes, …

Enfin, avec la IIIème République, la nécessité d’un néologisme, la Laïcité, pour définir un concept qui n’était pas l’exclusive de l’État, mais qui engageait l’ensemble de la société.

Aussi Ferdinand Buisson écrivit-il dans son Dictionnaire de la Pédagogie (1887, réédité en 1911) : « Malgré les réactions, malgré tant de retours directs ou indirects à l’ancien régime, malgré près d’un siècle d’oscillations et d’hésitations politiques, le principe a survécu : la grande idée, la notion fondamentale de l’État laïque, c’est-à-dire la délimitation profonde entre le temporel et le spirituel, est entrée dans nos mœurs de manière à n’en plus sortir. Les inconséquences dans la pratique, les concessions de détail, les hypocrisies masquées sous le nom de respect des traditions, rien n’a pu empêcher la société française de devenir, à tout prendre, la plus séculière, la plus laïque de l’Europe. » Pour l’un des pères fondateurs de la Laïcité, avant-même qu’elle ne soit décrétée, celle-ci n’est pas seulement républicaine, elle est une composante de l’identité française ! La Laïcité est un principe de philosophie politique que la loi de 1905 n’est pas venue définir, mais a traduit en droit. Elle est aussi une spécificité française et la République n’entend pas que d’autres États, y compris partenaires, alliés, amis, lui dictent sa conduite à tenir à l’endroit des questions religieuses.

 

        La Nation décide, la Nation est souveraine. La Nation, c’est l’assemblée des citoyens ; la Nation, c’est donc le Peuple. L’article 3 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, à la tête de notre bloc de Constitutionnalité, stipule « Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. » La Nation est donc, dans la République française, le cadre et la condition de la Démocratie.

C’est parce que la Nation républicaine est indépendante qu’elle est souveraine. Aussi, il nous paraît important de souligner que si le terme de souverainisme existe, c’est parce que les politiques européistes, fédéralistes, voire atlantistes, ont procédé, en violation du principe de souveraineté nationale – et jusqu’à jeter aux ordures le Référendum du 29 mai 2005 –, au transfert de la souveraineté du peuple et de ses représentants à des instances dont la légitimité démocratique est discutable. Le néologisme « souverainisme » n’est rien d’autre que la revendication de ce dont il est fondamentalement : la souveraineté !

Une Nation n’est d’ailleurs pas souveraine du seul fait de proclamer et de défendre ses principes et les valeurs qui en découlent. Une Nation est souveraine lorsqu’elle a la maîtrise de sa politique. La crise liée à la Covid-19 et à sa gestion a révélé aux naïfs et aux euro-libéraux béats les fractures graves qu’ils n’avaient pas voulu voir jusqu’alors. Ainsi, l’on admet que les milliards que l’on n’avait pas investi dans l’Hôpital, et ce malgré les nombreux cris d’alerte lancés par les professionnels de santé, sont bel et bien des milliards perdus, et pis, des vies inutilement sacrifiées ! La santé publique et la sécurité sanitaire des citoyens ont été sacrifiées sur l’autel d’une vision « court-termiste », une vision de gestionnaires – dont la responsabilité ne peut incomber au seul gouvernement actuel – prisonniers d’un dogme : le libéralisme à tout crin, c’est-à-dire y compris sur ce qui n’est pas et ne peut pas être une marchandise. La République française est souveraine si, par exemple, elle est maîtresse de sa politique publique de santé.
On a voulu faire croire que la notion « d’État stratège », que la volonté de régulation économique, la nécessité de mettre au pas les marchés, ou encore que les projets même les plus « modérés » de taxation des spéculations et transactions boursières, étaient non-seulement dépassés, obsolètes, mais en plus étaient des formes de « relents bolchéviques », du stalinisme presque. Pourtant, force est de constater que les politiques favorables à un capitalisme débridé, la désindustrialisation et son corollaire les délocalisations, n’ont pas apporté, loin s’en faut, la prospérité économique et le bonheur de tous les peuples promis par les « grands prêtres » de la religion libérale. Ainsi, les être humains sont les protagonistes d’une concurrence marchande dérégulée permanente, y compris au sein de l’Union européenne. Les crises sociales que cela provoque, ajoutées aux conflits au Proche-Orient, génèrent des flux migratoires conséquents. Par ailleurs, la République française est souveraine lorsqu’elle a la capacité et la volonté de réguler ces flux migratoires.

Réguler l’immigration et en avoir le contrôle n’est pas, comme le répètent paresseusement certains, de la xénophobie. C’est une démarche de bon sens qui permet de préserver l’équilibre de la Nation, la paix civile, autant que d’accueillir, dans la mesure de ses capacités, celles et ceux qui désirent être français ou fuient la guerre. Il apparaît alors évident de définir clairement ce qu’est l’asile politique et de le distinguer tout aussi clairement, dans la réalité des faits, de l’immigration économique, qu’un État souverain est légitime à réguler.

Lorsque l’on évoque la souveraineté du Peuple, une certaine oligarchie, une classe politique et médiatique conservatrice – quand bien même elle se dit « progressiste » – a vite fait de dégainer l’arme absolue : « populisme ! » Ainsi, comme jadis les Girondins taxaient les démocrates d’« anarchistes » ou de « niveleurs » dans le but de les discréditer auprès des « possédants », le sobriquet « populiste » entend disqualifier celui qui en est affublé, accusé de ne s’adresser qu’aux émotions et aux bas instincts de son auditoire, « la plèbe ». Tous les arguments fallacieux, y compris les plus ridicules, sont employés pour éviter de parler de politique. La campagne et le résultat du Brexit ont atteint de ce point de vue-là un paroxysme ; rendez-vous compte, les Anglais ne viendront plus acheter des pommes en Normandie !

La République souveraine n’est pas la France emmurée dans un hexagone, ne parlant qu’à elle-même. Bien au contraire, la République souveraine est celle qui a la maîtrise de ses relations diplomatiques, en Europe bien sûr – dont il faut rappeler l’évidence, elle est un continent avant d’être une entité opaque et pas réellement démocratique – et à l’international.

Le Général De Gaulle n’était pas moins l’allié des États-Unis d’Amérique en entretenant des relations diplomatiques avec l’URSS ou en recevant Khrouchtchev. Le retour de la France dans le commandement intégré de l’O.T.A.N., décidé par Nicolas Sarkozy, est un renoncement à notre souveraineté induisant une volonté d’alignement sur la politique américaine. Les déclarations du – probable – futur ex-président Trump avaient de surcroît souligné la fragilité de l’édifice, dont Emmanuel Macron lui-même avait affirmé qu’il était « en état de mort cérébrale ». Nonobstant, les questions relatives au « souverainisme » se cristallisent essentiellement autour de l’Union européenne ; celle-ci n’est pas une Nation. Si la République française est le membre moteur de l’U.E. – sans la France, il n’y a plus d’Union européenne –, elle n’a pas à se faire dicter sa politique et ses choix par une commission exécutive dont les membres ne sont même pas élus par les citoyens. La République française doit discuter, dialoguer, avec ses partenaires, mais elle doit rester souveraine, car le Peuple est le noyau atomique de la Démocratie !

 

        Le citoyen est assurément au cœur de la Nation. Sa liberté, qui est un droit inaliénable et paradoxalement conquis de hautes luttes, engage sa responsabilité. Les droits de l’individu sont aussi ses devoirs à l’endroit de la collectivité, la Nation étant une « communauté de destin ». Aussi, la liberté du citoyen ne doit pas être confondue avec l’individualisme délétère qui anéantit la conscience humaine et les devoirs que nous avons les uns envers les autres. En 1791, l’abbé Rive, « inspirateur » des Antipolitiques, écrivait : « Sommes-nous libres en France, ou la liberté dont on nous y flatte, n’est-elle qu’un leurre ? C’est ce qu’il faut nécessairement expliquer au Peuple. Si nous y sommes véritablement libres, nous y sommes égaux, parce que nous y sommes tous hommes, & qu’il n’y a point d’homme qui y soit plus homme qu’un autre. »

Nous devons penser la liberté à l’instar de la conception des Montagnards pendant la Révolution française : la liberté est un lien social en République. La République française assure la Liberté parce qu’il y a l’Égalité et cette dernière ne peut pas être qu’une promesse, elle doit être un combat. La Fraternité qui en découle est sa quintessence. La valeur qui résulte de la fraternité républicaine est la solidarité ; dès lors, nous pouvons penser et façonner la République sociale.

Les services publics n’en sont pas la finalité, mais ses moyens de réalisation – d’où la nécessité d’y mettre justement… les moyens nécessaires ! Outre la santé, l’éducation que nous avons également évoquée, en est le ferment. L’École républicaine, qui a été sabrée de part en part, ébranlée par des méthodes pédagogistes qui ont fragilisé ceux qui étaient accueillis en son sein, doit être bien entendu le temple de la Raison, mais également le cœur et la vitrine de la République sociale. Nous savons cependant qu’il ne suffit pas d’affûter les esprits, d’éveiller les consciences libres en devenir ; il faut également et avant tout se nourrir. L’ouvrier qui produit, l’artisan qui travaille, doit vivre dignement. La répartition des richesses, l’effort demandé à celle ou celui qui a accumulé de la richesse, n’est pas du racket. L’actionnaire qui reçoit des dividendes ne peut impunément s’enrichir sur le dos des femmes et des hommes qui produisent. Il ne peut y avoir d’authentique République, du moins de République démocratique, là où il n’y a pas de justice sociale ! Le salaire brut, celui qui est concédé par l’employé et payé par l’employeur, n’est pas une amputation par des « charges », mais une mutualisation par des « cotisations sociales ».

La personne qui se retrouve au chômage après la perte de son emploi, recevant ses indemnités, n’est pas une « assistée » : elle reçoit son dû, car elle a cotisé pour cela, comme elle cotise pour sa retraite. La retraite n’est pas non plus un privilège accordé à « des Gaulois réfractaires » : elle est un droit du travailleur, un devoir de la République sociale !

L’âme de la République sociale réside dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de… 1793 ! Son article 21 proclame que « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler. » L’article 22 qui lui fait suite affirme quant à lui que « L’instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens. » Il n’y a donc pas de contradiction entre d’un côté, l’instruction qui façonne l’esprit patriotique du citoyen, et procède ainsi, osons l’expression, d’un « catéchisme républicain », et de l’autre, les secours publics et le combat contre l’indigence, la mise en place d’une économie sociale au service d’un devoir républicain populaire. C’est précisément – et notamment – cela qui est constitutif de l’essence de la démocratie, de sa définition la plus explicite, livrée à la postérité par Abraham Lincoln : « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple. » Le politique et l’économie sont liées, n’envisager la République sociale que par le – nécessaire – prisme économique est une aberration. « La garantie sociale consiste dans l’action de tous pour assurer à chacun la jouissance et la conservation de ses droits ; cette garantie repose sur la souveraineté nationale » nous dit l’article 23 de la Déclaration des Droits de 1793. S’il ne faut pas sombrer dans « l’économisme », les républicains démocrates, souverains, laïques et sociaux doivent évidemment avoir une vision économique, ou plus précisément une vision de l’économie politique. La fiscalité, la finalité de l’impôt, sa juste proportionnalité, doivent être minutieusement pensées.

De surcroît, tout entrepreneur n’est pas un capitaliste libéral qui vit dans l’opulence au détriment du peuple. La République sociale doit protéger le salarié qui travaille, produit, comme le patron vertueux qui investit dans l’économie, en soulageant la fiscalité des – vraies – petites et moyennes entreprises. Elle doit aussi avoir une vision stratégique de l’entreprise justement, de l’investissement dans l’industrie, les services, les filières professionnelles du développement durable, veiller à une utilisation raisonnée et raisonnable des ressources naturelles, en somme, imposer que l’économie servît un projet politique.

C’est cette démarche fondamentalement politique, emprunte de la vertu, au sens où on l’entendait au XVIIIème siècle, c’est-à-dire une éthique dans laquelle l’intérêt général prît le pas sur les intérêts individuels et les particularismes, qui fondent la Res publica et qui en font une réalité, non pas seulement une grande incantation.

 

        La République, c’est tous les citoyens. La France a ainsi façonné ce régime ; il n’est pas un concept creux que l’on peut décocher comme un trait approximatif à l’occasion d’une joute verbale ; du moins théoriquement. En effet, si la République française repose sur des principes, des valeurs, un cadre, encore faut-il se donner les moyens de les traduire dans la réalité quotidienne. Cela requiert détermination, force et courage politiques. Mais à l’instar de la République, la Politique n’est pas, ne doit pas être, l’affaire de quelques-uns qui laisseraient entendre que l’on serait en démocratie sur le seul prétexte que l’on ait le droit de vote. Chaque citoyen doit se réapproprier les concepts, se responsabiliser et agir. Chaque citoyen doit comprendre que sa liberté est garante de celle de l’autre, que ce qui le concerne dans sa vie intime, familial, et le cas échéant, confessionnelle, n’a pas vocation à régenter la vie civile. Ainsi, la République laïque est par définition une et indivisible, et, toujours par définition, ne peut être « communautariste ». Souvenons-nous que laos, laïkos, c’est le peuple. Ce qui est commun à tous s’impose donc à tous dans l’espace public, civil, politique, où doivent au contraire s’effacer les particularismes. Par ailleurs, le délit d’outrage à la morale religieuse a été aboli en 1881 par la loi sur la liberté de la presse. La République française doit punir sévèrement ceux qui la menacent – et bien au-delà du fanatisme islamique – ; il n’y a pas de contradiction entre autorité de l’État et Démocratie.
Être une République, c’est aussi veiller à l’exercice vertueux du pouvoir, qui est délégué et jamais abandonné, veiller à l’utilisation responsable et au service de l’intérêt général des deniers publics. Pour assurer efficacement, authentiquement ses missions, ses devoirs et être garante des libertés, la République qui protège, qui exige le respect de la loi et le cas échéant qui punit, doit être souveraine et maîtresse de son destin. C’est cette voix que la République française doit faire entendre, c’est cette voie qu’elle doit suivre pour retrouver sa cohésion.

En 1790, Jean-Joseph Pierre Pascalis, un avocat du Barreau d’Aix qui s’était préalablement montré favorable à une réforme du royaume , se révéla très hostile à la dynamique populaire de la Révolution. Le 27 septembre, il prononça, « accompagné de sept ou huit hommes, affirmant faussement qu’il parlait au nom du ci-devant ordre des avocats », à la chambre des vacations du département des Bouches-du-Rhône, un discours contre-révolutionnaire : « Puisse le ciel ôter le moment où nous gratifiant de ce nouveau bienfait, les citoyens détrompés se réuniront à l’envi pour assurer la proscription des abus de l’ancien régime, l’exécution de nos traités avec la France, le rétablissement de la monarchie, et avec le retour de nos magistrats, celui de la tranquillité publique. » Provincialiste, l’avocat ne réclamait rien moins que le rétablissement du « despotisme parlementaire ». Véritable brûlot, il fut perçu, par toutes les parties en présence, comme le signe de ralliement des royalistes qui s’établirent d’ailleurs à Aix, alors chef-lieu du département des Bouches-du-Rhône, en Société de la Paix, de la Religion et du Roi. Les avocats membres de la Société des Amis de la Constitution – les Jacobins aixois – répliquèrent immédiatement en publiant une Protestation des hommes de Loi […] contre le discours anticonstitutionnel du Sieur Pascalis.
Les Antipolitiques, cultivateurs et artisans établis en cercle depuis le 1er novembre 1790, ne cessèrent pas de pétitionner auprès des corps élus de façon à obtenir la prise au corps – c’est-à-dire l’arrestation – de « l’incendiaire Pascalis », dont ils disaient qu’il avait « un amour excessif envers le despotisme ». Ils se heurtèrent à l’esquive et au silence, ce que fit d’ailleurs valoir l’abbé Rive, leur fondateur, dans sa lettre aux commissaires du Roi le 13 janvier 1791. Il écrivait :

« Vous y lirez, Messieurs, les plaintes PIQUANTES que la Municipalité & les autres corps Administratifs, qui veulent se conduire en Aristocrates à notre égard Nous ont occasionnées. Ces plaintes PIQUANTES supposent, des pétitions antérieures beaucoup plus douces & plus respectueuses que nous leur avons faites auparavant, & dont ils n’ont tenu aucun compte . »

De la fin novembre au début décembre 1790, les Antipolitiques exercent une pression sur la municipalité, le district et le département. Ils leur laissaient le choix entre passer en jugement « l’insigne rebelle Pascalis » ou laisser exploser « la sainte-insurrection ». Ils allèrent jusqu’à dénoncer à l’Assemblée Nationale les juges, accusés de protéger l’avocat ; « qu’ils tremblent d’avance sur leur destitution ». En fait, les Antipolitiques ont alors l’intention de générer un exemple, s’appuyant sur le droit du peuple de traduire Pascalis devant l’auguste assemblée pour crime de lèse-nation. Les Antipolitiques, déjà, ont l’intuition que leur acharnement leur apporte la reconnaissance de ce peuple que l’on veut éloigner de la politique,  reconnaissance dont ils ont besoin pour asseoir leur légitimité à mener la Révolution, a minima dans Aix.
Mais le modérantisme de l’assemblée municipale et des administrateurs du district et du département ne fut pas interprété comme un signe de faiblesse par les seuls Antipolitiques. Par ailleurs, les élus de la municipalité écrivirent même « Bientôt, on ne trouva pas croyable que le sieur Pascalis eût prophétisé aussi publiquement la contre-Révolution sans des connaissances certaines sur quelque complot caché, et sans une assurance positive pour sa sûreté personnelle. La tranquillité avec laquelle il continua à demeurer à une campagne à une lieue de la ville, malgré les menaces réitérées du peuple d’aller l’y arrêter, augmenta les soupçons. Plusieurs officiers [du régiment] de Lyonnais qui allaient [l’] y voir journellement étaient depuis longtemps suspects aux patriotes. On se figura que des soldats pouvaient avoir été gagnés ; on crut que c’était sur eux que comptait le sieur Pascalis ; et le régiment de Lyonnais, que notre peuple avait chéri si longtemps, devint pour lui un sujet de méfiance et d’inquiétude. » Le rapport précise de surcroît que l’un des compagnons de l’avocat déclara à un officier municipal, le lendemain du discours : « Vous qualifiez d’imprudence la conduite du sieur Pascalis. Sachez que si on attentait à sa personne, il se répandrait du sang. » Voilà qui était avalisé par « la correspondance sanguinaire qu’on a saisi chez lui, étroit catalogue ou inventaire qui doit être levé par la municipalité » – correspondance que les Antipolitiques jugeaient « heureuse pour la Nation ».

L’inaction des corps élus convainquit les contre-révolutionnaires aixois, en lien avec les émigrés d’Italie, que l’heure était venue d’agir. Leur mobilisation était de plus en plus évidente et l’expression de leur sentiment manifeste ; ainsi, le Chevalier de Guiramand, « […] vieux militaire, un des chefs, l’avait [la cocarde blanche] portée longtemps et nous avait été dénoncé plusieurs fois pour avoir voulu exciter des hommes du peuple à la porter, en leur offrant de l’argent ou en leur disant qu’il leur en ferait donner. Il portait à son chapeau un bouton blanc qu’il a dit lui-même être signe de contre-Révolution et un moyen de se faire reconnaître. » Le rapport de force semblait être nettement en faveur de la contre-révolution, appuyée par le régiment de Lyonnais et confortée par l’absence de réaction forte des autorités, demandées à cor et à cris par le peuple et par les sociétés populaires, les Antipolitiques en tête.

« Le peuple veut faire traduire l’infernal Pascalis ce vendredi ou samedi », disait les clubistes. Soucieux de l’ampleur qu’avait prise la contre-révolution à l’œuvre, ils délibéraient : « Le Président [du département] doit être soigneux de mettre sous scellés « tous les papiers que ce scélérat a dans Aix ». Mais rien de tout cela n’advint. La municipalité, par son immobilisme, ouvrait la voie à la répression sanglante préméditée par la contre-révolution. Le chercheur sera étonné de voir, à la lecture du rapport des officiers municipaux écrit des mois plus tard, que ceux-ci, constatant l’imminence du danger, ne prirent pas pour autant  la moindre mesure de salut public.
Selon le rapport du corps municipal, des réunions nocturnes se tenaient même chez un ami de Pascalis, réunions auxquelles se rendaient les membres du nouveau cercle, contre-révolutionnaire – portée à la connaissance de la municipalité, qui n’agit pas. La contre-révolution avance davantage encore en prenant le parti de ne plus s’assembler dans la confidentialité. Avec assurance, « […] le 11 décembre, à onze heures du matin, cinq personnes se présentèrent à la municipalité, non pour demander une permission, mais pour nous [le corps municipal] annoncer que le nouveau cercle ouvrirait ses séances le lendemain, dimanche, sous le titre de Société des amis de l’ordre et de la paix. » Dès lors, les Antipolitiques, déjà peu enclins au « modérantisme », n’ont pas de mots assez durs pour dénoncer les royalistes : le nom de leur société « évoque le carnage et les ravages publics », amis de la paix ne serait qu’une « simulation d’amitié pour cette sainte vertu nationale », ils alertent sur « la discorde qu’ils vont semer. »

La municipalité demeure indécise et, ne se posant en relais légal, en protecteur de la Constitution, ouvre la voie à l’insurrection.

Selon Michel Vovelle, « […] l’existence du complot contre-révolutionnaire du Midi, ‘’donnant naissance à une propagande orale intense, persuade les patriotes de l’imminence d’un coup de force : les deux clubs rivaux – Amis de la Constitution et Anti-politiques – sentent la nécessité de resserrer leurs liens […]’’ ». Le 12 décembre 1790, les Amis de la Constitution se rendent en corps à l’église des Bernardines pour aller chercher les Antipolitiques qui tiennent séance. Les membres des deux sociétés se déplacent alors dans la ville et prennent la direction du Collège de Bourbon – où se réunissent les Jacobins de la ville. Ils remontent le Cours à carrosses et, arrivés devant le café de Guion  que les Aixois connaissent aujourd’hui sous le nom Les 2G, la situation bascule. Le café de Guion était devenu le repère des aristocrates contre-révolutionnaires. Ce 12 décembre, alors que le régiment du Lyonnais stationnait dans la ville d’Aix, ses officiers, convaincus de royalisme, provoquent les membres des deux sociétés. Mais les Antipolitiques ne se laissent pas intimider et répondent à la provocation. Les Amis de la Constitution ont-ils tenté de faire « tampon » ? Se sont-ils laissés dépasser par les événements ? Ces hommes qui au préalable répugnent à la violence ont-ils vraiment compris ce qui se jouait ?

Toujours est-il que les Antipolitiques n’ont pas l’intention d’entamer une négociation : le ton monte, les officiers du Lyonnais ouvrent le feu. On compte alors des blessés dans la population ; les grenadiers du Lyonnais s’interposent et désarment leurs officiers, ils viennent de basculer du côté des patriotes. Le café de Guion est investi par la population, qui le saccage.

Même la municipalité reconnaît dans son rapport que « Cette scène valut le salut de notre ville ». Pour autant, ce qui vient de se passer sur le Cours n’est que le début d’une insurrection qui allait durer trois jours. La responsabilité incombe encore essentiellement au corps municipal : le Vice-Maire promet justice, encore. « Il dit qu’on ne doit l’obtenir que suivant les lois. » Mais alors qu’on vient annoncer que le régiment de Lyonnais se prépare à attaquer la ville et que le peuple « […] demande à grands cris de faire battre la générale », la réponse de la municipalité est sidérante : « Nous nous y opposons. » La voilà prisonnière de ses rêves chimériques, l’esprit embrumé par le souvenir du conflit différé en mai 1790 entre patriotes et royalistes, mais à cette époque, le feu n’avait pas retenti, le premier sang, celui des patriotes, n’avait pas été versé. La colère des citoyens assemblés à la Maison commune l’Hôtel de Ville conduit les trois corps administratifs à s’y réunir. Bref éclair de lucidité : ils s’accordent sur la nécessité de renvoyer enfin le régiment de Lyonnais. Mais voilà que l’on décide de faire venir quatre cents hommes du régiment d’Ernest. Entre-temps, le 13 au matin, pour protéger Pascalis et l’un de ses complices, La Roquette, semble-t-il présent dans le café de Guion au moment des tirs, la municipalité les fait incarcérer – dans les casernes, hors les murs.
La population d’Aix se souvient : les Antipolitiques avaient prévenu. Tels Cassandre, ils ne furent pas écoutés, et désormais le déroulement des événements excitait la peur d’être submergés par les troupes contre-révolutionnaires autant qu’il attisait le désir d’une prompte justice. Les Antipolitiques, à la tête de l’insurrection, veulent Pascalis. « Ils veulent briser les portes des prisons. » En séance, « plusieurs se disputaient l’honneur de cette prise. » On affirme que le crime de lèse-nation est impardonnable, que le salut de la Patrie exigeait d’agir. Il est de surcroît probable que les Antipolitiques n’aient pas voulu se faire « dépasser » par les deux mille Marseillais présents à Aix. La foule s’assemble, s’arme, fulmine de voir que l’on protège un homme qui la veille était prêt à égorger la population. Le rapport du corps municipal précise que quelqu’un s’écria qu’il ne fallut que quarante-huit heures pour condamner et pendre un homme qui avait été à l’origine des émeutes de la faim en mars 1789. Nous sommes le 14 décembre 1790. Pendant que l’on entraînait Pascalis et La Roquette sur le Cours pour les y pendre, on allait chercher le Chevalier de Guiramand, accusé d’avoir tiré le premier coup de feu le 12. Désormais réfugié dans une maison de campagne, il est lui aussi ramené sur le cours, pendu « […] au même arbre où l’on avait pendu l’homme condamné à la suite des troubles du mois de mars 1789 » précise le rapport. Ceci nous rappelle que ce type d’exécutions avait une forte portée politique ; elles s’inscrivaient dans la reproduction des peines infamantes de l’Ancien-Régime, retournées contre ceux qui jadis en étaient les dépositaires. Si le jugement est prompt, l’exécution sommaire, ils ne sauraient donc être réduits à une « sauvagerie » incontrôlée de la foule. Bien au contraire, tout est scrupuleusement pensé, jusqu’au parcours du condamné, de la prison au lieu d’exécution de l’émeutier de l’année précédente.

Ces émeutes sanglantes d’Aix nous enseignent des éléments précieux relativement aux différents protagonistes. Tout d’abord, l’incapacité des trois corps constitués, la municipalité en tête, à agir promptement face aux menaces avérées de la contre-révolution. Légalistes et modérées, les institutions élues se bercent dans l’illusion qu’un équilibre improbable des forces peut être réalisé et, face à la terrible réalité, ont tendance à trancher dans un sens conservateur. Municipalité et district d’Aix, département des Bouches-du-Rhône, sont l’archétype de cette bourgeoisie constituante effrayée par les foules, soucieuses de préserver son intérêt et hostile à toute orientation démocratique et sociale de la Révolution, qu’elle veut achever rapidement.

Ensuite, que la frange populaire d’Aix a compris qu’elle n’avait rien à espérer de cette élite bourgeoise. Livrée à son sort, ayant le choix entre « l’aristocratie des nobles » et « l’aristocratie des riches », il ne lui reste que l’insurrection et la violence pour faire valoir ses intentions et assurer son droit à l’existence. Le choix du lieu de lynchage est un message explicite. Elle comprend aussi que dans cette lutte acharnée, une société patriotique, les Antipolitiques, peut organiser ses forces, cristalliser sa colère et être son porte-voix face à la contre-révolution d’une part, et à « l’élite conservatrice » de l’autre.
Les Antipolitiques enfin, s’imposent durablement comme la société de défense et de protection du peuple. Parce qu’à aucun moment ils n’ont transigé sur le fond, vacillé quant aux principes, même en s’alliant avec les Amis de la Constitution, ils incarnent le rempart contre le despotisme. Ayant prévenu à maintes reprises les corps institués, ils démontrent qu’ils ne sont pas ces brutes assoiffés de sang que l’on veut bien dépeindre, mais qu’ils sont en capacité de souffler sur les braises lorsque les nécessités l’imposent. Ils savent qu’ils peuvent devenir ainsi une tête de pont pour les Jacobins marseillais dans cette ville aristocratique, mais ils ambitionnent plus. Ces journées insurrectionnelles leur permettent de naître politiquement, c’est-à-dire en-dehors des murs du couvent des Bernardines, d’aller à la rencontre du peuple dont ils sont, pour partie, eux-mêmes issus. En étant ainsi identifiés et en s’imposant comme la société de surveillance et de contrôle des administrations, garante des acquis de la Révolution, partant à la conquête de nouveaux droits, ils sont à même de grandir. Cette naissance brutale leur a apporté une notoriété inattendue, asseyant leur crédibilité et leur authenticité auprès des patriotes : ils reçoivent, dans la foulée des évènements, la visite de tout l’État-Major de la Garde Nationale et déjà, le Colonel Perrin remerciait « la Société pour son zèle infatigable et son patriotisme dans ses fâcheuses circonstances. » Les premières affiliations de sociétés à leur club sont réclamées le 21 décembre, moins de deux semaines après les journées insurrectionnelles. Alors ils cultivent cette popularité, la nourrissent, s’impliquant parfois là où préalablement, on ne les aurait pas attendus. En janvier et mars 1791 par exemple, ils pétitionnaient pour que l’on écrivît à l’Assemblée Nationale concernant l’exécution du projet de canal de Fabre, ingénieur hydraulique. Comme à l’accoutumée, le ton était menaçant, exigeant qu’on leur remette copie de la lettre et de la réponse de l’Assemblée Nationale. Une construction d’intérêt public… les travaux publics.

Le projet de canal de Fabre leur permettait de réclamer que l’on exclût des personnes liées aux anciennes administrations des actions de charité et des travaux publics. Ils ne combattaient pas les seuls contre-révolutionnaires, les Pascalis et les Guiramand, ils affrontaient l’accaparement des mandats par quelques-uns, veillaient à ce que l’on ne fît pas des responsabilités publiques une source d’enrichissement personnel.

Le 5 avril 1791, ils délibéraient comme suit : « La Société considérant en outre que d’après les décrets de l’Assemblée Nationale un seul homme ne pouvait pas posséder plusieurs charges de l’État, et voyant à regret que le Sieur Lance homme a souhaité en posséder trois, [à] savoir le marché, l’inspection des pavés et des fanaux qui pourraient servir à nourrir trois familles, a délibéré que pétition serait faite à la municipalité afin que le Dit Sieur Lance soit destitué au moins de deux de ces places et principalement de celle du marché . »

Les Antipolitiques, par leur probité, l’intransigeance de leur conviction et la radicalité dans leur combat, étaient à Aix, depuis ce 12 décembre 1790, le seul organe institué pour le peuple.

 

Article rédigé à partir de Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia, Les Antipolitiques d’Aix, première période, 1er novembre 1790-10 août 1792, Mémoire de recherche de Master I, dir. Marc Belissa, Université Paris Nanterre, 2019, 179 p.

            Que ne dit-on sur les Jacobins ? Tout le monde connait leur nom, tout le monde croit savoir qui ils furent. Nombre d’intellectuels médiatiques, de responsables politiques ou de journalistes n’ont de cesse de définir le système administratif et politique dans lequel nous vivons comme prétendument jacobin, or, rien n’est plus faux ! Pourtant, les Jacobins ont bel et bien figuré parmi les architectes du républicanisme français. Ils n’ont jamais été cependant ni un bloc homogène, ni même les partisans de la « centralisation », bien au contraire… De surcroît, le « jacobinisme » est une notion vague, inexistante durant la Révolution française, que nombre d’historiens et de chercheurs, dont je suis, relativise. Pour savoir qui furent les Jacobins et comprendre les subtilités de leur philosophie politique, si nécessaire aujourd’hui, leurs contradictions importantes, il faut se plonger au cœur du bouleversement majeur de la fin du XVIIIème siècle et tenter de le saisir.

            Alors que les États-Généraux du Royaume se sont ouverts au printemps 1789, un groupe de députés de ce que l’on appelle le « parti national », ou « patriote », se montre particulièrement avancé dans ses revendications et ses propositions. Ils forment le Club breton, en référence à la province d’où ils sont originaires. Leur dynamisme et leur désir de réforme est tel que bientôt, le club breton agrège autour de lui nombre de députés patriotes, des plus modérés – Barnave, Mounier, du Dauphiné, Mirabeau, de Provence, … – aux plus prononcés – Robespierre, d’Arras, Pétion, de Chartres, … Initialement, le club est donc composé de députés, pour l’essentiel du Tiers-État, et permet à ses membres de s’organiser avant les séances. Le mouvement populaire prend la main à l’été 1789 – de la prise de la Bastille à la « Grande Peur » – et c’est lui qui pousse les élus de la jeune Assemblée Nationale, la Constituante, à proclamer l’abolition des privilèges le 4 août 1789 – et le rachat des droits féodaux, se reporter au discours du député Le Guen De Kerangal – ainsi que la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen le 26 août. Cependant, les avancées timides d’une part et les réticences, déjà, du roi – les veto de fait –, aboutissent aux journées des 5 et 6 octobre 1789 : les Parisiennes contraignent le couple royal à quitter Versailles pour Paris. La Garde Nationale les a accompagnées, dans le but d’exercer un contrôle.

Dans ces journées se confirme la double dynamique de la Révolution française : un mouvement populaire qui impulse une énergie, des directives, fait la Révolution, et une « révolution parlementaire », conduite par des « modérés », dont La Fayette, lequel commande d’ailleurs la Garde Nationale de Paris, et qui entendent finir rapidement la dite Révolution.

Ces dissonances divisent les députés « patriotes » ; toujours est-il que l’Assemblée Nationale serait contrainte à son tour de quitter Versailles le 19 octobre 1789 : le peuple parisien entend contrôler la situation. Le lendemain, Sieyès propose de diviser les citoyens en deux catégories – « actifs » et « passifs », les seconds étant privés du droit de vote –, le 21, l’Assemblée votait la loi martiale – laquelle permettrait d’ouvrir le feu sur les foules après trois sommations.

Cependant, malgré des options politiques déjà différentes en fonction de ses membres, le club breton est un laboratoire d’idées formidable, une arme de – tentative de – cohésion du « parti patriote ». Désormais à Paris, il prend le nom de Société des Amis de la Constitution – alors en cours d’élaboration – après s’être installé rue Saint-Honoré, dans la bibliothèque du couvent des Jacobins. Dès lors, les « Noirs » – les députés royalistes, contre la Révolution – affublent les Amis de la Constitutions d’un sobriquet, « les Jacobins » – c’est donc une insulte du « côté droit » portée à l’encontre des députés du « côté gauche », cela invite à la réflexion… Les Jacobins bénéficient d’une telle aura dans la capitale, la communication des députés avec leurs mandants aidant, que des clubs patriotiques, ou sociétés politiques, s’installent en provinces – puis dans les départements créés, en principe, en décembre 1789. Nombre de ces clubs vont prendre le nom de Société des Amis de la Constitution : ils s’affilient alors au club parisien et entre eux. Les Jacobins ne sont donc pas une société parisienne, tenue par des Parisiens – bien au contraire –, mais un réseau de sociétés affiliées aux relations horizontales, réseau totalement décentralisé. Fin décembre 1790, il y a déjà en France 300 sociétés jacobines. Aix, le chef-lieu du département des Bouches-du-Rhône, voit des hommes de loi créer le club jacobin de la ville en mai 1790. Il convient d’ajouter les nombreux clubs non affiliés – ou pas immédiatement – aux Amis de la Constitution. Ainsi, à Paris, la très populaire et très démocratique Société des Amis des Droits de l’Homme, qui se réunit dans un premier temps dans le couvent des Cordeliers. Ce club est mixte et se situe à la Gauche des Jacobins – certains historiens, comme Marc Belissa, nuancent ce point de vue. Des personnalités en devenir, « patriotes prononcés » – démocrates – comme Camille Desmoulins, Georges Jacques Danton, ou encore  Jacques René Hébert et Jean-Paul Marat, fréquentent les Cordeliers. Ils sont également membres des Jacobins. Dans les départements, il n’est pas rare non-plus qu’une société plus « populaire » se constitue à la Gauche des Jacobins, dont le recrutement demeure « bourgeois » au moins jusqu’en 1792 ; ainsi, à Aix, des agriculteurs et des artisans s’établissent le 1er novembre 1790 en cercle Antipolitiques. Ce club commence à s’ouvrir aux femmes en 1791. Même si celles-ci sont loin d’être marginalisées dans le processus révolutionnaire, c’est aussi et par ailleurs sur la question de l’accès des femmes aux délibérations que les patriotes se divisent parfois, ainsi dans le Grand Ouest – Peyrard. Néanmoins, l’aile gauche de ce mouvement jacobin, dont est Maximilien Robespierre, est fondamentale pour le développement des idées démocratiques, alors minoritaires à l’Assemblée. C’est ce qui conduit notamment Camille Desmoulins, « l’homme du 12 juillet » – 1789 – à écrire que ses amis est lui se situent « à l’extrémité gauche des Jacobins », à être « les Jacobins des Jacobins ».

Les motifs de division ne manquent pas. Effectivement, si le camp « patriote » est opposé unanimement à ce que l’on appelle désormais « l’Ancien Régime », les désaccords quant à ce que doit être le nouveau sont importants. Aussi, si « […] 2 à 300 députés sont membres de la Société des amis de la Constitution » – Biard, Dupuy –, la gauche parlementaire se fissure. Les plus modérés des Jacobins, enclins à un principe de monarchie constitutionnelle dans laquelle le roi conserverait un certain nombre de prérogatives, et hostiles à la fois au mouvement populaire et à l’installation d’une démocratie, quittent le club de la rue Saint-Honoré et fondent la Société de 1789 ; parmi eux, rien moins que La Fayette et Mirabeau. Cette scission n’est que la première d’une longue liste, la crise la plus grave étant probablement celle de l’été 1791. Louis XVI et Marie-Antoinette notamment quittent Versailles dans la nuit du 20 au 21 juin. Le projet ? Rejoindre le marquis de Bouillé – « le massacreur de Nancy » – à Montmédy de façon à prendre la tête de la Contre-Révolution et de revenir en France avec des armées d’émigrés, appuyées par des forces étrangères, pour saigner la Révolution et permettre que Louis soit rétabli dans la plénitude de ses fonctions. Nonobstant, le roi est arrêté à Varennes grâce à la mobilisation des Jacobins locaux, après avoir été reconnu par Drouet, le commis des Postes de Sainte-Menehould. Le couple royal est de retour à Paris le 25 juin, accueilli dans un silence de mort – l’on connaît l’inscription installée au bout d’une pique : « Quiconque applaudira le roi sera bâtonné. Quiconque l’insultera sera pendu. » Voilà qui exprime bien l’ambivalence des sentiments d’alors, le dilemme cornélien vécu par les contemporains ; si Louis XVI avait bel et bien trahi, le roi était une pièce essentielle du dispositif constitutionnel quasi abouti. Et que faire sans roi ? L’Assemblée créé donc une fiction : le roi des Français a été enlevé ! Mais personne n’est dupe. Plusieurs pétitions circulent à la mi-juillet ; à l’initiative du Club des Cordeliers, il s’agit de réclamer la République ! Cependant, les Jacobins reculent, bien que certains d’entre eux, comme Brissot et Condorcet – des meneurs de ceux que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de « Girondins » – soient déjà républicains. En effet, le 16, la pétition des Jacobins propose de « remplacer Louis XVI par tous les moyens constitutionnels » ; ainsi, il pourrait être destitué, mais remplacé par un autre roi, le Duc d’Orléans par exemple. Le 17 juillet, les Cordeliers maintiennent leur rassemblement, désapprouvé alors par une figure montante des Jacobins, Robespierre, qui juge la situation précoce, voire dangereuse – Robespierre n’est pas alors républicain, la forme juridique du régime lui important peu tant que la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen demeurât la ligne directrice. Les Cordeliers ont appelé à se rendre sur le Champ-de-Mars – où s’était achevée le 14 juillet 1790 la fête de la Fédération – pour signer une pétition réclamant la déchéance du roi. Le matin, deux personnes cachées sous l’Autel de la Patrie sont tuées – l’affaire du « Gros-Caillou ». L’après-midi, une foule de femmes, d’enfants et d’hommes, réunie pacifiquement et sans armes, s’active pour le succès de la pétition. La Fayette et Bailly, le maire de Paris, font sortir les drapeaux rouges : appliquant la loi martiale, ils tirent sur la foule. 50 morts ? 100 ? 400 ? Nous ne le saurons jamais vraiment. Le même jour, les personnalités les plus en vue alors aux Jacobins de Paris quittent le club et fondent celui des Feuillants. Barnave, les frères Lameth, Duport, Bouche – l’un des trois députés d’Aix. Ce club des Feuillants, incarnant une politique de l’ordre social, défendant le lobby colonial et esclavagiste, serait, jusqu’à mars 1792, un appui fondamental pour Louis XVI. Quant à Danton, il doit s’exiler en Angleterre ; Marat est contraint de se cacher également.

En septembre 1791, la loi Le Chapelier limite les actions possibles des sociétés populaires. La « Révolution parlementaire » entend museler « la Révolution populaire ». Il faut préciser que depuis le printemps 1791, tous les départements ont des clubs politiques : en décembre, le pays en connait près de 1250 – Boutier, Boutry, Bonin. La majorité de ces clubs, relativement à ceux affiliés aux Jacobins, ne suit pas les Feuillants. Le grand moment des Jacobins va commencer.

Depuis septembre 1791, une nouvelle Assemblée siège : la Législative. La Constitution a été sanctionnée par le roi le 13. Cette nouvelle Assemblée n’est composée que de « patriotes », c’est-à-dire qu’elle est à 100% tenue par des révolutionnaires, mais ces hommes ne veulent pas la même Révolution. Le « côté droit » détient la majorité, incarnée par les Feuillants, dont la figure emblématique en-dehors de l’Assemblée est Lafayette. Ces Feuillants sont généralement soutenus par les Constitutionnels, au Centre. Enfin, le « côté gauche » pèse pour 18%, représentés par les Jacobins. Le noyau dur de ces députés jacobins est porté par Brissot, Vergniaud, Condorcet, bref, par ceux que nous appelons aujourd’hui… les Girondins ! Vous comprendrez donc qu’opposer ostensiblement « Girondins » et « Jacobins » témoigne d’une ignorance crasse quant à la Révolution française, une incompréhension profonde de l’évènement. Ces Girondins, que l’on appelle plutôt Brissotins à l’époque, sont hostiles à l’esclavage et farouchement anticléricaux. Mais ils sont aussi ouvertement bellicistes. Le débat sur la guerre est la nouvelle menace qui pèse sur les Jacobins. Précisons toutefois que tous les contemporains ont conscience que la guerre est imminente. Les désaccords ne clivent pas partisans et opposants à la guerre, mais partisans de l’offensive, de l’initiative du conflit – c’est la position girondine – et partisans de la prudence, indiquant de se préparer à la guerre sans déclencher les hostilités. Cette position est minoritaire aux Jacobins et n’est guère défendue que par Marat et Robespierre, lequel déclare alors : « Remettez l’ordre chez vous avant de porter la liberté ailleurs […] La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête d’un politique est de croire qu’il suffise à un peuple d’entrer à main armée chez un peuple étranger pour lui faire adopter ses lois ; Personne n’aime les missionnaires armés ! » Les opposants à la guerre ont conscience que la France n’est pas prête, ils n’ont pas confiance en les officiers qui commandent les armées et surtout, en cas de victoire, certes peu probable, craignent la dictature militaire – ils pensent alors à La Fayette. Brissot et ses amis ont un autre projet en tête, et il leur est aisé de répandre massivement leurs idées. Si les Girondins dominent largement le réseau jacobin à cette période, c’est parce qu’ils disposent d’une presse puissante, amplement diffusée dans les sociétés affiliées. Ainsi, Les annales patriotiques et littéraires de la France de Louis Sébastien Mercier et Jean-Louis Carra qui, en 1792, seraient le journal le plus lu dans les sociétés populaires. 1792 marque justement un tournant pour les Girondins. Louis XVI remercie ses ministres feuillants et appelle, en mars, un ministère girondin. L’homme fort de ce gouvernement est à l’Intérieur, Roland – c’est pourquoi on parle aussi parfois des Rolandins. Ce ministère girondin permet aux jacobins d’avoir une véritable prise sur les affaires de la Nation en même temps qu’il les divise davantage. Les Girondins ne cessent de plaider la guerre ; la vente des biens nationaux – autrefois à l’Église – n’a pas rapporté ce que l’on espérait. Une campagne victorieuse permettrait à l’État de voir ses finances se redorer. A la lumière de cette philosophie et des crises de subsistances, la politique économique des Girondins se dessine – pensée dans les salons privés de Madame Roland – : ils se montrent partisans de la liberté absolue du commerce – en termes contemporains, du libéralisme économique, sans entrave. Bien entendu, ces divergences existent dans les départements.

À Marseille, les « missionnaires patriotes » jacobins identifiés par Jacques Guilhaumou tentent de maintenir un équilibre entre les deux sociétés aixoises rivales : les Amis de la Constitution, hommes de loi conservateurs et libéraux, et les Antipolitiques, patriotes radicaux exigeant la régulation des prix, et qui arrachent tardivement leur affiliation aux Jacobins, bien moins par adhésion aux formes d’intervention des clubs affiliés que pour asseoir une légitimité en Provence.

Par ailleurs, il n’y a pas de lien de subordination des petites aux grandes sociétés. Si théoriquement, « Dès 1790, au nom de l’unité des « patriotes », la société des Jacobins de Paris impose deux règles à ses sociétés « sœurs » : une seule société par localité peut lui être affiliée ; toute société affiliée doit porter le nom de société des Amis de la Constitution[1] », la pratique montre que cette règle ne fut pas suivie à la lettre, notamment en Provence, deuxième pôle effervescent de la sociabilité politique – le cas des Antipolitiques est une illustration d’autant plus flagrante qu’à la veille de la chute de la monarchie, les agriculteurs d’Aix avaient déjà constitué un réseau de 33 sociétés Antipolitiques, un chiffre amené à gonfler encore. C’est d’ailleurs l’une de ces sociétés, celle du petit village de Pertuis dans ce qui n’est pas encore le département du Vaucluse, qui recadre vertement en juin 1792 les Jacobins marseillais. Ces derniers s’immiscèrent dans une affaire d’exclusion de membres pertuisiens et entendirent faire revenir sur leur décision les Antipolitiques du village. La société de Pertuis répondit, sans réel soutien relevons-le de la « société-mère » aixoise : « Il est de principe généralement reconnu, sous le règne de la liberté, que les sociétés populaires sont chacune à l’instar des familles particulières formant par leur ensemble, la famille commune. Ces associations d’amis sont liées entre elles par la communion d’opinions et la réciprocité de confiance ; mais elles se gouvernent séparément d’après leurs statuts particuliers ; et elles ne sont comptables à la famille commune que dans le cas où elles s’écarteraient de l’objet de leur institution, qu’elles contrarieraient l’ordre public[2]. »

L’ordre public va être chahuté, et ce, par la guerre. Il y avait longtemps que Louis XVI et Marie-Antoinette l’espéraient, aussi, le monarque consent-il à satisfaire le projet girondin. La France déclare la guerre au roi de Bohême et de Hongrie – futur empereur d’Autriche – le 20 avril 1792. Les premières batailles sont désastreuses pour la France. Le ministère girondin est à son tour remercié, le 13 juin. Trois jours plus tôt, Roland avait écrit à Louis XVI : « Je sais que le langage austère de la vérité est rarement accueilli près du trône ; je sais aussi que c’est parce qu’il ne s’y fait presque jamais entendre que les révolutions deviennent nécessaire. » Là est résumée l’ambivalence de la politique girondine : ce courant des Jacobins entendait mener une réforme profonde de la société, réaliser un régime de liberté – mais pour qui ? –, ce qui passait par une nécessaire alliance de la bourgeoisie et du peuple – déjà théorisée par Barnave –, mais n’envisageait en aucun cas la mise en place d’un projet égalitaire, social, démocratique. Ceci explique en partie pourquoi le 10-août, alors que les Cordeliers, les sections parisiennes et les Fédérés – dont le bataillon des Marseillais, qui comptait deux Antipolitiques d’Aix, Ayme et Pascal – sonnèrent le tocsin et marchèrent sur les Tuileries, les Girondins ne prirent part à l’insurrection, pas même théoriquement.

L’entrée en République se fit dans un contexte violent, celui des massacres de septembre, celui de la guerre qui connut un bref revirement avec la victoire des armées françaises à Valmy. Mais les Jacobins – désormais la Société des Amis de la Liberté et de l’Égalité – étaient divisés plus que jamais. Dans la nouvelle Assemblée constituante, la Convention, ils se partagèrent en deux tendances : à Droite, les Girondins – derrière Brissot, Condorcet, Vergniaud, Guadet, Gensonné, Isnard, … A Gauche, les Montagnards – tous n’étant pas Jacobins – dont la députation démocratique de Paris ne comptait pas un seul natif de la capitale – Desmoulins, Robespierre, Danton, Marat, Panis, … Au centre, la majorité des députés, la Plaine ou le Marais.

Dès les premières semaines de la Convention, les Girondins affirment avec une telle ferveur leur hostilité à l’encontre du mouvement populaire, des mesures sociales et d’exception, qu’ils sont exclus du club des Jacobins – 12 octobre 1792. Il faut préciser que l’attaque avait été déclenchée par la Gironde, le grand club de Bordeaux ayant envoyé une adresse à toutes les sociétés affiliées[3] sollicitant adhésion sur l’exigence à l’endroit du club de Paris d’exclure de son sein des « agitateurs » parmi lesquels Danton, Robespierre et Marat. Échec.

Les Montagnards vont a contrario porter une politique revendiquée par les clubs jacobins : sociale, démocratique, et « exceptionnelle », même si la Gironde, le groupe à l’effectif le moins important, tient largement la main – en constituant des majorités avec la Plaine – jusqu’aux journées des 31 mai et 2 juin 1793.

Les clubs patriotiques, ou plus exactement les sociétés populaires comme on le dit depuis quelques temps, sont au cœur du système politique, à la fois expérience de ce que l’on appellerait aujourd’hui la « démocratie directe », et démonstration d’une organisation totalement décentralisée. Les Jacobins refusaient la centralisation du pouvoir exécutif car cela revenait selon eux à rétablir l’absolutisme et la tyrannie d’un seul, nous y reviendrons. Les corps constitués localement font appel aux citoyens membres des clubs pour des missions de salut public, d’instruction populaire, de défense de la Patrie. C’est aussi au nom de ces principes que les Jacobins marseillais investissent le 22 août la salle des anciens États de Provence, dans la Maison Commune d’Aix, afin de contraindre, en violation de la loi, le Conseil Général du département des Bouches-du-Rhône, à le suivre à Marseille. Ils ne font plus confiance à ces élus « modérés » qui n’ont eu de cesse d’ignorer les revendications et les pétitions portées par les Jacobins aixois radicaux, les Antipolitiques, dont certains siègent d’ailleurs dans l’Assemblée départementale. L’opération permet ainsi de phagocyter davantage ce club par trop autonomiste.

Avec l’entrée en République et le régime populaire qui se dessine, bien des notables jusqu’alors timorés s’empressent de participer activement à l’édifice révolutionnaire. Dans les sociétés populaires, alors que paradoxalement on a conscience que 1792 marque un tournant démocratique – par rapport à la « réforme libérale » de 1789 –, on se méfie de ceux que l’on va qualifier de « patriotes de 92 ». Le Jacobin radical marseillais Isoard écrirait même, à l’automne, aux élus du département qui l’avaient missionné à Apt – dans les Hautes-Alpes – : « C’est encore quatre-vingt-douze qui a voulu attaquer quatre-vingt-neuf. » – Guilhaumou. Aussi, alors que l’année qui venait de s’écouler avait vu un ralentissement de créations de sociétés, les clubs restreignent leur recrutement. Les notables conservateurs, les possédants favorables à une « révolution bourgeoise, parlementaire », mais hostiles au mouvement démocratique, comprennent qu’ils n’auront que très difficilement accès aux sociétés populaires dans lesquelles ils ne s’étaient pas précipités jusque-là. Qu’à cela ne tienne ! Ils investissent massivement les sections, initialement de simples circonscriptions administratives. Celles-ci tendent à devenir permanentes – parfois avec la complicité des sociétés qui espèrent les contrôler –, concurrencent les clubs, freinent les mesures prises localement pour endiguer la crise des subsistances et lutter contre les « aristocrates » – dont ils sont parfois. Du printemps à l’été 1793, on voit même les sectionnaires modérés désarmer les Jacobins radicaux ; pis, les sections réarment des suspects après avoir désarmés des patriotes. Les 24 sections de la cité phocéenne renversent ainsi le club.

Tout le réseau Antipolitique, soit 80 sociétés au printemps 1793, est également secoué, jusque dans le Sud-Ouest, où ses clubs sont confrontés au même problème. Les correspondances entre sociétés jacobines du pays attestent ce vaste mouvement de fond.

À l’Assemblée, les députés girondins – Vergniaud, Isnard – menacent d’en appeler militairement aux départements et même de raser Paris si des atteintes étaient portées contre la propriété. C’est l’insurrection parisienne ; 29 députés du « côté droit » sont révoqués. Les sections, dans les départements, réagissent, enflammées par les députés conservateurs qui se sont évadés… de leur domicile ; c’est « l’insurrection fédéraliste » de l’été 1793. L’accusation de « fédéralisme » est portée par les députés montagnards, la notion n’est jamais revendiquée par les Girondins. Aussi, l’affrontement qui se joue alors n’est pas un combat entre partisans de la « centralisation » contre partisans de la « décentralisation » ; les Girondins crient aussi « Vive la République une et indivisible ». D’ailleurs, contrairement à une idée largement répandue, les Girondins défendent un projet de constitution très… centralisateur ! Le combat qui est livré est celui pour la nature de la République : une « République des propriétaires », un régime libéral sur le plan économique, conservateur sur le plan social, défendu par les sections pro-girondines ; une République sociale, populaire, un projet démocratique et des mesures d’exception en matière de justice et de répression, portée par les clubs, notamment jacobins, en soutien aux Montagnards. Il faut relever que certaines sociétés populaires, comme celle des Antipolitiques d’Aix, ne se revendiquent pas jacobines, et ce bien que les Aixois soient affiliés aux Jacobins, et alors qu’ils peuvent écrire volontiers « républicains » et « montagnards ». À la fin de l’été 1793, les sociétés populaires et les Montagnards l’ont emporté. En Octobre, les Girondins compromis dans l’insurrection et la guerre civile qu’ils ont fomenté, lesquels avaient été protégés jusqu’alors par Robespierre, sont jugés, condamnés et exécutés, avec leurs soutiens – Olympe de Gouges par exemple.

            Dès octobre 1793, les sociétés populaires sont pleinement intégrées au gouvernement révolutionnaire – ce que l’on a appelé, a posteriori, « la Terreur ». On entendra certains intellectuels évoquer un contrôle du gouvernement ; c’est bien mal connaître la période et les schémas institutionnels d’alors – mais ce n’est pas l’objet de cet article. Effectivement, la structure administrative est décentralisée. De façon à annihiler la tyrannie du pouvoir exécutif, il convient, pour les Jacobins, de l’éclater. Le contrôle de l’exécution de la loi se fait localement, par des agents locaux, élus localement. Les sociétés populaires et le mouvement jacobin sont donc des organes exécutifs… décentralisés. En revanche, on procède à la « centralité législative » : la loi est la prérogative de l’Assemblée, mais elle est co-élaborée avec les citoyens – par le prisme des clubs et des assemblées populaires – et la Constitution de 93, ratifiée le 24 juin dans les départements – suspendue à l’automne « jusqu’à la paix » – prévoit qu’une loi ne soit « valable » qu’une fois ratifiée par les 2/3 des citoyens dans les dits départements. Il faut tout de même nuancer cette co-élaboration de la loi, car les conventionnels se méfient du risque « fédéraliste ». Ainsi, lorsqu’à l’hiver 1792-1793 s’organise une forme de « fédéralisme jacobin » autour du club de Marseille, qui s’était présenté en mars 1793, en soutien de la Convention nationale, comme « la Montagne de la République » – Guilhaumou –, les députés se montrent hostiles – par ailleurs, les Girondins s’étaient montrés particulièrement véhéments.

Avec l’an II – 22 septembre 1793-22 septembre 1794 – 3500 nouvelles sociétés jacobines voient le jour – 25 000 clubs politiques au total, chiffre discuté. On aurait tort, là encore, de croire que l’ensemble de ces patriotes engagés dans des associations politiques, ancrées à gauche et à l’extrême-gauche, pensent le processus révolutionnaire de façon identique. La déchristianisation violente – qui n’est pas une politique puisqu’elle vient d’en-bas – ou l’intensité de la répression, sont des motifs de divisions. Certains groupes, comme les clubs de femmes, se livrent à « l’ultra-révolution », ce qui conduit à leur dissolution. Mais les Jacobins mêmes sont divisés sur les modalités de « la Terreur » ; Camille Desmoulins estime qu’il y a trop de patriotes injustement détenus dans les prisons, Danton fait valoir qu’il « faut faire l’économie du sang des hommes ». Cette « faction », pourtant portée par des radicaux, est qualifiée de Citra, ce sont les « Indulgents ». Du fait de la proximité de Danton et surtout de Desmoulins avec Robespierre, ce dernier est accusé de « modérantisme » et doit se justifier à la tribune des Jacobins en décembre 1793 ; il expose alors sa théorie du « Gouvernement révolutionnaire ». L’autre faction est celle des Ultra, c’est le mouvement hébertiste – Hébert, le journaliste du Père Duchêne, substitut du procureur de Paris, est celui qui inventa, devant le Tribunal révolutionnaire, l’inceste de Marie-Antoinette et de la Princesse de Lamballe sur le Dauphin. Ainsi, les Cordeliers se sont eux-mêmes divisés. Ces « Exagérés » réclament l’ultra-révolution : plus de répression, plus de guillotine, notamment contre les « accapareurs » et les « agioteurs ». Robespierre et Saint-Just reprochent aux premiers d’attiser la contre-révolution, aux seconds de vouloir infléchir précocement la politique d’exception. La tribune des Jacobins de Paris, mais également la presse, sont les arènes d’une lutte acharnée où les accusations de trahison, de contre-révolution même, pleuvent. Cette lutte des « factions » aboutit à l’élimination de l’une et de l’autre – les « hébertistes » en mars 1794, les « Indulgents » le mois suivant.  Ces épurations à gauche et ses conflits se poursuivent jusqu’à l’été ; le coup d’État parlementaire du 9 Thermidor renverse Robespierre et ses amis. Résultat d’une alliance opportuniste entre l’extrême-gauche et le centre, il n’est pas sans incidences. Le réseau jacobin est secoué, partagé entre les tenants de la politique sociale mise en place par le Gouvernement révolutionnaire et partisans des mesures libérales à venir. À Aix, les Antipolitiques se déchirent entre « robespierristes », qui tiennent la municipalité depuis septembre 1793, et les théoriciens du « Robespierre tyran ».

À l’assemblée, les Thermidoriens ont d’ores et déjà entamé la réaction, mais il leur faut achever le mouvement populaire et ceux qui le portent ; le 22 Brumaire an III – 12 novembre 1794 –, ils font fermer le club des Jacobins de Paris. Évidemment, comme il avait fallu fabriquer des prétextes pour justifier le 9 Thermidor, il faut tenter de justifier cette fermeture. Le Rapport Laignelot précise : « Nous avons rendu justice au bien qu’ont fait les Jacobins, et, en les fermant, nous avons respecté les principes auxquels nous ne pouvions porter atteinte ; nous avions cru qu’il fallait admettre partout des sociétés populaires, parce qu’elles sont inhérentes au gouvernement républicain ; mais nous n’avons point vu dans la société des Jacobins, une société vraiment, purement populaire. » – Cf. Boutier, Boutry, Bonin. Pourtant, c’est tout le mouvement populaire que la Convention thermidorienne, l’antichambre du Directoire, et sa politique de classe, s’apprêtaient à anéantir. En effet, si le printemps 1795 voyait l’explosion de la « Terreur blanche », ce moment où les muscadins, « la jeunesse dorée » saignent les Jacobins à Paris et dans les départements – les Thermidoriens laissent revenir les « aristocrates » et les « réfractaires » émigrés –, tous les clubs seraient dissouts. Les Antipolitiques d’Aix, qualifiés de « société soi-disant populaire » – la falsification entend renforcer le discrédit –, sont fermés en juin 1795.

            Le Directoire, installé en octobre 1795, est l’illustration de la politique de « l’extrême centre » –  Serna –, ou de la politique du « juste milieu » – Biard, Dupuy. Les Girondins ne sont pas pour autant immédiatement réintégrés. Certains d’entre eux, comme Thomas Paine, émettent même désormais des critiques à l’endroit du libéralisme et semblent alors en phase avec la politique défendue auparavant par les Montagnards. Conservateur, libéral, oligarchique, le Directoire entendait sauvegarder le système républicain face à une double menace : sur sa droite, les royalistes, qui remportent les élections législatives d’avril 1797, avant le coup d’État directorial de septembre – le 13 vendémiaire an III, 5 octobre 1795, le général Bonaparte, à la demande du Directeur Barras, réprimait déjà dans le sang une insurrection royaliste parisienne – ; sur sa Gauche, les « néo-Jacobins ».

Ceux-ci restent mobilisés dans toute la France. Ils incarnent le courant des Républicains de Gauche, dernier rempart de l’idéal démocratique et d’un régime social et populaire – d’autant plus après l’échec en 1796 de la conjuration des Égaux portée notamment par Babeuf et Buonarroti.

Les « néo-Jacobins » remportent les élections en germinal an VI – avril 1798 –, mais le régime invalide l’élection de 100 députés démocrates en floréal, c’est-à-dire le mois suivant – Biard, Dupuy. La création de nouveaux clubs, dont celui du Manège à Paris, ou la municipalité de Toulouse, « néo-jacobine », une presse revitalisée et une dynamique particulièrement forte dans les départements permirent aux une nouvelle poussée des « néo-Jacobins » en 1799. Ces démocrates n’avaient eu de cesse de réclamer le retour aux mesures de l’an II – le maximum des prix par exemple – et le rétablissement de la Constitution de 1793. Face au risque imminent d’un retour à une République démocratique et sociale portée par les « néo-Jacobins », les Directeurs firent appel au soldat. Le 18 Brumaire an VIII, 9 novembre 1799, Bonaparte faisait son coup d’État.

            Durant tout le XIXème siècle, le parti républicain, les démocrates, les socialistes, se référèrent aux Jacobins, dont ils se sentaient héritiers, et dont ils avaient pris la pleine mesure de leur projet politique populaire. L’on s’étonnera au XXème, puis au XXIème siècles, de lire et d’entendre des intellectuels de Gauche, confondant histoire et philosophie, s’exprimer sur ces sujets en flagrant-délit de méconnaissance, et renier les Jacobins, dont ils sont pourtant en tout point, sans même le savoir…

 

[1] Jean Boutier, Philippe Boutry, Serge Bonin, Atlas de la Révolution française, volume numéro 6, Les sociétés politiques, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, 1992, Chapitre 3, « Vie associative et interventions politiques », p. 44.

[2] AD BR, L 2025 : Exclusions, lettre manuscrite du 20 juin 1792, écrite par la Société des Amis de la Constitution de Pertuis, copie adressée par les Antipolitiques pertuisiens au club d’Aix.

[3] ADBR, L 2025 : Adresse de la Société des Amis de la Liberté et de l’Égalité de Bordeaux, reçue par les Antipolitiques d’Aix, le 16 [ ?] 1792, non numérotée. Nous supposons que l’adresse est antérieure au 12 octobre 1792, soit avant l’exclusion du club des Jacobins de Brissot et ses amis.

 

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia